Les Bulgares rentrent au bercail

Fuyant le communisme dans les années 1980, puis la misère après la chute du régime en 1990, des milliers de Bulgares se sont exilés. Aujourd’hui, ils se réconcilient massivement avec leur patrie, qui flirte avec la prospérité depuis son entrée dans la famille européenne.

Las du régime communiste, Anthony Georgieff a résolu en 1989 de quitter sa Bulgarie natale, pays des Balkans alors sous giron soviétique, pour «passer à l’Ouest». Le jeune journaliste anglophile a depuis pratiqué son métier à Copenhague, à Munich et à la BBC à Londres.

Aux exilés politiques dont faisait partie Anthony Georgieff se sont ajoutés les exilés économiques, durement frappés par la transition postcommuniste vers l’économie de marché. De 640 000 à 700 000 Bulgares ont émigré entre 1989 et 2000 – une véritable saignée pour ce petit État à peine plus populeux que le Québec. –, rapporte la sociologue Svetlana Dimitrova dans la revue Regard sur l’Est

Puis, en 2004, le vent a tourné : la Pologne, la Hongrie et cinq autres anciens pays du bloc soviétique ont joint l’Union européenne. Après avoir déclaré souhaiter les suivre en 2005, la Bulgarie a été acceptée dans l’UE au début de 2007. Rassurés par la promesse de stabilité économique et politique qu’offre ce nouveau statut, les Bulgares expatriés ont commencé à revenir massivement au bercail. Parmi eux, Anthony : il y a fondé en 2006 le magazine Vagabond, le premier mensuel bulgare en anglais qui s’adresse aux résidents étrangers et aux anciens expatriés.

Envoye à’ maison!

«Il y a une véritable vague de Bulgares qui reviennent au pays», dit la journaliste Nikolina Dimitrova. Dès 2004, elle a présenté 200 de ces enfants prodigues à son émission de télé très en vue, Dalekogled («Longue-vue»), tribune dédiée à des témoins éclairés de la nouvelle société bulgare. Mais les autorités ignorent combien de Bulgares exilés sont revenus sur leurs pas. Au National Statistical Institute, l’agence bulgare responsable des statistiques officielles, on dit ne pas pouvoir chiffrer les retours; les citoyens bulgares n’étant pas tenus de déclarer qu’ils émigrent, on ne sait pas si les départs ou les retours sont permanents ou temporaires.

Quoi qu’il en soit, les Bulgares qui reviennent font le bonheur des employeurs. Les agences de placement se démènent pour les intéresser aux centaines de postes créés par les Nokia, HP ou IBM fraîchement implantés au pays. Mais – croissance oblige – les besoins des industriels et des multinationales sont tels qu’on ne peut pourvoir tous les postes. C’est pourquoi le gouvernement lançait dès 2007 l’initiative Zavrachtane ou doma («Retour à la maison»), un programme coordonné par la State Agency for Bulgarians Abroad (Agence d’État pour les Bulgares à l’étranger) visant justement à présenter aux «expats» les possibilités professionnelles qui les attendent au pays.

L’avenir est-il à l’Est?

Vino & Tapas, le pub qu’il vient d’ouvrir à Sofia, n’a que deux semaines, mais Orlin Mirtchev se dit surpris. «C’est assez occupé pour un mardi soir», souffle-t-il en ouvrant la bouteille de rouge réclamée par ses clients. Étouffé par l’hyperinflation qui ne lui laissait que trois maigre dollars par mois, Orlin s’était exilé chez l’oncle Sam en 1997 et était devenu entrepreneur. Revenu à l’été 2008 avec sa femme et son bébé, il se dit heureux d’être chez lui. «La situation est très différente maintenant : les États-Unis déclinent et la Bulgarie remonte la pente.»

Selon Anthony Georgieff, cet enthousiasme est typique des premiers mois du retour. «Ils sont contents de retrouver la famille et les amis, dit-il. Mais s’ils doivent chercher du travail, ils voient vite que les salaires ne correspondent pas à leurs attentes.»

La Bulgarie est en effet le pays européen où le coût de la main-d’œuvre est le plus bas, selon Eurostat, l’Office statistique des Communautés européennes. Le salaire mensuel moyen n’y est que de 515 levas (403 $). Il ne faut pas se leurrer, dit Ivaylo Matev, conseiller en recrutement chez Manpower Bulgarie. «C’est la raison pour laquelle les multinationales s’établissent ici.» En contrepartie, nuance-t-il, la qualité de vie est décente, car tout coûte moins cher. D’après Eurostat, la Bulgarie est, de tous les pays européens, celui où l’on se nourrit au meilleur prix.

Malgré tout, la situation politique et économique en Bulgarie demeure préoccu­pante, croit pour sa part Atanas Tchobanov, secrétaire de l’Union des Bulgares à travers le monde. C’est pourquoi, parmi les intellectuels bulgares qu’il côtoie à Paris, très peu se disent prêts à rentrer au pays. «Quand on a une famille, on a deux préoccupations : la santé et l’éducation. En Bulgarie, ni l’une ni l’autre n’offre en ce moment des garanties suffisantes pour envisager un retour.»

Il est vrai que le réseau de la santé demeure le parent pauvre du secteur public. Selon le site de nouvelles News.bg, les infirmières bulgares préfèrent épousseter des maisons en Europe de l’Ouest pour 1 000 à 1 200 $ par mois plutôt que d’administrer des sédatifs pour 230 à 315 $ dans les hôpitaux du pays.

Le système d’éducation ne se porte guère mieux. À bout de souffle, les professeurs bulgares ont déclenché une grève générale en 2007, réclamant une augmentation de 100 %. Leur salaire de 320 levas par mois (250 $) était bien en deçà de celui, tout de même modeste, de leurs collègues roumains (836 $) ou serbes (881 $), rapportait en octobre 2007 le AmCham Bulgaria Magazine.

Nouvelles mentalités

Dans l’ensemble, les anciens expatriés interviewés par Nikolina Dimitrova se disaient heureux d’être revenus. Et ils ne rentrent pas les mains vides, observe la journaliste : imbibés des valeurs et pratiques occidentales, ils apportent un nouvel état d’esprit au pays. «Aller à l’étranger, ça a changé ma façon de penser, explique Orlin Mirtchev. Quand les Américains se heurtent à un obstacle, ils tentent d’enlever cet obstacle; en Bulgarie, lorsqu’on rencontre une embûche, on essaie de la contourner. On n’améliore pas les choses avec cette attitude : on ne fait qu’esquiver les problèmes.»

C’est non seulement une nouvelle façon de penser, dit Nikolina Dimitrova, mais aussi un nouveau souffle qu’ils amènent au pays. «On est heureux qu’ils reviennent. Ça redonne de l’espoir : peut-être n’est-ce pas si mal ici, après tout?»