Les dérives de Power Point

«Opium du cadre!» accuse Rafi Haladjian, gourou français d’Internet. «Somnifère des organisations!» renchérit l’auteur américain Michael Flocker. Beaucoup déplorent l’utilisation abusive de PowerPoint, logiciel qui s’infiltre comme un virus dans la moindre réunion. Existe-t-il un remède à ce mal?

Quiconque assiste à des réunions, à des conférences ou à des formations pour son travail a déjà vécu ce supplice : une diapo PowerPoint s’affiche, puis le présentateur se met à lire le texte à l’écran… «Au bout de 30 secondes, l’auditoire bâille et perd l’intérêt. C’est d’un ennui mortel», déplore Denis, traducteur dans une grande entreprise publique.

Pourtant, depuis son lancement il y a 25 ans, PowerPoint est devenu l’intermédiaire par excellence du partage d’information au travail. Régulièrement exposés à ce logiciel de présentation, nous entretenons une relation ambiguë avec lui : nous le louons lorsque nous l’utilisons, puisqu’il nous aide à transmettre des données sous forme de texte, d’images ou de son dans un fichier facile à créer et à partager. Par contre, nous le maudissons pour le temps perdu à subir des diapos souvent rébarbatives et bourrées de graphiques confus ou de bonshommes allumettes saugrenus créés par les autres.

L’épopée PowerPoint

Grâce à son intégration en 1990 à la suite Microsoft Office, PowerPoint a monopolisé 95 % du marché des logiciels de présentation en une dizaine d’années. Depuis, les concurrents Impress, Keynote et Prezi ébranlent un peu sa domination; n’empêche, PowerPoint accapare toujours 75 % du gâteau, comme le notait le Wall Street Journal en 2011.

PowerPoint est pratiquement devenu synonyme de présentation, observe l’Ontarien Dave Paradi, expert en présentations et auteur de 102 Tips to Communicate More Effectively Using PowerPoint. Il n’y a plus de réunion sans lui, constate aussi Denis à son travail. Le logiciel est devenu un signe de professionnalisme administratif, observe quant à elle Sarah Kaplan, chercheuse en management à l’Université de Toronto.

À preuve, dans une étude intitulée Strategy and PowerPoint publiée en 2010, elle décrit le cas d’une grande entreprise où la méconnaissance du logiciel a bien failli compromettre la promotion d’un gestionnaire à la direction d’un important projet, et a retardé la tenue des discussions stratégiques prévues. «La maîtrise de PowerPoint donne aux gestionnaires la légitimité voulue [auprès de leurs collègues] pour influencer le développement des stratégies», conclut-elle.

Béquille ou poison

Tous n’applaudissent pas cette utilisation intensive, voire obsessive du logiciel. Le Suisse Matthias Poehm a même fait de la lutte à PowerPoint un enjeu politique. Dans la foulée du lancement de son livre The PowerPoint Fallacy, le formateur et expert en présentations a créé en mai 2011 le Parti anti-PowerPoint. Avec pour tout matériel de campagne un site Web et des sacs à vomi, le candidat Poehm a, selon ses dires, récolté 4 796 voix aux élections fédérales suisses d’octobre dernier sur la base d’un enjeu : ramener le tableau de papier dans les réunions. «Je vois les gens souffrir, explique-t-il, et je veux leur montrer qu’il existe un remède à PowerPoint.» Matthias Poehm soutient que l’emploi du logiciel affaiblit l’argumentation et démobilise l’auditoire. En revanche, le tableau de papier garantit de meilleurs résultats, assure-t-il, car il oblige le présentateur à intervenir plus activement : «C’est la personne qui convainc, pas le support visuel.»

D’autres avant lui ont été moins polis. «PowerPoint est carrément nocif», dénonçait déjà Edward Tufte, en 2003, dans le magazine Wired. Ce gourou américain des communications visuelles l’accuse de nous abrutir en changeant insidieusement nos façons de penser et de communiquer. Le logiciel nous conduirait à énoncer des idées simplifiées, voire simplificatrices, et ce, en favorisant le recours à un langage condensé et saccadé proche des slogans publicitaires. En 2010, le journaliste français Frank Frommer s’indignait également contre l’effet réducteur que le logiciel aurait sur le discours dans le livre La pensée PowerPoint – Enquête sur ce logiciel qui rend stupide. L’espace restreint des diapos et les modèles fournis, notait-il, nous forcent à malmener la syntaxe. Par exemple, on peut être tenté d’omettre les articulations logiques (mais, donc, etc.), ce qui occulte la nature des relations entre les énoncés (succession, opposition, etc.). Un lecteur qui consulte un document PowerPoint sans assister à la présentation risque donc de mal interpréter le propos.

Pourquoi tant de haine?

On a beau accuser PowerPoint, les défauts reprochés ne sont pas tous intrinsèques au logiciel. Chantal Bossé, une conférencière et formatrice en présentation visuelle qui travaille à Shefford, près de Granby, estime que la culture de la «dernière minute» et le manque de formation sont aussi en cause : on ne crée pas de présentations mémorables en concevant nos diapos la veille et sans s’outiller de quelques bases en design et en rhétorique.

Or, bon nombre de présentateurs passent outre ces précautions, si on se fie à un sondage en ligne réalisé par Dave Paradi en 2011. Sur 603 répondants, 43 % estiment que, dans plus de la moitié des présentations qu’ils voient, on bourre les diapos de texte trop petit ou de phrases trop longues ou – comble d’irritation – le présentateur lit le texte à l’écran. Pensant bien faire, les «présentateurs-liseurs» créent en fait une surcharge cognitive chez leurs auditeurs, comme le montrent les récents travaux sur l’apprentissage multimédia du professeur de psychologie Richard Mayer de l’Université de Californie. La capacité des auditeurs à retenir l’information est ainsi réduite, car les données visuelles et auditives sont traitées à des vitesses différentes par des aires distinctes du cerveau.

Bref, l’effort des présentateurs peut être vain s’il est mal exécuté. «Les cadres réalisent qu’on perd beaucoup de temps et d’argent quand les projets n’avancent pas à cause de présentations obscures qui retardent la prise de décisions», note Dave Paradi.

Comment purger le mal

Espérant soulager la PowerPointite qui afflige leur personnel, certaines entreprises se tournent vers des logiciels concurrents, comme Prezi. En deux ans, ce dernier a séduit cinq millions d’utilisateurs en permettant de créer des présentations animées et affranchies des contraintes des diapos. Il existe aussi des options non technologiques comme la facilitation graphique, mieux connue sous le nom de graphic recording, où de grandes affiches en papier créées en direct font office de compte rendu à la place des diapos.

Mais tous ne délaisseront pas pour autant leurs bonnes vieilles diapos .ppt. Si PowerPoint est là pour de bon, apprenons donc à mieux – et à moins – l’utiliser. Avant d’ouvrir le logiciel, «assoyons-nous avec papier et crayon pour structurer notre message. Quel contenu faut-il transmettre? Quelles attentes l’auditoire a-t-il? En cernant ces questions, on réduit l’importance de l’outil», conseille Chantal Bossé.

Faut-il interdire le couteau sous prétexte qu’il tue dans les mains de l’assassin, alors qu’il sauve des vies dans celles du médecin? Bien sûr que non, mais l’utilisation de l’outil suppose tout de même certaines précautions. Dans une présentation narquoise sur Internet, Microsoft se porte à la défense de son logiciel en invoquant que PowerPoint est un instrument puissant et que «ce pouvoir impose [à l’utilisateur] une grande responsabilité». Alors pourquoi ne pas ajouter sur l’emballage du logiciel «contenu potentiellement toxique, à manipuler avec soin»?

Parti anti-PowerPoint
Webinaire et articles de Dave Paradi (en anglais)
Facilitation graphique (site de Sara Heppner-Waldston, en anglais)
Parodie de présentation PowerPoint par l’humoriste Don McMillan (en anglais)

Dans ce dossier

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