La double vie des travailleurs saisonniers

Photo : Christian Fleury

Les travailleurs saisonniers donnent leur 110 % pendant une partie de l’année, puis se retrouvent au point mort pendant quelques mois. Plusieurs vivent de prestations d’assurance-emploi entre les pics d’activité, une habitude que le fédéral veut casser. Est-ce nécessaire?

Ne le cherchez pas, ne l’appelez pas : il n’a pas le temps de vous voir.

Ces temps-ci, Terry Bond, beau blond gaspésien dans la trentaine, n’a pas de vie. Comme chaque année, pendant 10 semaines, il se lève à l’heure où les fêtards se couchent pour arriver à L’Anse-à-Beaufils vers 3 h 30. Avec deux autres pêcheurs, il file en bateau vers l’île Bonaventure et ensuite autour du rocher Percé. De l’aube jusqu’au zénith, les équipiers hissent hors de l’eau 400 cages de homards pesant chacune une cinquantaine de kilos. Ils reviennent au quai vers 14 ou 15 h et préparent les appâts pour le lendemain.

Terry Bond revient à son domicile de Douglastown vers 17 h, vidé. «Là, je me lave, je mange et je me couche. Ma seule vie sociale pendant la pêche, c’est sur le quai et dans le bateau», nous a-t-il raconté avant le début de sa course folle annuelle.

Sans blaguer, il rapplique : «C’est la plus belle période de l’année!»

Terry Bond est passionné par son métier, qu’il a appris à l’École des pêches et de l’aquaculture du Québec, à Grande-Rivière, et dans le bateau de son oncle. Mais après ces 10 semaines de travail intense, et quelques autres à réparer les cages et l’équipement, la saison sera terminée. Le pêcheur ne pourra plus pratiquer son métier pendant neuf mois, au cours desquels il touchera des prestations d’assurance-emploi. La belle vie?

Donnez-moi un emploi à 210 $ par jour pendant la basse saison et je vais le prendre avec plaisir. Mais il n’y en a pas.
— Serge, planteur d’arbres

Le gouvernement fédéral, avec sa réforme de l’assurance-emploi, a mis les projecteurs sur les travailleurs saisonniers comme Terry Bond. Depuis janvier, les chômeurs fréquents doivent accepter tout travail convenable à partir de la septième semaine de prestations. «Convenable» veut dire situé à moins d’une heure de la maison et dont le salaire atteint au moins 70 % de celui obtenu dans l’emploi précédent. Ces modifications «visent à s’assurer que les gens comprennent leurs responsabilités pendant qu’ils reçoivent des prestations d’assurance-emploi», a affirmé la ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences du Canada (RHDCC), Diane Finley.

Plusieurs travailleurs saisonniers sont sortis dans la rue pour manifester leur désaccord, surtout dans l’est du Canada, où ils sont plus nombreux. Car comment jumeler un emploi saisonnier qui revient chaque année avec un emploi temporaire satisfaisant en saison morte?

Heureux d’un printemps

Au Québec, il y aurait quelque 207 600 saisonniers, d’après les estimations pour 2009 de la Direction de l’analyse et de l’information sur le marché du travail d’Emploi-Québec. Ils travaillent principalement dans les secteurs de la construction, de la fabrication, des services d’enseignement, de la foresterie, de l’agriculture, des pêcheries, du tourisme, et ce, pendant moins de 40 semaines par année.

Le phénomène est plus présent chez nous qu’ailleurs au pays. Plus de 40 % des prestataires saisonniers de l’assurance-emploi sont des Québécois, principalement en raison du poids démographique de la province et de l’importance des industries saisonnières dans plusieurs de ses régions.

Un phénomène amplifié dans l’est du Canada
Taux de travailleurs saisonniers par province, 2007

Alberta 2,2 %
Colombie-Britannique 2,4 %
Ontario 2,5 %
Manitoba 2,8 %
Moyenne canadienne 2,9 %
Québec 3,1 %
Saskatchewan 3,4 %
Nouvelle-Écosse 5,5 %
Nouveau-Brunswick 5,9 %
Terre-Neuve-et-Labrador 9,4 %
Île-du-Prince-Édouard 10,3 %

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active

«L’infaillible façon de tuer un homme / C’est de le payer pour être chômeur», chantait Félix Leclerc. Mais ce n’est pas ce qui ressort d’une enquête menée par le Chantier sur la saisonnalité, un groupe de réflexion formé de sept comités sectoriels, comprenant notamment des travailleurs et des employeurs touchés par cette réalité. Les trois quarts des 119 travailleurs interrogés, dont plus de la moitié vit uniquement des prestations de chômeurs en basse saison, se sont dits satisfaits de leur situation et ne cherchent pas un travail «à l’année».

Il ne faut pas croire pour autant que l’aspect saisonnier leur plaît avant tout. L’«envie de pratiquer ce métier», nommée par 66 % des répondants au sondage, est la première raison d’exercer un travail saisonnier. «Quand on choisit notre carrière, on la choisit parce qu’on a un élan pour les tâches, qu’on est motivé par l’environnement de travail», explique Isabelle Girard, directrice générale du Conseil québécois des ressources humaines en tourisme, qui coordonne le Chantier.

C’est ce que l’enseignante Véronique Côté remarque chez ses élèves au programme d’horticulture et jardinerie de l’École professionnelle de Saint-Hyacinthe : ils ne sont pas toujours conscients de l’aspect saisonnier de leur futur travail en commençant le programme. Mais ça devient peu à peu leur nouveau mode de vie, explique-t-elle.

«On leur dit d’user de créativité. Il y a encore des marchés à développer : l’horticulture ne devrait pas être uniquement un rendez-vous annuel autour de la fête des Patriotes, il faut ajouter d’autres moments dans le calendrier, comme le temps des bulbes en octobre. On peut en ajouter tout au long de l’année.» Les horticulteurs qui ont un tracteur peuvent également se mettre au déneigement en hiver pour s’assurer un revenu.

Environ la moitié des travailleurs saisonniers sont prêts à occuper un autre emploi pendant la saison morte, selon le sondage du Chantier. Mais dans les secteurs où la période de pointe est très intense, l’idée est moins populaire. «Mes employés font de 1 500 à 1 600 heures en 7 ou 8 mois. C’est pratiquement ce que fait un fonctionnaire en 12 mois. Certains ont besoin de refaire leurs énergies en hiver pour la saison suivante», explique Mehdi El Gaied, copropriétaire de l’entreprise d’aménagement paysager Les Embellissements des deux Rives –Teronet Paysagiste, à Lévis.

Il faut passer une journée dans leurs souliers pour les comprendre. C’est du moins ce que pense Isabelle Girard, qui a accompagné des saisonniers responsables de l’entretien ménager dans un hôtel achalandé, le temps d’une journée. «On sous-estime leur travail. On se dit qu’ils font la belle vie, qu’ils passent quatre mois les deux pieds sur le poêle à bois, mais on perd de vue les efforts qu’ils déploient durant la haute saison. Nous, on est assis à l’air conditionné et on finit quand même la semaine sur les rotules!»

Le regard des autres

«Crois-moi, tu veux que j’aille les planter à ta place, les arbres!» lance Serge*. Nous avons rencontré ce saisonnier l’hiver dernier dans un café du Plateau-Mont-Royal, à deux pas de l’appartement où il vit la moitié de l’année. Le reste du temps, ce bonhomme trapu de 44 ans reboise la Colombie-Britannique et empoche environ 300 $ par jour, à raison de 6 jours par semaine. Il a 20 saisons dans le corps.

Il y a quelques années, Serge soupait avec de vieux copains quand l’un d’eux s’est emporté. «Il m’a carrément dit que je profitais du système. Lui travaillait très fort 50 semaines par année auprès de jeunes contrevenants et ne comprenait pas que je puisse recevoir du chômage pendant plusieurs mois», raconte-t-il.

Ce genre de jugement finit par lui peser. «Souvent, je me sens mal d’être au chômage.»

Mais Serge n’a pas envie d’avoir une jobine au salaire minimum le reste de l’année. «Donnez-moi un emploi à 210 $ par jour pendant la basse saison [soit 70 % de son salaire en haute saison] et je vais le prendre avec plaisir. Mais il n’y en a pas.»

Avec les études en administration qu’il a déjà entreprises, il pourrait probablement dénicher un emploi payant à l’année, mais il lui faudrait renoncer à son mode de vie en plein air. Aller s’écraser devant un écran d’ordinateur 12 mois par an? Pas question!

Ce genre de témoignage, Isabelle Charron, directrice des études économiques au Groupe AGÉCO, l’a entendu à plusieurs reprises pendant l’enquête du Chantier sur la saisonnalité. «Ces travailleurs reçoivent des commentaires du genre : “Tu es sur le BS pour la moitié de l’année.” Pourtant, ils participent à des secteurs d’activité essentiels et qui seront toujours saisonniers.»

Cette perception d’abus vient du fait que l’État gère la saisonnalité à travers le programme d’assurance-emploi, avance l’économiste Marc Van Audenrode, professeur à l’Université de Sherbrooke et chercheur au Groupe d’analyse économique à Montréal. «Ce système a plutôt été conçu pour les gens qui perdent leur emploi de façon fortuite.» Et on s’entend : il n’y a rien de plus prévisible que les saisons.

Les travailleurs canadiens, qui contribuent à la caisse de l’assurance-emploi avec les employeurs, peuvent éprouver un malaise à l’idée que leurs cotisations représentent un revenu d’appoint pour les saisonniers. Ces derniers ont empoché 18 % de la valeur des prestations d’assurance-emploi versées en 2010-2011, selon un rapport de la Commission de l’assurance-emploi du Canada. Difficile toutefois de déterminer s’ils tirent un bénéfice disproportionné en regard de leur poids dans l’économie. Selon l’Enquête canadienne par panel sur l’interruption d’emploi, ils occupent 16 % des emplois au pays, tandis que ce taux est estimé à 2,9 % dans l’Enquête sur la population active.

Il existe néanmoins d’autres façons de s’assurer que les saisonniers traversent les longs mois sans chèque de paye. En Belgique, par exemple, employés et employeurs de l’industrie de la construction cotisent à un fonds qui sert ensuite à assurer un revenu aux ouvriers pendant les semaines sans travail, explique Marc Van Audenrode. «On pourrait également repenser et bonifier le système d’avantages fiscaux et de soutien au revenu pour les habitants des régions éloignées, et peut-être même l’étendre à tous les travailleurs saisonniers.» Ils ne seraient ainsi plus traités comme des chômeurs en série, mais comme de la main-d’œuvre en attente.

Occuper le territoire

Le gouvernement du Québec devrait surtout réfléchir à une stratégie de développement économique en région pour stimuler l’emploi, estime l’économiste. «La question à se poser c’est : est-ce qu’on attache une valeur à occuper ce territoire? On ne peut pas fermer la 132 à partir de Rivière-du-Loup en août pour la rouvrir en avril.»

Dans les faits, les travailleurs saisonniers sont aussi présents en ville qu’en région. Selon une compilation d’Emploi-Québec, il y en avait en 2009 à peu près autant dans la seule île de Montréal que dans l’ensemble des régions-ressources (soit autour de 35 000). N’empêche, il est beaucoup plus pénible, voire impossible, de trouver un emploi en saison morte dans les régions où le nombre de chômeurs grimpe alors en flèche. C’est d’ailleurs pour cette raison que le taux de chômage d’une région influence le nombre de semaines de prestations auxquelles un travailleur a droit.

Parlez-en à la Madelinienne Nadine Chevarie, jointe par Jobboom au mois de janvier. Sur une année, ce boute-en-train de 39 ans travaille à temps plein pendant 14 semaines, accumulant le nombre d’heures minimal pour se qualifier à l’assurance-emploi. En dehors du pic touristique des Îles-de-la-Madeleine, elle travaille cinq heures par semaine, parce que La Méduse, la coquette boutique et verrerie qui l’emploie, est alors moins fréquentée.

Cette maman d’une petite fille aimerait bien travailler à temps plein toute l’année, surtout pour son employeur actuel. «Mais il n’y en a pas, de jobs, ici. Ces temps-ci, il y a une seule offre d’emploi pour les Îles : pharmacien. Moi, je voudrais, mais je ne suis pas sûre que ça tenterait aux patients que je choisisse leurs pilules!»

Dans l’archipel, 40 % de la population active est au chômage en hiver, soit 2 800 personnes. Les deux piliers de l’économie locale, le tourisme et la pêche, sont à l’arrêt. «On aime beaucoup Montréal et Québec, mais les régions aussi ont le droit d’exister! fait valoir Nadine Chevarie. Compte tenu du monde qui vient nous voir l’été, on a notre raison d’être. Les Îles ne sont pas un musée : on ne peut pas les fermer l’automne et les rouvrir l’été.»

Dans le trou noir

On envie parfois les saisonniers d’avoir droit à quelques semaines de répit. Mais en réalité, ils s’exposent à la précarité.

«Une job à l’année, c’est plus de sécurité économique, souligne Pierre Céré, porte-parole du Conseil national des chômeurs et chômeuses. Un chèque de chômage, c’est un appauvrissement. Tu tombes à 55 % de ton salaire et en plus, t’es pogné avec ce système-là.» Dépendre de prestations comporte en effet son lot de tracas : paperasse, délais d’attente et appels des agents gouvernementaux.

Il y a aussi le fameux trou noir. Ce terme, qui n’a rien à voir avec l’astrophysique dans le contexte, réfère à la période entre l’épuisement des semaines de prestations d’assurance-emploi et la reprise du travail. Selon un rapport de RHDCC daté de 2010, 5 % des saisonniers sont susceptibles de connaître une telle période sans revenu. C’est pour cette raison que les travailleurs concernés dénoncent l’abolition, l’automne dernier, d’une mesure qui prolongeait de cinq semaines la durée des prestations dans les régions à chômage élevé.

Enfin, zéro avantage social, ce qui est le lot de plusieurs saisonniers, ça fait mal quand on n’a que quelques mois pour gagner sa croûte. «Une fois, j’ai eu une hernie cervicale, raconte Serge, le planteur d’arbres. J’ai perdu 2 jours de travail, donc plus de 600 $ de revenu, et la consultation chez l’ostéopathe était à mes frais.» Des études ont d’ailleurs démontré que le nombre et la sévérité des accidents de travail sont plus élevés chez les saisonniers, mais que le suivi médical et professionnel est plus difficile.

Pour les membres du Chantier sur la saisonnalité, il ne fait pas de doute que ces travailleurs devraient être mieux soutenus. Réunis en colloque l’automne dernier, ils ont suggéré que les gouvernements provincial et fédéral leur reconnaissent un statut particulier. Accordé aux saisonniers récurrents, ce statut obligerait l’État à adapter ses lois et ses programmes, incluant l’assurance-emploi, à la réalité de ces travailleurs atypiques. Le milieu souhaite entre autres que l’accès à la formation continue soit facilité en basse saison.

Là pour de bon

On a tendance à l’oublier, mais les saisons structurent toute une partie de l’économie au Québec. «Il y a des moments pour la pêche à Gaspé, d’autres pour le tourisme à Charlevoix», rappelle Pierre Céré.

Pour comprendre à quel point les travailleurs saisonniers sont indispensables sous nos latitudes, il suffit d’imaginer un monde où ils auraient tous démissionné. Qui rénoverait votre toiture? Qui cultiverait vos légumes localement? Qui pêcherait le homard? Et exit les samedis au centre de ski!

Dans la MRC de La Jacques-Cartier, au nord de Québec, le nombre d’emplois passe de 2 000 à 4 000 lorsque les pentes sont enneigées. Avec les employeurs du coin, le Centre local de développement doit user de stratégie pour pourvoir tous ces postes. Il est notamment question de stimuler les prêts de main-d’œuvre entre employeurs saisonniers, explique Marc Giroux, le responsable du développement économique du Centre. «On est en terrain montagneux, ce qui fait vivre beaucoup d’entreprises touristiques. Ce sera toujours comme ça. Il faut vivre avec.»

L’avenir dira comment.

* Nom fictif

Le travail saisonnier en chiffres

  • 1/3 des demandeurs d’assurance-emploi sont saisonniers au Québec.
  • 8 000 :  Nombre d’emplois saisonniers dans le secteur de la pêche et de l’aquaculture commerciale au Québec.
  • 64 % des saisonniers canadiens sont des hommes, selon Statistique Canada.
  • 42 % des emplois d’été des jeunes de 15 à 24 ans sont issus du secteur touristique.
  • 18 : Nombre de semaines de travail qu’un débroussailleur accumule en moyenne annuellement.
  • 20 : Nombre moyen de semaines d’assurance-emploi accordées aux prestataires saisonniers à l’échelle du pays, en 2009-2010.

Dans ce dossier

• Les Québécois déménagent peu pour le travail
• Le travail saisonnier en déclin
• S’occuper durant la saison morte

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