Rompre avec la télé

Presque un an et demi sans télé, et notre journaliste est toujours vivante. Plus vivante que jamais, même. Récit d’un sevrage réussi.

Le 1er septembre 2011, mon petit écran s’est couvert de neige pour toujours, alors que la télévision au Canada passait des ondes hertziennes au mode numérique. Par manque de temps, je n’avais pas fait l’achat du fameux décodeur avant la date fatidique. C’est à ce moment-là que je me suis dit : «Pourquoi n’essayerais-je pas de vivre sans télé pendant un moment?»

Les premiers jours de mon sevrage, le réflexe d’allumer le téléviseur en rentrant chez moi opérait toujours, mais c’était comme ouvrir un robinet sans pouvoir en faire couler de l’eau. Grande consommatrice de nouvelles, de téléséries et de documentaires, je pensais ressentir un vide important sans télé. Ce manque n’a duré que deux semaines, le temps de comprendre que la télé crée une dépendance : plus on en consomme, plus on en a envie. En effet, regarder la télé permet de décompresser sans effort. Il n’y a nulle part où se rendre, ni personne à convier, ni quoi que ce soit à accomplir. Si l’on n’y prend pas garde, c’est ce que l’on se retrouve à faire soir après soir!

À présent, mes trois heures quotidiennes consacrées auparavant à la télé sont investies dans autre chose. Par exemple, je suis des cours ou je lis. Encore aujourd’hui, je ne comprends pas où je trouvais le temps d’être rivée à l’écran de mon téléviseur. Bref, je ne m’en porte que mieux. Cela dit, je me rends bien compte que je vis à contre-courant.

Les «anormaux»

Selon une enquête du ministère de la Culture et des Communications au sujet des pratiques culturelles au Québec en 2009, seulement 4,1 % des Québécois ne regardent jamais la télévision et à peine 1,8 % n’a pas de poste de télévision à la maison.

Au début de mon sevrage, lorsque j’ai dit à une amie que mon arrêt de télé transformait ma vie, notamment en me laissant plus de temps pour plancher sur des projets personnels, elle a pouffé de rire pour me signifier que j’exagérais. «J’aimerais tellement pouvoir faire la même chose, mais ça serait trop difficile», me confiait une autre, anxieuse à l’idée de devoir meubler le silence.

Un jour, je me suis dit : “Si je continue à faire ça toute ma vie, je ne ferai rien d’autre!” — Julie Faubert, professeure en arts visuels à l’Université Laval

Todd Picard, un musicien de Québec sevré depuis 1989, me signale que ce choix de vie peut paraître anormal. «Un jour, ma nièce m’a demandé si c’est parce que j’étais pauvre que je n’avais pas de télé!», dit-il. À plusieurs reprises, de «bons samaritains» qui le prenaient en pitié lui ont offert un téléviseur. «Les gens pensent qu’on s’emmerde sans télé, mais on peut s’emmerder avec une télé. Moi, je préfère m’emmerder sans!» Le temps passé devant le petit écran, croit-il, empêche de faire un travail de réflexion sur soi. 

De mon côté, je n’ai pas décroché complètement de mon petit écran, car je regarde encore des films sur DVD. Toutefois, il n’est pas impossible que je franchisse l’étape suivante, c’est-à-dire bannir l’appareil de mon domicile.

D’autres l’ont fait, comme Julie Faubert, 37 ans, une professeure en arts visuels à l’Université Laval. «Je n’ai plus de télévision depuis mes 17 ans», précise-t-elle. C’est à 14 ans, dans un «moment de lucidité», qu’elle a décidé de cesser de la regarder. «J’écoutais alors un paquet d’émissions. Puis, un jour, je me suis dit : “Si je continue à faire ça toute ma vie, je ne ferai rien d’autre!”» Les journaux et Internet sont aujourd’hui ses principales sources d’information. Pour les films, elle préfère se rendre au cinéma.

La télé, mère de tous les maux?

Julie Faubert, Todd Picard et moi gagnons environ 2 heures et 52 minutes par jour. C’est le temps moyen qu’un Canadien passe devant son téléviseur quotidiennement, d’après un sondage de Statistique Canada réalisé et publié en 2010.

Mais pourquoi les Canadiens aiment-ils tant la télévision? «Parce que c’est un meuble dans leur domicile, explique Pierre Barrette, qui donne le cours Enjeux sociaux de la télévision à l’UQAM. Elle est disponible. Beaucoup ont le réflexe de l’ouvrir pour créer une ambiance, se sentir moins seuls ou avoir un contact avec le monde extérieur.»

Pour Pierre Barrette, la popularité de la télé réside également dans le fait que les principaux enjeux d’une société y sont représentés, dont la violence et les rapports homme-femme. «La télévision est encore aussi extrêmement rassembleuse», affirme le professeur. La popularité des émissions dominicales, comme Tout le monde en parle et Occupation Double, en est la preuve, selon lui.

Pourtant, plusieurs études et essais ont été consacrés aux effets néfastes de la télévision. Dans son livre TV LOBOTOMIE – La vérité scientifique sur les effets de la télévision, paru en 2011, le spécialiste français du cerveau Michel Desmurget affirme carrément que la télé tue. Son propos corrosif a été fortement médiatisé en France.

Se basant sur 5 000 études, ce directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, à Lyon, ponctue son propos de phrases-chocs telles que : «Henri, 60 ans, regarde la télé 4 heures par jour. René, son jumeau, se contente de la moitié. Henri a 2 fois plus de chances de mourir d’un infarctus que René.» Un autre exemple? «Entre 40 et 60 ans, Yves a regardé la télé 1 heure par jour. Cela augmente d’un tiers ses chances de développer la maladie d’Alzheimer.»

Pour Desmurget, la consommation télévisuelle favorise l’obésité, le tabagisme, le déclin cognitif, l’isolement social et les conduites sexuelles à risque. Chez les enfants, elle nuirait au développement du langage, à l’apprentissage de la lecture et à la réussite scolaire. Il écrit à ce sujet : «Chaque heure de télévision consommée en semaine alors que l’enfant est à l’école primaire augmente de plus d’un tiers la probabilité de voir ce dernier quitter le système scolaire sans diplôme.»

Pierre Barrette, qui regarde souvent la télévision plus de trois heures par jour, remet vivement en question les ouvrages comme celui de Michel Desmurget. «Ce genre de livres est d’une grande malhonnêteté intellectuelle. Ce n’est pas le livre d’un scientifique, même si l’auteur est neurologue. Il ne précise jamais le contexte méthodologique des études dont il fait mention.»

Les enfants de la télé

Pierre Barrette y va, toutefois, d’une concession : il est vrai que les enfants ont besoin de supervision adéquate par rapport à la télé. C’est aussi l’avis de l’enseignant à la retraite Jacques Brodeur. En 2003, inquiet des effets nocifs liés à la télévision, notamment la sédentarité, il a lancé le Défi 10 jours sans écran auprès d’élèves au Québec. Quelque 100 écoles y ont participé jusqu’ici.

Jacques Brodeur voit quatre principaux bénéfices à couper la télé. «Les jeunes font plus d’activités physiques et plus de lecture. Ils conversent davantage avec leurs parents. Ils sont aussi de meilleure humeur.»

L’ex-enseignant avance qu’après le Défi 10 jours sans écran, 85 % des parents d’élèves décident de réduire la consommation télévisuelle à la maison.

Un mode de vie

Au fait, est-ce que Julie Faubert et Todd Picard pensent ravoir la télé un jour? «Jamais!», lance la première. Ne leur manque-t-elle pas? «Non. Sinon, je m’en achèterais une!», me répond le second.

Et moi? Ai-je décroché pour de bon? Il y a maintenant 17 mois que j’ai arrêté de regarder la télé. Aujourd’hui, les téléviseurs allumés me paraissent agressants. Je vois plus clairement que la télé m’écrasait, m’hypnotisait, me manipulait, me gavait. Elle jouait avec mes émotions. En quelques minutes, une téléréalité pouvait réussir à me faire envier la vie trépidante de ses participants. Durant les publicités, je zappais pour absorber encore plus de «camelote» au lieu de me lever de mon divan.

Ayant travaillé dans les salles de nouvelles de Radio-Canada et de TVA, je me suis gavée à leur source pendant des années. Je croyais être ainsi connectée au reste du monde, mais je pense maintenant que c’était faux. Comment peut-on bien comprendre les horreurs de la guerre en Syrie en regardant un reportage de 2 minutes ou ressentir de l’empathie pour les victimes de l’ouragan Sandy le temps d’une manchette de 30 secondes? J’ai maintenant l’impression de donner à mon cerveau un répit ainsi qu’une meilleure capacité de réfléchir et de comprendre le monde.

À présent, je ne ressens pas l’envie de me rebrancher. Je ne suis plus à l’étape du sevrage. J’ai plutôt adopté un nouveau mode de vie.

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