Entrepreneuriat : les Anglo-Québécois plus dégourdis

Les Anglo-Québécois créent deux fois plus d’entreprises que le reste de la population. Au banc des accusés : l’obsession des francophones pour la sécurité d’emploi!

C’était déjà connu : il y a deux fois plus de propriétaires d’entreprise au Canada qu’au Québec, et plus de gens qui rêvent de se lancer en affaires. Des statistiques fraîchement sorties du four par la Fondation de l’entrepreneurship enfoncent encore le clou : au Québec même, les anglophones sont plus entreprenants que les francophones, dans une proportion de 17,1 % contre 8 %.

«Ce constat nous a étonnés, mais pas autant que ceci : lorsqu’ils déménagent dans le reste du Canada, les Québécois deviennent aussi entreprenants que leurs compatriotes!» dit Marie-Ève Proulx, directrice, recherche et analyse, responsable de l’Indice entrepreneurial québécois 2011.

Certes, les Québécois francophones contrôlent aujourd’hui près de la moitié de la production industrielle de la province, contre seulement 18 % en 1950. «À partir des années 60, quand Jean Lesage a proposé qu’on soit “Maîtres chez nous”, les francophones ont pris en charge le destin économique du Québec de façon spectaculaire», soutient Yvon Gasse, titulaire de la Chaire en entrepreneuriat et innovation de l’Université Laval.

Reste qu’au jeu des comparaisons, les francophones perdent sur presque toute la ligne en matière d’entrepreneuriat. Par exemple, leur volonté d’innover et de faire croître leur entreprise est moindre. «La culture explique en bonne partie ces écarts, estime Yvon Gasse. Les anglophones valorisent davantage la création de richesse. Ça fait partie de leur tradition depuis plus longtemps.»

Le rapport des deux communautés linguistiques à l’entrepreneuriat était d’ailleurs l’objet de sa thèse de doctorat, il y a 40 ans. Il avait alors constaté que les entrepreneurs anglophones étaient plus préoccupés que les francophones par l’expansion du chiffre d’affaires, les profits et la pénétration de marchés au Canada et aux États-Unis.

«Les francophones avaient une peur bleue de l’endettement et ne voulaient pas croître, de crainte d’ajouter à leurs soucis», se rappelle Yvon Gasse. Leurs objectifs étaient surtout de faire vivre leur famille et d’assurer du boulot à des membres de leur communauté.

À l’index

Cette frilosité par rapport à la prospérité, Yvon Gasse l’impute surtout à l’ascendant de l’Église catholique sur ses ouailles. «Quand on t’a répété toute ta vie qu’il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu, tu modères tes transports!» C’est tout le contraire de ce que la religion protestante enseigne aux anglophones, qui doivent réussir sur terre pour gagner leur ciel. Créer une entreprise florissante est un atout, puisqu’elle génère des emplois et de l’argent pour le bien de la communauté.

Depuis les années 70, les Québécois francophones se sont laïcisés et leurs réserves vis-à-vis de la richesse ont fondu en bonne partie, observe-t-il. Mais il reste des traces d’eau bénite sur leur front. C’est aussi ce que pense Françoise Bertrand, présidente de la Fédération des chambres de commerce du Québec. «Notre fond judéo-chrétien fait qu’on se méfie des entrepreneurs qui réussissent, observe-t-elle. On les soupçonne d’exploiter les pauvres gens, d’être des bandits à cravate.»

Dans la tête de bien des gens, entrepreneur rime avec voleur.
– Placide Poulin, fondateur de MAAX

L’Indice entrepreneurial québécois 2011 montre d’ailleurs que les Québécois de 18 à 34 ans sont moins nombreux que les Canadiens de leur âge à avoir de l’estime pour les entrepreneurs qui ont du succès. Aussi, 40 % des Québécois perçoivent négativement le fait d’être «orienté vers l’argent» et de chercher le succès financier à court terme, contre 28 % des Canadiens.

«En région, je connais des entrepreneurs fortunés qui n’achètent pas de voiture de luxe ou de maison cossue de peur d’être ostracisés», affirme Françoise Bertrand. Mais, surtout, ils ont intérêt à ne pas échouer. «Au Québec, les dirigeants d’entreprise qui font chou blanc sont vertement critiqués par la population. Les médias, entre autres, ne ratent pas une occasion de les écorcher.»

D’ailleurs, la dizaine d’entrepreneurs francophones interviewés pour ce dossier se sont presque tous déjà sentis marginalisés. «On m’a souvent traité de “capoté” quand je me suis lancé en affaires», raconte Paul-Arthur Fortin, 76 ans, qui a créé les Laboratoires Fortin à Jonquière dans les années 60, avant de mettre sur pied la Fondation de l’entrepreneurship du Québec en 1980. Mon entourage ne comprenait pas qu’un diplômé de HEC choisisse de lancer une compagnie plutôt que d’avoir une belle situation dans une entreprise.»

«Dans la tête de bien des gens, entrepreneur rime avec voleur», déplore le Beauceron Placide Poulin, fondateur de MAAX, un important fabricant d’équipement de salle de bain en Amérique du Nord.

Ce rejet de l’entrepreneur ne date pas d’hier. «Après la conquête des Britanniques en 1763, les Canadiens français ont préféré les professions libérales au commerce parce que celui-ci était associé au matérialisme des anglophones protestants», explique l’historien Gilles Laporte, spécialiste du XIXe siècle au Québec. Une façon pour eux de refuser l’assimilation.

Toutefois, ces règles ne prévalaient pas avant la Conquête. «La société de la Nouvelle-France était la plus dynamique en Amérique du Nord : une véritable frénésie entrepreneuriale l’animait. Radisson, Des Groseilliers, les frères de La Vérendrye, c’étaient les Bill Gates du commerce de la fourrure!»

Un vrai job

Aujourd’hui encore, quoique dans une moindre mesure, les professions libérales demeurent les voies privilégiées de promotion sociale au Québec, selon des observateurs. «Les leaders politiques issus du milieu entrepreneurial ne sont pas légion», remarque Louis Jacques Filion, titulaire de la Chaire d’entrepreneuriat Rogers–J.-A.-Bombardier de HEC Montréal.

Cela explique pourquoi l’entrepreneuriat a presque toujours été occulté dans les orientations politiques de la province, selon lui. «Jean Charest a posé un geste concret en ce sens, un précédent pour un premier ministre, notamment en créant le programme Défi de l’entrepreneuriat jeunesse en 2004.» En octobre dernier, son gouvernement a d’ailleurs lancé une tournée de consultation à travers le Québec afin d’élaborer une «stratégie québécoise de l’entrepreneuriat».

Une initiative encourageante, surtout si elle débouche sur la création d’outils visant à changer les mentalités, estime Nathaly Riverin, ex-directrice du Global Entrepreneurship Monitor qui est maintenant à la tête de l’École d’Entrepreneurship de Beauce. «À la base, les Québécois n’ont pas moins l’esprit d’entreprise que les autres Canadiens. Ils l’ont prouvé dans les années 70 en érigeant les grands barrages hydroélectriques, par exemple. Mais depuis ce boum, il s’est installé une sorte de culture confortable du salarié, qui nuit à l’entrepreneuriat.»

Ce constat préoccupe aussi Natacha Jean, présidente du Concours québécois en entrepreneuriat, un organisme sans but lucratif qui soutient financièrement des entreprises en émergence. «J’observe que beaucoup d’entrepreneurs reçoivent peu de soutien moral de la part de leurs proches, qui s’inquiètent de les voir choisir une autre voie qu’un emploi permanent.»

«C’est typique d’une société hautement fonctionnarisée, où 40 % des travailleurs sont syndiqués, affirme Françoise Bertrand. On y valorise la stabilité et le fonds de pension plutôt que l’audace et l’ambition!»

Le phénomène serait cependant plus marqué dans les régions du Québec où une poignée de grosses industries emploient une portion considérable de la population. C’est ce que les chercheurs Mario Polèse et Richard Shearmur, spécialistes de l’économie des régions à l’INRS, ont baptisé le «syndrome du rentier encombrant».

Nathaly Riverin connaît : elle a grandi à l’ombre de l’aluminerie Rio Tinto Alcan, un des principaux employeurs du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Son père avait une petite entreprise de pose de tapis. «Chez nous, le summum de la réussite est encore de décrocher un emploi grassement payé chez Alcan. Ceux qui se lancent en affaires nagent à contre-courant.»

Les Canadiens anglais désireux de fonder une compagnie sont doublement avantagés, note Yvon Gasse. D’abord, parce que leur choix est valorisé dans leur communauté, mais aussi parce que l’entourage offre souvent un soutien financier. C’est ce qu’on appelle le love money. «Dans les milieux anglophones, il n’est pas rare qu’un oncle ou un ami de la famille avance de l’argent à un jeune qui veut se lancer en affaires.»

Dans ce contexte, pas étonnant que les Canadiens aient davantage confiance en leur capacité de mettre sur pied une compagnie que les Québécois, note Nathaly Riverin. Seulement 46 % d’entre eux estiment avoir les compétences requises, contre 56 % des Canadiens. «Or, il n’a jamais été aussi important de croire en soi pour faire des affaires, affirme-t-elle. La concurrence arrive maintenant de partout dans le monde!»

Propriétaires d’une entreprise

  • Québécois : 9,5 %
  • Canadiens : 16,3 %
  • Francophones du Québec : 7,9 %
  • Anglophones du Québec : 17 %
  • Francophones hors du Québec : 15 %
  • Québécois francophones ou anglophones installés ailleurs au Canada : 17 %

Ont l’intention de se lancer en affaires

  • Québécois : 7 %
  • Canadiens : 11 %

Source : Indice entrepreneurial québécois 2011, Fondation de l’entrepreneurship

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