Dénonciation, mode d’emploi

Marc coulait des jours tranquilles à la fonction publique fédérale depuis de nombreuses années quand une histoire d’information confidentielle a fait basculer sa vie.

Il ne nous permet pas d’exposer l’affaire en détail, sinon qu’il a été informé par accident d’une décision gouvernementale générant à ses yeux un risque pour les Canadiens. Son choix de divulguer cette information sensible à des collègues lui a coûté cher : «Dans le pire des cas, j’avais imaginé une suspension temporaire. Mais j’ai été carrément congédié!» raconte-t-il.

Sous le choc, Marc cogne à la porte du Commissariat à l’intégrité du secteur public, espérant bénéficier de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles. On lui apprend toutefois que sa cause est perdue, car il aurait dû d’abord faire part de ses préoccupations à son patron, à l’agent responsable de la divulgation interne de son ministère ou à un membre du Commissariat. «Le fait d’avoir emprunté le mauvais chemin m’a coûté mon job

Des histoires pareilles, les avocats en droit du travail en entendent de plus en plus depuis 10 ans, notamment parce que le scandale des commandites et l’affaire Norbourg ont sensibilisé les travailleurs québécois à la divulgation de méfaits au boulot.

Les réseaux sociaux et les sites à la Wikileaks ont aussi multiplié les voies de diffusion de l’information jugée d’intérêt public. «La technologie facilite beaucoup la tâche des dénonciateurs», remarque Normand Lester, journaliste d’enquête et auteur. Il y a 30 ans, les salles d’écoute de la police fonctionnaient avec des bandes magnétiques qui s’enroulaient autour de bobines de deux pieds de large, se rappelle-t-il. «Il fallait un tour de force pour en faire une copie incognito! Aujourd’hui, muni d’une clé USB, on emporte avec soi une bibliothèque complète en quelques secondes.»

À cela s’ajoute une hausse du niveau d’éducation générale des citoyens. «Cela les rend plus à même de reconnaître les anomalies et d’exprimer leur désaccord publiquement», observe le sociologue français Francis Chateauraynaud, qui étudie les conflits entre salariés et employeurs. Malgré tout, la dénonciation ne parvient pas souvent à réformer les milieux de travail délinquants. «Soit parce que les enjeux n’intéressent personne, soit parce que ceux qui sonnent l’alarme sont ensuite accablés de poursuites judiciaires. Le droit est devenu un champ de force redoutable.»

Secrets de famille

Les dénonciateurs qui se retrouvent devant les tribunaux ont rarement gain de cause, remarquent les avocats québécois en droit du travail consultés. Le plus souvent parce qu’ils ont commis la même erreur que Marc : ne pas avoir d’abord alerté leur patron, ou toute personne en autorité dans leur organisation, comme le conseil d’administration.

De plus en plus d’entreprises et d’organismes publics ont un code de déontologie indiquant la marche à suivre en cas de dénonciation; les avocats recommandent de le respecter à la lettre.

Il faut épuiser tous les recours disponibles à l’interne avant d’alerter les journalistes ou de diffuser l’information sur Internet, explique Hélène Bussières, avocate associée du groupe Stikeman Elliott, à Montréal. La direction n’écoute pas? Tant pis pour elle. Si le travailleur s’adresse aux médias et que l’affaire se retrouve en cour, un juge tiendra compte de ses tentatives auprès des patrons, note Frédéric Massé, avocat associé au bureau montréalais d’Heenan Blaikie.

L’impératif de mener d’abord la bataille de l’intérieur découle de «l’obligation de loyauté du salarié», cristallisée dans l’article 2088 du Code civil, qui dit qu’un employé est tenu de faire son travail avec «prudence et diligence», «d’agir avec loyauté» et de garder pour soi l’information confidentielle obtenue au travail.

Au Québec, tous les salariés sont soumis à ce devoir, alors que dans le reste du Canada, il ne s’applique qu’aux cadres, en vertu de la common law britannique. L’obligation de loyauté des travailleurs québécois varie toutefois en fonction de leur position hiérarchique et du type d’information auquel ils ont accès, précise Me Hélène Bussières.

De plus, certains travailleurs sont tenus au secret professionnel, tels que les avocats, les psychologues et les médecins, ou prêtent un serment de discrétion, comme les policiers. «En théorie, cela ne les empêche pas de dénoncer, mais ils doivent redoubler de vigilance sur le plan légal», constate Me Frédéric Massé.

Fins stratèges

En plus d’assurer ses arrières face à la loi, s’adresser à une personne en autorité permet de corriger de fausses perceptions, note Diane Girard, consultante en éthique organisationnelle. «Ce qui nous apparaît comme un manque d’éthique relève parfois du malentendu ou d’une erreur.» Elle affirme qu’au moins la moitié des cas qu’elle voit se règlent au terme d’un bon dialogue avec un supérieur. «En entreprise, il y a beaucoup plus de maladresses causées par le stress que de mauvaise foi.»

Cela dit, dénoncer une situation délictuelle à son supérieur requiert beaucoup de tact. À plus forte raison s’il est en cause! N’entrez pas comme un camion de pompier en alerte dans son bureau pour lui tenir un discours lyrique sur l’honnêteté. «Il se braquera, soutient Diane Girard. Rendez compte de vos préoccupations avec calme et objectivité.» Un truc : adopter la langue du gestionnaire. «Démontrez-lui comment telle infraction nuit à la productivité et risque de ternir la réputation de l’entreprise. Ces mots clés attireront son attention.»

Aussi, pourquoi se mettre seul la tête sur le billot? «Les organisations sont des créatures politiques et stratégiques, explique la consultante. Pour faire passer ses idées, mieux vaut tisser des alliances.» D’autres collègues sont peut-être consternés par la même entorse et souhaiteraient agir. «La solidarité n’est pas toujours au rendez-vous en milieu de travail, se désole-t-elle, mais on ne perd rien d’essayer.»

Une fois ses préoccupations exposées à l’employeur, un travailleur doit ensuite lui laisser le temps de réagir. La durée du délai n’est pas clairement circonscrite dans le Code civil, admet Me Hélène Bussières, mais, d’expérience, elle sait qu’envoyer un communiqué aux médias 24 h après avoir dénoncé une situation à son patron risque de paraître déraisonnable à un juge.

Par contre, un patron a la responsabilité de traiter efficacement toute dénonciation portée à son attention. «Des tribunaux ont défavorisé des employeurs qui n’avaient pas mené d’enquête sérieuse assez vite, note l’avocate. Ils avaient manqué à leur devoir de protéger la santé, la sécurité et la dignité de leurs employés.»

Armé jusqu’aux dents

Si les efforts d’un travailleur pour alerter la maisonnée n’ont pas porté leurs fruits, il pourrait être tenté d’en parler aux médias ou d’en rendre compte lui-même sur Internet. S’il va de l’avant, tout dénonciateur doit savoir qu’il risque fortement d’être congédié – si ce n’est déjà fait –, et que des poursuites judiciaires pourraient s’ensuivre.

Sa bonne foi sera alors mise à l’épreuve. «Un juge sera peu sympathique à la cause d’un employé qui semble motivé par la vengeance, la jalousie ou l’appât du gain», avertit Patrice Martin Dumas, avocat et professeur adjoint au Département des relations industrielles de l’Université Laval. La dénonciation devra aussi avoir porté sur un problème d’intérêt public, comme la santé et la sécurité d’une population.

Pour limiter les dégâts, le travailleur doit peser ses mots lors de ses déclarations publiques : «Ne dénoncez que des faits dûment vérifiés, sans faire d’interprétation», dit Me Frédéric Massé.

Prenons l’exemple d’un employeur qui déverse une substance toxique dans un cours d’eau. Un employé pourra dire aux médias : «J’ai appris que depuis janvier 2008, la compagnie déverse une tonne de produit X dans la rivière Y.» Les risques de dérapage légaux augmentent si l’employé se hasarde à dire que c’est la propre faute du patron.

«Le rôle du dénonciateur n’est pas de s’ériger en juge, mais de porter à l’attention de la population une information d’intérêt public, précise Me Frédéric Massé. La façon dont l’information sera ensuite évaluée n’est pas de son ressort.»

Si le travailleur en a les moyens, Diane Girard recommande de consulter un avocat avant de tirer l’alarme. Quand les actes dévoilés sont graves, comme une fraude impliquant des sommes importantes ou une atteinte à la sécurité de la population, elle leur conseille parfois de chercher un autre emploi. Car même si le travailleur a gain de cause devant le tribunal et qu’il conserve son poste, il s’expose fortement à être harcelé et ostracisé au boulot. «Dans ce contexte, il vaut peut-être mieux quitter l’entreprise», juge Me Patrice Martin Dumas.

La meilleure façon d’éviter ces écueils est de dénicher un milieu de travail qui correspond à ses valeurs, note la consultante Diane Girard. «À tenter de transformer une organisation dont les intérêts sont trop éloignés des nôtres, on risque l’épuisement professionnel. Lors d’un entretien d’embauche, n’oubliez pas d’évaluer aussi l’employeur!»

commentez@jobboom.com

Dans ce dossier:

– Le cauchemar de dénoncer
– Qu’est-ce qui motive la dénonciation?
– Qui sont les dénonciateurs?
– Pour ou contre les lignes éthiques?