Femmes patrons : le jeu des perceptions

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Les patrons sont fonceurs et directs, tandis que les patronnes sont exigeantes et sensibles? Foutaise.

Dans le couloir des bureaux montréalais d’Ernst & Young, Anne-Marie Hubert salue tout le monde et récolte les sourires. On a du mal à imaginer qu’elle se soit déjà fait traiter de bitch. Ça lui est arrivé une fois, une seule. Puis elle a compris la mécanique.

«Si un gars prend une décision difficile qui affecte négativement une personne, c’est un leader. La femme qui fait la même chose, ça va être une bitch», explique cette associée directrice, qui figure parmi les 15 dirigeants les plus haut placés de la firme comptable au pays.

Anne-Marie Hubert a vite trouvé la solution pour éviter qu’on lui colle ce genre d’étiquette. «On prend la décision difficile quand même, mais on la prend en groupe, comme ça on n’a pas l’air de l’avoir prise toute seule.»

Si l’inconscient collectif admire les patrons fermes et intransigeants, il s’attend des patronnes qu’elles soient compréhensives, collaboratives et à l’écoute, telles de bonnes mamans. Gare à celles qui s’éloignent du stéréotype!

Quand les femmes sentent qu’elles doivent agir de façon autoritaire, elles savent qu’elles prennent un risque.
– Souha Ezzedeen

On n’a qu’à se rappeler à quel point les critiques ont fusé l’an dernier quand la pdg de Yahoo!, Marissa Mayer, a annoncé que le télétravail ne serait plus autorisé aux employés du portail et moteur de recherche. Comment une jeune mère pouvait-elle se montrer si inflexible?

La différence entre un dirigeant et une dirigeante se trouve surtout dans l’œil de celui qui regarde, explique la professeure à l’Université York, Souha Ezzedeen, qui s’intéresse aux postes de direction et au genre. Et c’est rarement à l’avantage des patronnes.

«Quand les femmes sentent qu’elles doivent agir de façon autoritaire, elles savent qu’elles prennent un risque, parce que ce n’est pas conforme à notre image de la féminité. Les hommes n’ont pas à s’en faire avec ça. La recherche indique que quand un patron bouleversé pleure, on ne se dit pas qu’il est moumoune, mais plutôt : “Quel homme sensible!” À l’inverse, quand une femme agit de façon plus autoritaire, on se dit : “C’est une garce”.»

Quelles différences?

Dans les faits, le leadership des patrons et des patronnes est plus semblable qu’on ne le croit. Une étude de la firme internationale de recrutement Hudson, conduite à partir de questionnaires remplis par près de 65 000 travailleurs et patrons en Europe, en Australie et aux États-Unis, a révélé que les dirigeants, hommes ou femmes, avaient pratiquement les mêmes traits de personnalité : forte extraversion, leadership, bonnes capacités de communication et de persuasion, soit des traits typiquement associés aux hommes. Les auteurs en ont conclu que les patronnes se distinguaient surtout des travailleuses plutôt que des patrons.

On a tendance à surestimer les différences hommes-femmes et à ignorer les différences entre les femmes, indique Hélène Lee-Gosselin, professeure au Département de management de l’Université Laval et titulaire de la Chaire Claire-Bonenfant — Femmes, Savoirs et Sociétés.

«Si tu mesures la dextérité fine de 150 hommes, tu vas en trouver des très bons et des vraiment pourris. Si tu fais passer ce même test à 150 femmes, tu trouveras aussi des bonnes et des pourries. Tu vas ensuite pouvoir comparer la moyenne des hommes et la moyenne des femmes et constater une différence. Mais tu vas trouver pas mal plus de différences d’une femme à l’autre qu’entre les hommes et les femmes.» Ce principe s’applique pour toutes les autres habiletés et pour les traits de personnalité.

Pourtant, même si la majorité des travailleurs est indifférente quant au sexe d’un supérieur, ceux qui se prononcent préfèrent avoir pour patron un homme plutôt qu’une femme, a montré un sondage américain récent. Les hommes «sont moins émotifs dans leurs décisions», a fait valoir une lectrice quand nous avons sondé le terrain.

Les hommes montrent moins leurs émotions et sont donc perçus comme plus forts.
– Christina Vongas

Laisser ses émotions au vestiaire, voilà peut-être la clé du succès de Christina Vongas, qui répond à nos questions d’un ton grave, calme et ferme. Depuis le début de sa carrière, cette vice-présidente Marchandisage du détaillant de vêtements Groupe Dynamite se fait un devoir d’inspirer la force, selon ce que lui a enseigné sa patronne et mentor, Anna Martini, présidente du Groupe. «Elle m’a appris à ne pas prendre les choses de manière personnelle au travail, à contenir mes émotions et à être posée. C’est un défi chaque jour.»

Brillante, Christina Vongas sait que la perception compte pour beaucoup quand on grimpe les échelons d’une hiérarchie. «Les hommes montrent moins leurs émotions et sont donc perçus comme plus forts. Quand je retourne à la maison, je parle parfois de ce que je ressens à mon conjoint, mais au bureau, j’essaie de rester forte», explique la jeune quarantenaire rencontrée dans de nouveaux bureaux ultra design, construits pour répondre à la croissance internationale de l’entreprise.

Mais quel que soit son comportement, une patronne prête le flanc aux critiques, selon Souha Ezzedeen. «La dirigeante qui agit en “femme” n’est pas assez leader et une patronne qui agit en “homme” n’est pas assez “femme”», résume l’universitaire.

Car oui, certains traits, par exemple la douceur, sont vus comme étant plus féminins et d’autres, telle l’agressivité, sont vus comme plus masculins : ils correspondent aux stéréotypes de genre que l’on intègre dès l’enfance. Mais ils ne sont pas pour autant inscrits dans notre ADN selon qu’on est un homme ou une femme. Chaque individu possède son propre mélange de traits stéréotypés féminins et masculins.

Pour maintenir leur crédibilité, les patronnes doivent donc combler les écarts entre les conventions de leur milieu de travail et leur vraie nature, pense Souha Ezzedeen. «Elles n’agissent pas en fonction de qui elles sont vraiment, mais en fonction des attentes. C’est très dur, psychologiquement.»

Mais pour combien de temps encore?

Tellement modernes

Sur la planète management, un nouveau type de leadership gagne en popularité depuis quelques années : le leadership transformationnel. Selon cette approche collaborative, égalitaire, démocratique et sensible aux forces et besoins de chacun, le patron doit inspirer ses troupes plutôt que de les fouetter. Enseignée dans les écoles de gestion et en entreprise, cette façon de diriger serait la plus efficace dans la société postindustrielle.

Les hommes et les femmes n’abordent pas toujours les choses sous le même angle, on est complémentaires.
– Anne-Marie Hubert

C’est ce qui fait dire à Etienne Van Keer, auteur de l’étude de la firme Hudson joint à son domicile en Belgique, que les femmes n’ont pas à correspondre au moule mâle traditionnel pour atteindre les sommets des organigrammes. «Les attentes par rapport au manager, homme ou femme, commencent à changer. Les travailleurs attachent plus d’importance à ce côté “féminin”. Ils souhaitent plus de reconnaissance pour leur travail et veulent qu’on accorde de l’importance à leur personne et à leur qualité de vie.»

Et ce serait tant mieux pour l’économie. «Les employés s’en trouveront plus motivés et donneront davantage de résultats», ajoute Etienne Van Keer.

Une question économique

Une chose est sûre : féminiser la composition des niveaux hiérarchiques supérieurs est payant. «La présence des femmes à la tête des organisations n’est pas qu’un enjeu de justice sociale; des recherches scientifiques indiquent que c’est aussi une question d’économie et de compétitivité», explique Coleen MacKinnon, représentante pour le Québec du groupe de réflexion international pour l’avancement des femmes Catalyst.

Parce que, finalement, embaucher des femmes comme patronnes, c’est se rapprocher de la moitié des consommateurs. «Peut-être même plus que la moitié, parce que des études montrent qu’une femme influence généralement une décision d’achat, même lorsque ce n’est pas elle qui effectue la transaction», précise Coleen MacKinnon. Les femmes déterminent 70 % des achats des ménages, selon Catalyst.

Or, de bonnes idées peuvent passer sous le radar si trop peu de femmes sont aux commandes des instances décisionnelles, selon Anne-Marie Hubert. «Dans une réunion, quand tu es la seule femme, tu es la seule à avoir une préoccupation éthique particulière – disons en matière de diversité culturelle; tous les autres ne trouvent pas ça intéressant. Tu te dis que tu es sûrement dans le champ. Et le lendemain, tu dînes avec des femmes et tu réalises qu’elles ont toutes cette préoccupation, finalement! Les hommes et les femmes n’abordent pas toujours les choses sous le même angle, on est complémentaires.»

25 : C’est le nombre de femmes qui figurent à la tête des 500 plus grandes entreprises canadiennes du palmarès 2013 établi par le Financial Post, selon Catalyst.

Mais pour que ces idées complémentaires fassent leur chemin, il faut plus qu’une femme dans une équipe de direction, ajoute Anne-Marie Hubert. «Si t’es la seule femme, c’est comme si t’avais rien dit. À deux femmes, l’autre a l’air de te défendre. À partir de trois, les hommes embarquent dans le débat.»

S’intéresser aux femmes pour les postes de direction, c’est aussi se donner plus de chances de recruter les meilleurs candidats. «Pour trouver les bons talents, on ne peut pas exclure la moitié du bassin», souligne Margarita Lafontaine, éditrice du magazine bimestriel Premières en affaires.

Et ne lui dites pas qu’il n’y a pas de femmes qui aspirent à de hautes fonctions. «J’ai fondé le magazine en 2007 parce que j’étais en colère. On se faisait dire qu’il n’y en avait pas, des femmes voulant progresser dans leur carrière.» Depuis son lancement, le magazine tire pourtant le portrait de sept dirigeantes incontournables dans leur industrie à chaque parution. «Ce qu’elles ont en commun, c’est l’ambition et la volonté de changer les choses.»

Et ça, ça n’a pas de genre.

Dans ce dossier sur les femmes patrons :

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