Patronne et mère, un modèle à inventer

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Les mères de famille qui occupent des postes de haute direction se font qualifier de superwomen. On s’étonne de leur succès, on les admire, on leur demande comment elles accomplissent leur boulot tout en élevant leur marmaille. Réponse : en déléguant, comme le font d’ailleurs les hommes dans la même situation.

Dans les mois qui ont précédé le premier accouchement de Dana Ades-Landy il y a 28 ans, son patron lui disait : «Tu ne reviendras pas; tu vas rester à la maison et faire des biscuits.»

C’est plutôt une boîte de biscuits fins du commerce que m’a tendue une des assistantes de Dana Ades-Landy lors de ma visite, en janvier dernier, au deuxième étage des bureaux administratifs de la Banque Scotia, au centre-ville de Montréal. Durant sa brillante carrière, celle qui est aujourd’hui vice-présidente régionale des services aux entreprises pour le Québec et l’est de l’Ontario n’a pas dû avoir le temps de faire une fournée très souvent.

Elle s’est toutefois organisée pour que ses deux enfants aient tout ce dont ils avaient besoin. Sa recette n’a rien de magique. «Il faut avoir un bon système de soutien : ton mari, tes parents, une nanny, les écoles, la garderie…»

Si Dana Ades-Landy est la preuve vivante qu’une mère de famille peut accéder aux hautes instances du pouvoir, son cas fait encore figure de curiosité. Car pour être promu dans les grandes entreprises, il faut bosser comme un gars des années 1960 ayant une épouse totalement dévouée à la gestion de la maisonnée… Comme il n’existe que peu de modèles pour les femmes, elles doivent l’inventer.

16 % : C’est la proportion des postes occupés par des femmes au sein des conseils d’administration des 500 plus grandes entreprises canadiennes du palmarès 2013 établi par le Financial Post, selon Catalyst. La moyenne québécoise est de 20 %.

Certes, les jeunes Québécoises sont nombreuses à gravir les échelons dans les milieux de travail. Chez les 15-34 ans, elles occupent 46,5 % des postes de gestion contre 53,5 % pour les hommes, soit presque la parité.

Au sein des équipes de direction, des données indiquent que les femmes occupent moins de 20 % des postes.
– Hélène Lee-Gosselin

Mais ça se gâte quand vient le temps d’accéder au sommet des hiérarchies. Amusez-vous à faire le tour des organigrammes des grandes sociétés sur leurs sites Internet. Il y a du monsieur en masse…

La situation stagne depuis 2000, année à partir de laquelle le phénomène est documenté. «Le nombre de femmes chefs de la direction dans les 500 plus grandes entreprises canadiennes varie de 4 à 5 % depuis les années 2000, indique la professeure au Département de management de l’Université Laval et titulaire de la Chaire Claire-Bonenfant — Femmes, Savoirs et Sociétés, Hélène Lee-Gosselin. Au sein des équipes de direction, des données indiquent que les femmes occupent moins de 20 % des postes. On s’entend que ce n’est pas beaucoup.»

Compter les heures

À voir de plus en plus d’hommes faire la vaisselle et aller chercher leurs mousses au service de garde, on pourrait croire que les femmes ont davantage les coudées franches au boulot. Or pas tout à fait.

Hommes et femmes sont occupés le même nombre d’heures chaque jour, d’après les données de 2010 de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). Toutefois, les activités professionnelles accaparent les deux tiers du temps productif des hommes, comparativement à la moitié pour les femmes. Ces dernières consacrent l’autre moitié au «quart du soir», soit les tâches domestiques et les soins aux enfants ou aux aînés. Ainsi, dans les familles où les enfants sont tous d’âge scolaire, les mères consacrent en moyenne 4,5 heures par jour aux tâches domestiques contre 2,6 pour les pères.

Il y a aussi les journées où les petits sont malades ou que grand-maman a besoin d’aide. Là aussi, ce sont généralement les femmes qui s’en chargent : elles sont quatre fois plus absentes du travail que les hommes pour des raisons personnelles et familiales, selon les données de l’ISQ.

Les employeurs pensent encore que si tu n’es pas là tout le temps, tu n’es pas dévouée.
– Souha Ezzedeen

C’est sans compter les congés parentaux à la suite d’une naissance… On a beau se réjouir du fait que 78 % des pères aient profité de leur congé de paternité d’un maximum de cinq semaines en 2012, le congé parental qui suit, partageable entre les deux parents et d’une durée maximale de 32 semaines, est surtout pris par les femmes, selon le Conseil de gestion de l’assurance parentale. Après leur congé de maternité d’au maximum 18 semaines, 98 % des mères québécoises admises au régime se sont prévalues du congé parental, pour une durée moyenne de 29 semaines. Seulement le tiers des papas ont profité d’un temps d’arrêt supplémentaire, pendant une moyenne de 13 semaines.

Vue sous cet angle, la migration des femmes du foyer vers le marché du travail, entamée il y a 50 ans avec la deuxième vague féministe, n’est pas tout à fait terminée. Et cela leur nuit.

Les absences du travail ont un effet désastreux sur l’accès des femmes aux postes de direction, constate la professeure à l’École de gestion des ressources humaines de l’Université York, Souha Ezzedeen. «Les employeurs pensent encore que si tu n’es pas là tout le temps, tu n’es pas dévouée. Il y a encore cette culture du face timeBye-bye la promotion!

Bien s’entourer

Il est difficile de donner une promotion à une femme qui cumule moins d’heures pour des raisons familiales sans causer de jalousie, reconnaît Dana Ades-Landy. «Prenons un gars qui travaille 20 heures par jour et participe à chaque événement de l’entreprise le soir, et une femme qui, pour être avec ses enfants, ne fait aucun soir et n’arrive jamais très tôt le matin. Je comprendrais le gars qui trouverait ça injuste que la femme obtienne la promotion et pas lui.»

Dans ce contexte, les femmes qui réussissent à défoncer le plafond de verre sont celles qui arrivent à accumuler 50, 60, voire 70 heures par semaine. Pas le choix. «Ce n’est pas réaliste de penser qu’on peut être un dirigeant et avoir la même flexibilité qu’aux autres niveaux, pense Souha Ezzedeen. Ces personnes sont les ultimes responsables de la compagnie. Elles doivent être toujours disponibles et faire du travail leur priorité. Ce n’est pas que la haute direction soit en retard, ou que la culture n’évolue pas, c’est la réalité du rôle de dirigeant.»

Et pour accumuler les heures, à défaut d’avoir un conjoint qui reste au foyer, il faut s’entourer de personnes qui prennent une part du fardeau domestique.

C’est le cas de Christina Vongas qui bosse 10 ou 11 heures chaque jour avant de retrouver ses deux petits (5 ans et 10 mois). Pour cette vice-présidente Marchandisage au Groupe Dynamite, la clé, c’est le soutien de son entourage, beaucoup d’organisation et une relation égalitaire avec son conjoint, qu’elle voit comme un «partenaire».

«Lui et moi, on fait une rotation pour aller chercher les enfants à la garderie. On a aussi beaucoup de soutien de mes parents et de mes beaux-parents.» Et une femme de ménage les dégage des responsabilités impliquant plumeau et aspirateur.

Oui, il faut travailler le soir, mais pas tous les soirs. Tu peux gérer ça, même si ce n’est pas toujours facile.
– Dana Ades-Landy

Dans les couples où les deux conjoints occupent des postes exigeants, les tâches domestiques se morcellent souvent en un paquet de services payants, a observé Souha Ezzedeen. «Quand les femmes parviennent à un certain niveau où elles sont vraiment occupées et qu’elles font pas mal d’argent, elles sous-traitent plusieurs des responsabilités familiales. Elles engagent une femme de ménage, une nounou ou encore elles achètent des plats préparés.»

Créer son rythme

Christina Vongas «adore travailler» et ne voit pas de conflit entre sa vie professionnelle et familiale. «Quand tu as un bon salaire, tu dois donner des heures», dit-elle.

Mais la fin de semaine, oubliez-la. Son cellulaire et celui de son conjoint sont fermés. «Au travail, on se donne à 100 %. Les fins de semaine sont consacrées à la famille.»

Dana Ades-Landy, mère de deux enfants devenus grands, assure qu’il «faut créer son rythme. Oui, il faut travailler le soir, mais pas tous les soirs. Tu peux gérer ça, même si ce n’est pas toujours facile.»

Cela dit, contrairement aux hommes, les femmes s’exposent encore aujourd’hui au jugement social, rappelle Véronique Joubert, présidente du Réseau des Jeunes Femmes d’affaires du Québec et présidente du groupe-conseil en actuariat Unixia. La branche jeunesse du Réseau organise entre autres des conférences avec de jeunes entrepreneures inspirantes.

«Une conférencière nous racontait avoir pris un congé de maternité de trois mois avec un retour progressif à mi-temps, dit l’entrepreneure de 28 ans. Son défi n’était pas tant le congé; c’était le jugement des gens qui trouvaient que prendre un congé de moins de six mois, c’est être une mère ingrate!»

On parlait de ça récemment, mon chum et moi, et notre congé parental, ça sera probablement moitié-moitié.
– Véronique Joubert

Les professeures de sociologie Irene Padavic, de la Florida State University, et Robin J. Ely, de l’Université Harvard, font un constat similaire. Au fil de leurs entrevues avec des travailleurs d’un bureau d’avocats, elles ont constaté que les dirigeantes ayant des enfants étaient étiquetées comme étant de mauvaises mères, car elles n’étaient pas assez présentes à la maison. «La vie familiale des associées directrices était scrutée à la loupe et jugée inadéquate, et ce n’était pas le cas pour les hommes», indiquent les chercheuses.

Des hommes en or

Heureusement, on voit poindre un changement du côté des nouvelles générations. Véronique Joubert, qui compte avoir des enfants, n’a pas l’intention de prendre une plus grosse part des responsabilités familiales que son conjoint. «On parlait de ça récemment, mon chum et moi, et notre congé parental, ça sera probablement moitié-moitié. Ça risque même d’être plus lui!»

De jeunes hommes reconfigurent aujourd’hui les rôles au sein de la famille, constate la professeure à l’Université Laval, Hélène Lee-Gosselin. «Ils accommodent les obligations professionnelles de leur femme et, dans certains cas, mettent leur carrière en veilleuse ou deviennent entrepreneurs pour répondre aux besoins du ménage quand leur conjointe a une carrière exigeante. Rarissime il y a 20 ans, ce modèle est plus visible maintenant, ce qui permet de changer l’image du père. Mais pour qu’il prenne plus de place, il faut que la culture change en entreprise.»

Car des hommes aussi peuvent vouloir faire des biscuits.

Dans ce dossier sur les femmes patrons :

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