Pour ou contre les lignes éthiques?

Les outils permettant de dénoncer en milieu de travail ne font pas l’unanimité. Pour les uns, ils sont dignes de la Stasi, l’infâme police est-allemande de la Guerre froide. Pour les autres, ils sont garants d’une gestion transparente.

Des magouilles, Pierre en a vu plus souvent qu’à son tour en 30 ans de service dans divers ministères fédéraux. Il en a même documenté certaines, avec la vague intention d’en tirer un livre lors de sa retraite, dans un an ou deux. Pour le moment, toutefois, c’est motus et bouche cousue.

«Ce serait moins grave si je parlais aujourd’hui, car j’achève ma carrière. Mais pour les plus jeunes, c’est un pensez-y bien : l’étiquette “fauteur de troubles” les suivra jusqu’à la fin», affirme-t-il.

Pourtant, les fonctionnaires pourraient confier leurs préoccupations sans crainte au Commissariat à l’intégrité du secteur public, une agence indépendante du Parlement mise en place en 2007 par le gouvernement fédéral, à la suite du scandale des commandites.

Cette entité, qui découle de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, examine les allégations des fonctionnaires et des citoyens témoins d’irrégularités dans le secteur public et s’assure que ceux-ci ne subissent pas de représailles du fait d’avoir parlé. Les signalements anonymes sont permis. À ce jour, il y a eu 244 divulgations, portant par exemple sur du vol d’équipement de bureau ou du favoritisme dans l’octroi de contrats. De ce nombre, 24 font toujours l’objet d’une enquête.

Depuis 15 ans, un nombre croissant d’entreprises privées se dotent aussi de mécanismes de communication confidentielle, telles les lignes de signalement, au moyen desquelles un employé peut divulguer un méfait à un enquêteur externe, qui se charge ensuite de le valider. Au moins le tiers des grandes entreprises québécoises en auraient instauré, évalue Diane Girard, consultante en éthique organisationnelle.

L’objectif : lutter contre les fraudes des travailleurs, qui coûtent 60 milliards de dollars par an aux entreprises canadiennes, selon François Courcy, psychologue et spécialiste de la violence au travail, à l’Université de Sherbrooke.

Le hic, c’est que la majorité de ces dispositifs ne sont pas efficients, remarquent les spécialistes interviewés. Faute de budget, de ressources, de volonté politique. Mais aussi parce que beaucoup de travailleurs s’en méfient comme de la peste.

Dehors, «rapporteux»!

Xavier, fonctionnaire à Ottawa, ne croit pas une seconde à la supposée confidentialité du processus de divulgation au fédéral. «À notre ministère, quand on apprend qu’un employé a déposé une plainte anonyme pour X motif, c’est la chasse aux sorcières pour découvrir son identité. Par déduction, les gens finissent par savoir.»

Pierre ne fait pas davantage confiance à la capacité du Commissariat à l’intégrité du secteur public de protéger un dénonciateur. Le harcèlement est souvent sournois, donc difficile à prouver, soutient Diane Girard. C’est pourquoi «aucun dispositif ne pourra jamais barder totalement les divulgateurs contre des représailles», croit-elle.

Le commissaire à l’intégrité, Mario Dion, rétorque que les craintes des fonctionnaires reposent en bonne partie sur leur méconnaissance de la mécanique de l’organisme, faille à laquelle son équipe de 25 employés entend remédier cette année. «Nous sommes dans notre enfance, dit-il. Il faut du temps pour calmer les appréhensions.»

Le président de l’Institut de l’éthique appliquée, René Villemure, doute néanmoins que cet apprivoisement se fasse. Ses interventions fréquentes comme consultant auprès des entreprises et des organismes publics l’ont convaincu de la faible compatibilité des outils de divulgation avec la mentalité québécoise. «Ce n’est pas dans notre ADN, constate-t-il. Dès l’enfance, on apprend que c’est mal de bavasser.»

Pas question de dénoncer, donc, même si 73 % des travailleurs québécois estiment que leurs collègues ont «toujours» ou «parfois» des comportements contraires à l’éthique, selon un sondage mené par l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés en juin dernier.

Chez les Anglo-Saxons, les mécanismes de dénonciation fonctionnent mieux, croit René Villemure. «À leurs yeux, quand une loi est enfreinte, c’est d’office injuste. Le devoir leur commande de dénoncer.» Les Québécois francophones ne feraient pas forcément cette équation. «Pour nous, ce n’est pas parce que c’est illégal que c’est injuste. On conclut que de toute façon, ça ne nous regarde pas.»

Coquilles vides?

Dans l’ensemble, les outils de dénonciation causent plus de dommages que de bienfaits en entreprise, dit René Villemure, et ils ne devraient être instaurés qu’en dernier recours – par exemple, si des problèmes persistants dans une organisation menacent la sécurité d’une population.

«Les mécanismes de dénonciation sont des pansements; ils ne s’attaquent pas en profondeur aux problèmes d’injustice, de fraude, d’iniquité.»
– Diane Girard, consultante en éthique organisationnelle

«L’Histoire a démontré qu’une culture fondée sur l’espionnage des voisins pouvait mener aux pires débordements, comme l’illustre l’Allemagne nazie.» Selon ses observations, mettre ces mécanismes à la disposition de tous les travailleurs est dangereux. Il craint les avalanches de dénonciations du type : «Mon collègue va fumer trop souvent.»

Une inquiétude balayée par Yves Boisvert, spécialiste de l’éthique et professeur à l’École nationale d’administration publique, à Montréal. La mise en place d’une ligne de signalement ne retire pas aux gens leur jugement, dit-il. «Personne ne parle de délation

Yves Boisvert appuie «à 100 %» les politiques de divulgation, car elles permettent selon lui de canaliser les rumeurs, un «véritable fléau» dans les organisations. La confidentialité du processus d’enquête protège à la fois le dénonciateur et la réputation du dénoncé si les allégations tombent. Et, si des méfaits se confirment, l’entreprise a plus de chances de pouvoir gérer la crise à l’interne, évitant ainsi de ternir son image publique.

Il se désole toutefois que la majorité des organisations qui ont mis ces outils en place les condamnent à l’inefficacité. Soit en leur octroyant un budget trop chiche, sinon inexistant, ou en ne garantissant pas aux travailleurs un traitement indépendant de leurs plaintes.

Il donne l’exemple de la ligne de signalement pour les employés de la Ville de Montréal, introduite en 2009 par l’administration du maire Gérald Tremblay. La mesure visait à démontrer aux citoyens que son bureau avait à cœur la transparence. Or, le responsable de la ligne, le vérificateur général Jacques Bergeron, n’a pas reçu un sou pour la gérer.

«Il est quand même allé de l’avant avec les enquêtes», raconte Yves Boisvert. Sauf qu’en décembre 2010, la responsabilité de la ligne a été transférée au contrôleur général, dont le patron est le directeur général, soit le patron de tous les fonctionnaires de la Ville!» Dans les grandes villes canadiennes, les lignes de signalement relèvent généralement du vérificateur général, qui est indépendant du pouvoir politique et administratif.

Coïncidence? Depuis cette décision, la moyenne mensuelle des appels des employés est passée de 11,3 à 4, rapportait le quotidien The Gazette en mai dernier.

Il arrive aussi que les dirigeants n’aient pas intérêt à ce que la mécanique fonctionne, car ils trempent eux-mêmes dans des magouilles. «Ils feront alors exprès de rendre le dispositif inopérant», dit Yves Boisvert.

Tâcher de réformer une culture organisationnelle plus ou moins délinquante reste la solution la plus efficace à long terme, estiment tous les spécialistes interviewés. «Les mécanismes de dénonciation sont des pansements; ils ne s’attaquent pas en profondeur aux problèmes d’injustice, de fraude, d’iniquité», soutient Diane Girard.

Dans des travaux en cours, le psychologue François Courcy témoigne de l’ascendant des leaders officiels et non officiels – patrons, chefs de syndicat, travailleurs expérimentés – sur la culture d’une entreprise. Si ces leaders tolèrent des irrégularités, voire y participent, ils entraînent des employés dans leur danse et font perdre aux autres travailleurs l’intérêt de dénoncer. Au contraire, les leaders équitables et respectueux atténuent les sentiments de colère envers l’organisation, et donc les risques de déviance. Pour préserver ce bon climat, les dirigeants doivent sévir sur-le-champ en cas de dérapage.

Une attitude difficile à adopter, estime Diane Girard. «Bien des gestionnaires sont mal à l’aise face à une infraction. Pour conserver leur appartenance au groupe, beaucoup n’osent pas remettre en question les mauvaises pratiques…»

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Merci à Bernard Blackburn, vice-président principal de GUBERNA Services conseils, pour ses réflexions pertinentes dans le cadre de ce reportage.

Dans ce dossier:

– Le cauchemar de dénoncer
– Qu’est-ce qui motive la dénonciation?
– Qui sont les dénonciateurs?
– Dénonciation, mode d’emploi