Roumanie : un véritable exode de cerveaux

Avec un gain migratoire record de près de 43 000 personnes en 2010, on ne peut pas dire que le Québec connaisse un exode de main-d’œuvre. La Roumanie, par contre, est un véritable cas d’espèce : ses expatriés se comptent par millions.

Roland Vass, un gestionnaire de banque de Bucarest, vient de faire ses adieux à son frère. Bachelier en médecine vétérinaire, ce dernier a tout plaqué pour aller effectuer un stage en Allemagne. «Après six années d’études pendant lesquelles il a eu des bourses d’excellence, il avait à peine réussi à trouver un emploi de commis aux ventes dans un magasin de sport. Un médecin vétérinaire peut gagner l’équivalent de 5 000 euros par mois en Allemagne [soit près de 7 000 $CA, comparativement à l’équivalent de 490 $CA en Roumanie]. S’il réussit à obtenir un emploi là-bas après son stage, les chances qu’il revienne en Roumanie sont nulles», dit Roland, dont le père vit aussi en Allemagne depuis 12 ans.

La dispersion de la famille Vass est emblématique de ce que vivent bien des Roumains depuis ces dernières années. Amorcés en 1989 avec la chute du régime communiste, les départs de travailleurs qualifiés se sont multipliés entre 1997 et 1999 alors qu’une forte récession traversait le pays. Puis l’adhésion à l’Union européenne en 2007 a accentué la tendance, permettant aux ressortissants des pays membres de circuler librement. Si bien que la Roumanie se retrouve aujourd’hui avec un exode de main-d’œuvre parmi les plus importants du monde. La Banque mondiale estime qu’en 2010 environ 2,8 millions de Roumains vivaient à l’étranger. C’est 13 % d’une population totale de 21,4 millions.

La plupart des émigrants se dirigent vers d’autres pays d’Europe. «Au début de 2010, environ 2,1 millions de citoyens roumains vivaient dans 15 pays membres de l’Union européenne, principalement en Italie [890 000], en Espagne [825 000] et en Allemagne [110 000]», dit Cristina Arigho, porte-parole du Commissaire européen chargé de l’Emploi et des Affaires sociales.

Salaires de misère

Seulement entre 2007 et 2009, environ 4 000 médecins roumains ont quitté le pays pour des salaires qui commencent à 3 000 euros par mois (un peu plus de 4 200 $CA) dans les pays européens développés. En Roumanie, un médecin en début de carrière gagne l’équivalent de 300 euros (environ 420 $CA).

La situation est devenue alarmante lorsqu’on s’est rendu compte qu’une grande majorité des diplômés quittaient le pays pour du travail ou des études et n’y revenaient plus.

Le niveau salarial en Roumanie étant parmi les plus bas sur le continent, l’exode de la main-d’œuvre qualifiée a été vu comme une étape normale après l’adhésion à l’Union européenne. Surtout qu’il s’agissait typiquement de travailleurs de la construction qui partaient et revenaient au gré des contrats. Mais la situation est devenue alarmante lorsqu’on s’est rendu compte qu’une grande majorité des diplômés quittaient le pays pour du travail ou des études et n’y revenaient plus. «Les départs permanents sont beaucoup plus fréquents parmi les spécialistes hautement scolarisés, constate Dumitru Sandu, professeur au Département de sociologie à l’Université de Bucarest. L’Allemagne, le Canada et les États-Unis ont été leurs principaux territoires d’accueil pendant les 10 dernières années.» D’après Statistique Canada, 82 500 Roumains vivaient et travaillaient au Canada en 2006.

En 2007, Ciprian Ciuraru, un bachelier en droit alors âgé de 27 ans, a choisi d’émigrer au Québec. «Ce fut un mélange d’amertume et d’esprit d’aventure. J’avais le sentiment que quelqu’un de correct, qui travaille comme il le faut, a peu de chances d’arriver à un niveau de vie convenable en Roumanie», dit celui qui travaille aujourd’hui dans la fonction publique québécoise.

Pénuries monstres

Mais pendant que tous les Ciprian Ciuraru refaisaient leur vie ailleurs, la pression sur le marché du travail roumain a atteint un sommet en 2008, alors que le pays connaissait une croissance de 7 % de son PIB. Selon une enquête internationale sur la pénurie de talents réalisée par Manpower, une compagnie spécialisée dans le travail temporaire et le recrutement, les employeurs roumains étaient alors aux prises avec le plus grand déficit de personnel qualifié parmi 32 pays. Plus des deux tiers des recruteurs déclaraient ne pas pouvoir trouver de candidats pour pourvoir les postes disponibles (comparativement à 31 % au Canada). Il faut dire qu’on était avant la crise économique. Depuis, la pression s’est atténuée un peu : au premier trimestre de 2011, 53 % des employeurs cherchaient toujours en vain (contre 29 % au Canada).

Les secteurs de la construction, des technologies de l’information, de la santé et de l’industrie (fabrication et secteur primaire) ont été les plus touchés par le manque de spécialistes. En 2008, Ziarul Financiar, le plus important quotidien économique roumain, estimait que l’industrie automobile à elle seule enregistrait un déficit de 15 000 ingénieurs, même si, dans les années 1990, il y avait environ 320 000 diplômés de facultés de génie sur le marché. Ceux qui n’étaient pas encore partis travailler à l’étranger s’étaient réorientés entre-temps vers d’autres carrières mieux rémunérées.

Du côté de la construction, 10 000 tra-vailleurs spécialisés manquaient à l’appel. Pour combler le déficit, on en a fait venir des centaines de Chine, du Vietnam ou d’Espagne pour œuvrer sur les chantiers roumains.

Le prix du retour

Croissance oblige, certains employeurs se sont mis à payer de plus en plus pour attirer et retenir le talent. «L’exemple le plus éloquent est celui des spécialistes des technologies de l’information. Soit ils ont des salaires très élevés [de 2 000 à 3 000 euros nets par mois, environ de 2 800 à 4 200 $CA], parce qu’ils ont été fidélisés par leur employeur avant le début de la crise, soit ils sont prêts à quitter le pays», dit Oana Datki, directrice de ConsulTeam Roumanie, une compagnie spécialisée dans la formation et le recrutement de professionnels et de cadres. Mais pour ceux qui travaillent déjà à l’étranger, le retour est «hors de question», poursuit Oana Datki.

Des milliers d’exilés bulgares rentrent à la maison.

Le ministère du Travail roumain tente malgré tout de renverser la vapeur avec des campagnes d’information et des foires d’emploi en Italie et en Espagne, les pays où se trouvent les plus importantes communautés roumaines. Ces actions ont touché jusqu’ici 3 000 travailleurs, dont 10 % ont choisi de revenir. Les enfants prodigues se voient offrir de la formation, des services-conseils gratuits et, s’ils sont entrepreneurs, des prêts bancaires très avantageux.

Les perspectives économiques prometteuses pourraient aussi favoriser les retours à la maison : selon le Fonds monétaire international, la Roumanie devrait connaître une croissance de 3,5 % en 2012. Mais d’autres facteurs risquent de faire contrepoids. «L’expérience du travail à l’étranger transforme les gens. Ils en arrivent à avoir des aspirations plus élevées et sont plus exigeants quant au fonctionnement des institutions et des services publics. De ce point de vue, la Roumanie est encore très loin de leurs exigences», explique Dumitru Sandu.

Lorsqu’il regarde autour de lui, Roland Vass trouve que son pays n’a plus beaucoup à offrir. «Une grande partie de ceux qui sont restés sont des résignés. Ils n’ont pas l’énergie de créer un sentiment communautaire et de faire avancer les choses.»

La Roumanie en chiffres*

> Population : 21,4 millions

> Population active : 9,9 millions

> Taux de chômage : 7,2 % (en 2010)

> Salaire moyen net mensuel : 326 euros (environ 456 $CA)

> Taux d’alphabétisation (population âgée de 15 ans et plus) : 98 %

> PIB : 119,8 milliards d’euros en 2010 (environ 168 milliards de $CA)

> Transferts de fonds des expatriés vers la Roumanie entre 2005 et 2010 : plus de 40 milliards de $CA

Sources : Institut roumain de statistique, ministère du Travail roumain, Banque mondiale

* Les données correspondent au deuxième trimestre de 2011, sauf indication contraire.

commentez@jobboom.com