L’appât du gain

L’argent arrive au deuxième rang dans l’échelle des valeurs des travailleurs québécois, , selon un sondage mené en 2009 par l’Indice relatif de bonheur (IRB) pour le Magazine Jobboom. Pourquoi leur clause salariale les préoccupe-t-elle autant?

Claude Béland, qui a présidé la plus importante institution financière québécoise, en connaît un bout sur la relation qu’entretiennent les Québécois avec l’argent. L’ex-président du Mouvement Desjardins et aujourd’hui président du Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (Médac) s’est pourtant montré étonné par ce résultat.

Mais après réflexion, il estime que la position de cette valeur au second échelon reflète la réalité d’aujourd’hui. «Au cours des 30 dernières années, la consommation a beaucoup augmenté, encouragée par l’accès facile au crédit, rappelle-t-il. Si on veut toujours acquérir davantage, il faut gagner plus d’argent.»

Parallèlement, il a observé un changement profond de notre attitude envers l’argent. «Jadis, quand une entreprise faisait des profits énormes, on disait : “Ils auraient pu baisser leurs prix ou faire travailler plus de monde!” Aujourd’hui, en règle générale, on les applaudit. Le public est fier du succès du Cirque du Soleil, de Bombardier… Du côté des travailleurs aussi, c’est la loi du marché qui prime. Quand vient le temps de négocier son salaire, c’est chacun pour soi.»

L’économiste Claude Montmarquette, pour sa part, se serait attendu à ce que les Québécois placent l’argent au premier rang de leurs valeurs. Nous avons beaucoup évolué par rapport à cette question depuis la Révolution tranquille, après des siècles de culpabilisation face à la richesse entretenue par un joug catholique rigoureux, selon ce professeur émérite au Département de sciences économiques de l’Université de Montréal et président-directeur général du Cirano (Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations). «C’est directement relié à notre plus grande éducation», soutient-il.

Yvonne Bédard, présidente de la firme de recrutement Bédard Ressources, croit aussi que la main-d’œuvre est désormais plus éclairée. «Il y a une trentaine d’années, les gens ne connaissaient pas leur valeur, dit-elle. À présent, dans notre société d’information, ils peuvent se renseigner beaucoup plus facilement.»

Se renseigner, c’est ce qu’a fait Lyne Choquette, l’an dernier, alors qu’elle occupait un poste de directrice, soutien à l’entreprise, dans une petite compagnie. Et elle n’a même pas eu besoin de fouiller sur Internet. «En discutant avec des amis dont le profil professionnel était sem­blable au mien, je me suis aperçue qu’ils gagnaient deux fois mon salaire. Je devenais frustrée», dit-elle. Espérant que sa rémunération soit ajustée au fil du temps, cette bachelière en administration a rapidement constaté que la capacité de payer de son employeur était limitée.

Après s’être vu refuser une augmentation, elle a décidé de se lancer dans la consultation. Six mois plus tard, elle gagne le double de son ancien revenu.

Choc des générations

Tout le monde n’a pas le même degré de préoccupation face à l’argent. Notre sondage montre notamment des différences entre les générations.

«Les Y [30 ans et moins] ne se gênent pas pour parler d’argent, puisqu’ils y accordent le premier rang, ex æquo avec le climat de travail. Ils ne traînent pas le passé judéo-chrétien des boomers», affirme Pierre Côté, fondateur de L’Indice relatif de bonheur (IRB). Cette attitude a toutefois ses inconvénients, selon Yvonne Bédard : «Certains jeunes s’attendent à gagner un salaire faramineux dès leur sortie de l’école, mais ils ont intérêt à être moins exigeants au début, le temps de montrer ce dont ils sont capables. Sinon, ils seront déçus, car le marché ne s’adapte pas à leurs demandes, surtout pas ces temps-ci.»

En revanche, parmi les répondants de 45 ans et plus, l’argent arrive au troisième rang, derrière le plaisir. «C’est normal que les boomers soient moins attachés à l’argent, puisqu’ils en gagnent plus!» selon le psychologue-conseil Bernard Demers. «Tandis que les plus jeunes veulent acquérir une maison ou élever une famille, les travailleurs plus âgés sont rendus ailleurs», observe pour sa part Louise Descarie, fondatrice de La Tête Chercheuse, une entreprise spécialisée dans la recherche de personnel en communication et en marketing.

Argent vs bonheur

En 12 années à chercher des perles rares, Louise Descarie a demandé à un grand nombre de candidats quelles étaient leurs attentes salariales. Presque chaque fois, elle se voit répondre essentiellement la même chose : «L’argent n’est pas le plus important.» Après quoi, bien entendu, son interlocuteur finit par avancer un chiffre.

Mais curieusement, ajoute-t-elle, bon nombre de candidats se disent prêts à accepter un salaire moindre si cela leur permet de faire ce qu’ils aiment, dans un environnement qui leur plaît. «Ils font des concessions avant même qu’on leur en demande! Ils veulent être bien payés, mais certains sont encore sous l’influence de la croyance populaire selon laquelle il faut choisir entre l’argent et le bonheur. Pourtant, c’est tout à fait possible d’avoir les deux.»

Possible, sans doute. Mais à condition de ne pas faire de la paye sa plus grande source de motivation. Selon notre sondage, les individus qui accordent à la rémunération le plus d’importance sont aussi ceux qui se disent le moins heureux…

 

Entre résignation et contentement

Les salariés qui gagnent de 30 000 $ à 70 000 $ sont ceux qui accordent le plus d’importance à l’argent. Plaçant cette valeur au 2e rang parmi 12, ils donnent l’impression de vouloir améliorer leur sort. Ceux qui déclarent 70 000 $ et plus semblent déjà un peu plus satisfaits du leur, puisqu’ils mettent l’argent en 3e place.

Les travailleurs les moins bien payés, dont le salaire annuel se situe entre 15 000 $ et 30 000 $, relèguent pour leur part cette valeur au 4e rang. Pierre Côté, fondateur de l’Indice relatif de bonheur, voit là une certaine résignation, «comme s’ils ne pouvaient pas espérer davantage de toute façon».

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