Une semaine dans le mur de Fermont

À Fermont, tout ce dont vous avez besoin pour être heureux se trouve «dans» le mur. De quoi manger, vous loger, vous habiller, vous divertir. Le paradis pour certains, l’enfer pour d’autres.

«Le mur? Ça fait 29 ans que je vis dedans. Je sors à peu près juste pour aller travailler.»

Accoudé au comptoir de la brasserie Zonix, l’un des deux restaurants du mur de Fermont (l’autre est le casse-croûte de l’aréna), Normand Fagnan attaque son spaghetti sauce à la viande, éclairé par le néon d’une enseigne de Budweiser. Il lui reste 20 minutes avant que l’autobus d’ArcelorMittal vienne le cueillir sous l’abri qui encadre la porte no 33 du mur-écran, pour le mener jusqu’à la mine de Mont-Wright.

Vivre dans un mur? Cette idée aussi fantaisiste qu’une aventure d’Aladin est une réalité pour environ un millier de Fermontois, soit le tiers de la population de cette ville minière de la taïga québécoise.

Long de 1,3 km, haut d’une cinquantaine de mètres, inauguré en 1974, la même année que la ville, il est devenu le symbole de Fermont. De ses bras tendus, il est censé faire écran aux griffes glaciales des vents du nord. Les commerces, l’école, le centre de santé, l’hôtel de ville et tous les services y sont concentrés, ainsi que 440 logements. Au creux du V formé par le mur se trouvent les bungalows familiaux.

À Fermont, on peut vaquer à ses occupations sans avoir à mettre le bout du nez dehors de l’hiver. Le rêve des Québécois!

Les architectes montréalais Maurice Desnoyers et Norbert Schoenauer, auteurs de ce gratte-ciel horizontal, se seraient inspirés d’un bâtiment similaire construit en Suède en 1962 selon les plans de l’architecte suédois Ralph Erskine, pour loger une communauté de mineurs au nord du cercle polaire.

Les Fermontois ne sont pas peu fiers de leur mur. Ils ne s’empêchent pas de le critiquer pour autant. «Le mur-écran était censé créer un microclimat en nous protégeant des vents du nord, explique Rénald Soucy. Mais les vents dominants sont de l’ouest. Ça ne nous protège de rien!»

Rénald Soucy, connu à Fermont comme Barabbas dans la Passion, a vu le mur sortir de terre. Il est arrivé en 1972, alors que la ville était en pleine construction. Pendant plus de 30 ans, il a agi comme pompier, ambulancier et responsable de la sécurité civile.

Ses critiques à l’égard du mur confirment le proverbe qui aime bien, châtie bien. «C’est le symbole de ma ville. C’est un peu comme votre stade olympique. Vous avez beau vous en plaindre, ce serait difficile d’imaginer Montréal sans lui.» Une attraction touristique de classe mondiale, à peu près inconnue de la majorité des gens «d’en bas», comme on dit ici, en référence au sud du Québec. Suivez le guide!

La vie selon Normand

Au comptoir du Zonix, Normand Fagnan raconte qu’il a suivi son frère et son beau-frère lorsqu’ils ont quitté la région de Montréal pour Fermont, à la fin des années 1970, attirés par les salaires alléchants de la Québec Cartier, la compagnie minière rapatriée en 2007 dans le giron de la multinationale ArcelorMittal.

Ses deux chums ont tenu le coup huit ans. Ils sont repartis en bas. Pas Normand. Il aime son boulot de magasinier dans un entrepôt de la mine. «Quand on arrive ici, on ne sait jamais combien de temps on va rester. On se dit cinq ans, puis dix, puis quinze. Finalement, le temps passe.»

À FERMONT, IL Y A…

Des stationnements réservés aux motoneiges.

Du bingo à la radio, tous les mercredis soir.

Des chalets, dont certains à sept minutes en motoneige.

2,6 médecins par 1 000 habitants (moyenne québécoise : 2,05).

Deux agences de voyages. Après Sept-Îles, Québec et Montréal, les destinations les plus populaires sont la République dominicaine, le Mexique et Cuba. Il faut ajouter 500 $ aux prix des forfaits prévus à partir de Montréal.

Des grosses Jacinthe : une poutine à laquelle on ajoute du steak haché, de l’oignon, des champignons et du poivron. Pour 7,75 $ au casse-croûte Chez Christine de l’aréna. Le plat a été nommé en l’honneur de l’ancienne propriétaire.

Normand habite l’un des appartements aménagés à l’intérieur du mur. On y trouve des chambres pour célibataires (une simple pièce avec un lit mural que l’on descend quand vient l’heure de dormir et où l’on partage une salle de bain avec trois autres chambreurs), des studios (le luxe : on a sa propre salle de bain!), des 3 ½, des 4 ½ et quelques 5 ½. Les mineurs qui vivent avec leur famille ont droit aux appartements plus grands, et éventuellement à une maison à l’extérieur du mur-écran. Célibataire, Normand se contente d’un studio.

Contrairement à bien des Fermontois, il n’aime pas la motoneige et ne pratique pas la pêche en été. Pour passer le temps, il lit, fait son ménage, arpente les interminables corridors du mur et visite les quelques commerces à l’intérieur.

À l’occasion, quand il a vraiment besoin de changer d’air, il descend à Montréal, une joyeuse balade de 16 heures en voiture. Les 600 premiers kilomètres pour se rendre à Baie-Comeau sont réputés quasi suicidaires. La fameuse 389 est une route de gravier aux courbes peu inspirantes. En hiver, qui s’étire facilement sur sept mois, mieux vaut attacher sa tuque!

Les gars de la mine rêvent d’ailleurs d’amener la ministre des Transports Julie Boulet jusqu’à Fermont dans la «boîte d’un pick-up», pour la convaincre de débloquer le budget nécessaire à sa réfection.

Mais Normand n’est pas du genre à se plaindre. «J’aime vivre dans le mur. Je me sens en sécurité, je connais tout le monde. Le seul désavantage, c’est que quand on croise quelqu’un, on parle tout le temps de job. C’est normal, on est tous à Fermont pour le travail. Sans la mine, on ne serait pas ici.»

Bon filon

La vie y en effet réglée autour des activités de la mine de fer. Des 2 700 habitants de Fermont, un peu plus de 1 000 travaillent pour ArcelorMittal. Ils sont conducteurs de machinerie lourde, mécaniciens, électriciens, soudeurs, ingénieurs miniers…

La plupart d’entre eux bossent 12 heures par jour, de 8 h à 20 h, ou de 20 h à 8 h. Quand une horde de travailleurs quitte Mont-Wright pour aller au lit, une autre équipe se lève et prend le relais. L’émission de radio matinale diffusée de l’intérieur du mur se nomme, fort à propos, Bonjour, bonne nuit. On n’a qu’à choisir!

«Les gars font quatre shifts de nuit en ligne, puis quatre shifts de jour; il y a quatre journées de congé entre les deux», explique Denis Bourgeois avec son bel accent des Îles-de-la-Madeleine. Lui-même conducteur de camion-citerne à la mine, il attend son prochain quart de travail confortablement assis dans les gradins de l’aréna, en regardant son fils s’entraîner au hockey.

Denis passe 12 heures par jour dans son camion, pauses comprises. «Trop froid dehors.» Et ses quatre journées de congé sont souvent écourtées. Comme la plupart des employés de la mine, il fait des heures supplémentaires. Assez, dans son cas, pour partir six semaines aux Îles-de-la-Madeleine pendant l’été avec ses deux enfants et sa femme, Lucie, qui tient à Fermont le salon d’esthétique Boréal. «Je suis arrivé ici il y a 13 ans, dit Denis. On a tout ce qu’il nous faut dans le mur, mais ça fait du bien de sortir de temps en temps.»

En travaillant à Mont-Wright, les conducteurs de machinerie lourde peuvent facilement décrocher 100 000 $ par année avec les heures supplémentaires. Un concierge : 50 000 $! Selon Statistique Canada, les gains moyens en 2005 de la population de 15 ans et plus se chiffraient à 62 999 $ pour les habitants de Fermont, contre 25 464 $ pour le reste du Québec. Faire son épicerie dans le mur a beau coûter 15 % de plus en moyenne qu’ailleurs au Québec, il n’y a pas de quoi se plaindre sur le plan salarial. Le régime d’assurance et de retraite d’ArcelorMittal? «Une Cadillac dorée», assure Isabelle Tremblay, conseillère en ressources humaines pour la compagnie.

À FERMONT, IL N’Y A PAS…

De feux de circulation.

De chômage.

De jeunes de 17 à 20 ans (ou presque). Faute de cégep ou d’école secondaire technique, ils partent faire des études en bas. Certains reviennent plus tard travailler à Fermont.

De facteur. Les Fermontois vont chercher leur courrier au bureau de poste du mur.

De salle d’accouchement. Les femmes enceintes reçoivent un billet d’avion un mois avant la date prévue, généralement vers Sept-Îles.

De disquaire ou de librairie. On trouve quand même une petite sélection de livres au Bur-O-Son, magasin général qui fait aussi office de papeterie, de bijouterie, de concession Sears et même de sex-shop.

De cimetière.

Malgré toutes ces «carottes», Arcelor-Mittal peine à mettre le grappin sur des employés qualifiés, prêts à vivre l’expérience fermontoise. Les ingénieurs miniers, contremaîtres, techniciens miniers et techniciens en électrodynamique se font particulièrement rares.

La pénurie de main-d’oeuvre s’est accentuée au cours des trois dernières années. C’est que la mine a ouvert ses portes en 1976 et qu’il faut accumuler 30 années de service pour avoir droit à la pleine retraite. Depuis trois ans, les pionniers de Fermont quittent la ville en bloc. «On a procédé à 539 embauches pour les remplacer et on devrait pourvoir 276 autres postes d’ici à 2013», dit Isabelle Tremblay.

Pénurie ou pas, tous les jours, vers l’heure du lunch, on entend la dynamite exploser à la mine. On sent parfois le sol trembler jusqu’à l’intérieur du mur-écran, pourtant à 17 km de Mont-Wright. Le minerai de fer est retiré à l’aide de gigantesques pelles mécaniques, broyé, puis acheminé par chemin de fer jusqu’à Port-Cartier, quelque 400 km au sud, où ArcelorMittal exploite une usine de transformation.

Pour certains travailleurs de Mont-Wright, Port-Cartier, c’est un peu le rêve. Sur la rive nord du Saint-Laurent, la petite ville n’est qu’à deux heures de Baie-Comeau, à six heures de Québec. Aussi bien dire en plein cœur de l’action, en comparaison avec Fermont. «En ce moment, j’ai 78 employés qui attendent d’être mutés à Port-Cartier», confirme Isabelle Tremblay. À cause du récent ralentissement économique toutefois, les mutations ont été suspendues jusqu’à nouvel ordre.

Logement en crise

Pendant que les gars s’échinent à la mine (seulement 10 % des employés de Mont-Wright sont des femmes), plusieurs de leurs blondes travaillent dans le mur-écran.

Ici aussi, on trime dur pour recruter des employés. Un babillard installé dans un corridor, à deux pas de la porte qui mène à l’hôtel, est couvert de petites annonces. L’épicerie, la pharmacie, la tabagie, le salon de bronzage. Tous cherchent des préposées au service à la clientèle. Et l’hôtel manque de femmes de chambre. Certaines annonces traînent sur le babillard depuis plus d’un an.

Il faut dire que ces petits boulots n’offrent pas les généreux salaires de la mine. Ça vous intéresse quand même? Mieux vaut commencer par vous caser avec un mineur! «Autrement, on n’a pas accès au logement», explique Marie-Claude Nolet, qui a quitté la Rive-Sud de Québec en 2007 pour suivre son chum. Formée en tourisme, elle a déniché un poste dans l’une des deux agences de voyages installées dans le mur. «Le logement, c’est le problème numéro un à Fermont.»

Impossible, en effet, de débarquer dans la ville pour se chercher du boulot, à moins d’être prêt à casquer 100 $ la nuit pour vivre à l’hôtel. Presque tous les appartements du mur et les maisons sont sous l’autorité d’ArcelorMittal. Une poignée relève de la commission scolaire ou du Centre de santé de l’Hématite. Ils servent à loger les enseignants, les médecins, les infirmières ou autres spécialistes. Quand un travailleur prend sa retraite, l’employeur récupère le logement.

«J’ai accès à une maison parce que mon chum est cadre à la mine», dit Mélanie Roy, responsable de l’Association touristique, qui offre des visites guidées du mur aux touristes de passage. «Si jamais je me séparais, il faudrait que je quitte Fermont. Pour les couples qui ont des enfants, ça pose de sérieux problèmes!»

Pourquoi ne pas simplement agrandir le mur ou construire de nouvelles maisons? Après tout, le territoire est vierge à perte de vue. «C’est difficile parce que la station d’épuration des eaux usées fonctionne à la limite de sa capacité», répond la mairesse Lise Pelletier. La Ville milite auprès du gouvernement pour obtenir une partie des fonds nécessaires à l’agrandissement de l’usine. «Aussi, plusieurs terrains appartiennent encore au ministère des Ressources naturelles et de la Faune. On attend que le gouvernement nous les cède.»

C’est sans parler des coûts astronomiques de construction. Les matériaux doivent être spécialement commandés; la main-d’œuvre doit être logée à l’hôtel durant les travaux.

«On a récemment pensé faire construire des quadruplex, mais ça revenait à 225 000 $ par logement», raconte Normand Ducharme, directeur général du Centre de santé. Pour héberger son personnel, il dispose de 39 appartements ou maisons. Il lui en faudrait 50. «On a finalement opté pour des maisons mobiles, à 175 000 $ l’unité.» Le personnel médical ne paie cependant que 225 $ par mois pour une maison chauffée et éclairée. Une façon comme une autre d’attirer la main-d’oeuvre à Fermont.

Les quelques maisons mobiles du Centre de santé n’ont aucune commune mesure avec l’immense «parking de roulottes», sorte d’extension du mur, installé par la compagnie Consolidated Thompson qui construit une nouvelle mine de fer au lac Bloom, à 13 km.

Une cinquantaine de maisons mobiles beiges groupées bien serré logent chacune quatre travailleurs. «Ça enlaidit la ville», se désole Rénald Soucy, ancien responsable des services de sécurité à la retraite qui a toujours une maison à Fermont grâce à sa femme, employée du Centre de santé. «On nous dit que c’est temporaire, mais ici, il n’y a rien de plus permanent que le temporaire.»

JEUX DE MOTS FERMONTOIS

Fermont lunch! (Faire mon lunch) – l’émission à la radio communautaire le midi

Faire Mon Toit (Fermontois) – le club de quilles

J’viens Fermontour – l’ancien slogan touristique de la ville (récemment remplacé par Vivez l’immensité)

Le Mur-Mûr – le nom du centre de la petite enfance

Le mur a des oreilles

Si le logement est le problème numéro un pour attirer la main-d’œuvre à Fermont, l’isolement arrive certainement bon deuxième. Le mur a beau être équipé d’une piscine semi-olympique, d’un aréna, d’un centre de musculation et d’une allée de bowling; le club optimiste a beau organiser des soupers spaghettis et des soirées de danse en ligne; on a beau diffuser le bingo à la radio les mercredis soir, tous ne sont pas séduits.

Vous voulez prendre un verre entre amis? Vous aurez peut-être quelques surprises. Au seul bar installé dans le mur, le Fer-Tek, les strip-teases viennent avec la bière. Une nouvelle cohorte de danseuses, de deux à six selon les semaines, débarque à l’hôtel chaque mercredi pour prendre la relève de la troupe précédente.

Pour voir autre chose, il faut traverser la frontière et parcourir les 27 km qui mènent à Labrador City, chez «les Anglais». La relation entre les deux communautés n’est pas des plus cordiales, mais plusieurs Fermontois sortent quand même au K-bar, magasinent au Wal-Mart, vont souper au Pizza Delight ou au «chinois» du Labrador de temps à autre.

Hughes, un conducteur de machinerie lourde originaire de la région de Québec, n’en peut plus du mur. «Même le bar de danseuses, je commence à être tanné. Des fois, je voudrais sortir prendre un verre sans me faire mettre une paire de totons en pleine face.» Sa blonde l’avait suivi à Fermont. Elle n’a pas fait long feu et le couple s’est séparé.

Si Hugues accepte de me parler ouvertement de ses impressions, il refuse toutefois que son vrai nom soit publié. «Si je chiale et que tu l’écris, tout le monde va le savoir.» Le mur a des oreilles…

Au départ, Fermont devait lui permettre de réaliser ses rêves de conduire de gros camions et de gagner beaucoup d’argent. Les deux se sont matérialisés, mais il est malheureux comme la pierre qu’on concasse à la mine. «J’ai deux ans et demi de faits, dit-il comme un prisonnier racontant sa peine. J’ai remboursé mes dettes, mais je veux rester encore deux autres années pour me ramasser un magot avant de retourner en bas. C’est comme ça. Je suis à l’argent.»

Seul antidote à son ennui : la motoneige, un «sport» qu’il a récemment découvert. «J’en suis à mon deuxième ski-doo et j’en reluque un nouveau de 15 000 $. C’est sûr que ça retarde mon départ, ce genre de dépense, mais c’est plus fort que moi.»

Se faire une nouvelle copine? Mission impossible, dit-il. «Les filles célibataires se comptent sur les doigts de la main.» Vérification faite, il y a 1,2 homme pour chaque femme à Fermont, selon le dernier recensement de Statistique Canada. C’est sans compter les travailleurs du «parking de roulottes»… Tous des hommes.

Contrairement aux employés d’Arcelor­Mittal, les travailleurs du lac Bloom ne sont pas établis en permanence à Fermont. Ils viennent quelques semaines, repartent et sont remplacés par d’autres. Ils n’ont pas la meilleure réputation en ville. Une fois leur journée de travail terminée, ils s’installent dans le mur pour regarder passer les filles.

Pour ces dernières, surtout les célibataires, la vie dans le mur n’est pas toujours commode. Native de Fermont, Sophie-Andrée Fiset-Soucy est revenue dans sa ville natale pour occuper un poste à l’école primaire, après avoir obtenu son baccalauréat à l’Université Laval. Âgée de 24 ans, elle habite dans un appartement de la commission scolaire. C’est l’une des rares filles célibataires de Fermont. «Dès que je me promène dans le mur, je me sens comme une tranche de steak. Quand un gars me parle, je me demande si c’est moi qui l’intéresse, ou s’il veut juste se pogner une fille à tout prix.»

«En plus, je n’ai pas droit à l’erreur, ajoute-t-elle. À Québec, je pouvais avoir une relation amoureuse, y mettre fin, et c’était fini. Ici, tout le monde va le savoir et en parler. Ça va me suivre toute ma vie.» Comme les autres célibataires de Fermont, Sophie-Andrée va à l’occasion trinquer au Fer-Tek. Elle y croise des parents d’élèves qui lui font de gros yeux. Elle a appris à ne pas s’en soucier. «Le bar de danseuses, ça ne m’a jamais vraiment dérangée. J’ai grandi avec ça. J’ai toujours dit à mes chums de gars à l’université que j’avais vu plus de filles toutes nues qu’eux dans ma vie. Mais depuis l’arrivée des travailleurs du lac Bloom, c’est devenu franchement désagréable.»

Fermont nostalgie

Les pionniers de Fermont secouent tristement la tête lorsqu’ils entendent ce genre d’histoire. Car autant il se trouve de jeunes travailleurs pour casser du sucre sur le dos du mur, autant il se trouve d’«authentiques» Fermontois prêts à encenser leur ville. «C’est la meilleure place au monde pour élever des enfants, répètent ad nauseam les plus vieux. Il n’y a pas de violence comme à Montréal.»

«On a tout ici : la piscine, le gymnase, l’aréna et, en plus, la nature est tellement belle», dit Danie Chamberland, directrice des services infirmiers, arrivée à Fermont il y a 19 ans pour suivre son chum. «Pour le ski-doo, il n’y a pas mieux. On n’a même pas besoin d’un trailer comme en ville. On part directement de la maison.»

«On ne souffre jamais vraiment du froid parce que ce n’est pas humide», renchérit fièrement son patron, Normand Ducharme, directeur général du Centre de santé. «Même à -30 °C, les enfants jouent dehors!»

Il ajoute que contrairement à bien d’autres patelins, sa ville n’a aucun problème à recruter des médecins. Il y en a 7 pour une population de 2 700 habitants! Fermont compte aussi 15 infirmières, 3 pharmaciens, 1 psychologue, 1 travailleuse sociale, des techniciens de laboratoire…

Si les jeunes récemment recrutés par Arcelor­Mittal n’arrivent pas à trouver leur bonheur à Fermont, c’est parce qu’ils ne participent pas suffisamment aux activités de la ville, déplorent les plus vieux. Ils viennent faire une «passe de cash», point à la ligne.

D’autres montrent du doigt les quarts de travail de 12 heures, instaurés ces dernières années à la mine. Ils étaient de huit heures il n’y a pas si longtemps. Les clubs sociaux et sportifs en ont pris pour leur rhume. Personne n’a envie d’une partie de hockey après avoir conduit un camion pendant 12 heures.

«Le club de curling est mort et celui de bowling n’est pas fort», se désole Jacques Maltais, qui travaille à l’entretien des appartements du mur pour ArcelorMittal depuis près de 30 ans. Il fait aussi office de clown lors des fêtes populaires comme le Festi-Mur. «La ville a perdu de son âme. Même aux pièces de théâtre, il n’y a plus grand monde.»

Évidemment, la vie à Fermont n’a pas toujours été facile au cours des 30 dernières années. Jacques Maltais se souvient de périodes de négociations, de grèves ou de mises à pied, où la vie dans le mur était aussi terne que la couleur de ses corridors. Les relations employés-employeur tournent vite au vinaigre quand on se croise non seulement au travail, mais aussi à tous les coins du mur.

Qu’importe pour Jacques! Fermont, c’est chez lui. Il connaît le mur comme le fond de sa poche. Il le quittera néanmoins d’ici un an pour aller s’installer à Baie-Comeau. Il arrive à la retraite et devra remettre les clés de son appartement à ArcelorMittal. Il dit avoir commencé son deuil. «La ville est en transition. J’ai déjà plusieurs amis qui sont partis. D’autres vont suivre.»

Normand Ducharme, directeur du Centre de santé, en a encore pour quatre ou cinq années avant de remettre les clés de sa maison. Ses enfants sont attachés à leur «belle place». Un de ses garçons est parti suivre un cours de technique en électrodynamique pour revenir travailler à la mine. «Dans cinq ans, je perds mon logement. J’irai où? Ça coûte au bas mot 300 000 $ pour construire une maison individuelle ici. Et si la mine ferme un jour, ce sera une perte nette. La maison ne vaudra plus rien.»

Il n’y a que Laurence Turbide, 86 ans, qui semble déterminée à rester. Elle a de la chance, elle a réussi à mettre la main sur l’un des douze logements sociaux de la ville. Comme plusieurs Fermontois, elle est arrivée en 1985, lors de la fermeture de Gagnon, une ville minière située à quelque 200 km plus au sud. Le clocher de l’ancienne chapelle de Gagnon trône aujourd’hui devant la petite église de Fermont. «J’ai tout quitté et je suis venue ici, raconte Laurence Turbide. Me déraciner une nouvelle fois? Il n’en est pas question. Je partirai une fois morte, et seulement parce qu’il n’y a pas de cimetière ici.»

Fermont, dit-elle, c’est plus qu’un mur et une mine. «J’ai des enfants, des petits- enfants et des arrière-petits-enfants ici. C’est ma famille, c’est mon histoire.»