Le goût des autres

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L’idée a levé dans une pizzéria qui ne brille ni par son enseigne ni par son mobilier, mais où les prolétaires cravatés du centre-ville s’entassent comme des mouches sur la confiture les jours de semaine. C’est parce qu’on y mange encore de la vraie pizza, décadente, parée de tout ce qui nourrit mal le corps, mais repaît la joie de vivre.

Le resto idéal quand on n’a plus rien à perdre, mais tout à gagner. J’en étais là!

J’y avais convié Éric Grenier, le rédacteur en chef du Magazine Jobboom. Aussi mon éditeur (et bourreau) en ce qui concerne cette chronique. Il fallait qu’on discute. De tout, de rien, mais de mon avenir, surtout.

Alors, comment ça va? me demande-t-il, après qu’on nous eut assigné une table du fond, près de l’enclave ouverte des fours, où grouillent des cuisiniers aux joues rougies par les braises.

Commandons d’abord, ce n’est pas si simple…

Sur le napperon, une cinquantaine de noms de pizzas défilent en italien, tous expliqués en français, numérotés et codés pour les viandes, les végés, les fruits de mer… Mamma mia! Ma déclaration de revenus me semble plus simple.

Et toi, ça va? Le boulot, la banlieue, les enfants?

Oui, le petit dernier grandit vite. Ça devient moins tough…, dit-il.

Increvable Éric. Même papa sur le tard, il reste ce gars béton, qui n’a pas changé d’un cheveu en 20 ans, et que tout chroniqueur rêve d’avoir comme éditeur parce qu’il ne nous laisse jamais rien publier de trop mauvais. On s’est connus au journal étudiant de l’université, et plus tard, on s’est retrouvés proches collègues à la tête du Magazine Jobboom. On a eu un fun noir.

J’aimerais dorénavant inviter des gens à luncher et écrire à propos de leur vision, de leurs idées, de leurs histoires. Des personnalités ou des inconnus..

Il y a quatre ans, il m’accordait un espace de chronique dans son magazine, alors que j’étais partie m’éventer à l’autre bout du monde. Depuis, j’ai pondu une quarantaine de textes, raclant mes états d’âme, questionnements et réflexions sur le fascinant chaos que forment la vie et ses revers. Le voyage, l’amour, l’argent, le travail, l’injustice, la bêtise… j’ai exploré tout ce qui m’habitait et me turlupinait.

Cet exercice de rédaction a toujours été exigeant, mais jamais difficile, l’inspiration venant à la bonne heure, comme la marée en vient toujours à remonter. Mais depuis quelques mois, j’erre en plein désert.

Éric, ça ne va pas, lui dis-je finalement, devant ma pizza quatre fromages qui baigne (sublimement) dans le bleu. Pour ma chronique, je veux dire. Je suis bloquée. J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire aux lecteurs.

Je lui explique que, depuis ses débuts, cette chronique a été alimentée par mon propre mouvement et par les nouveaux défis qui jalonnent ma vie depuis quelques années. Mais qu’une boucle s’est soudainement bouclée. Que l’inspiration m’a quittée. Que je me sens comme désertée. Soupir.

C’est peut-être le début de la crise de la quarantaine, poursuis-je.

Éric me regarde d’un air dubitatif, un rictus en coin, comme il le fait depuis toujours chaque fois que je m’auto-analyse, que je deviens deep. Car Éric, c’est un gars pratico-pratique, qui aime sa cabane dans le fond du bois, les stats et les faits.

J’avais prévu le coup. Depuis quelques semaines, j’avais réfléchi à un nouveau concept de chronique à lui présenter. Le moment était arrivé de lui vendre ma salade.

Éric, j’ai le goût des autres…, dis-je. Je lui explique que j’aimerais dorénavant inviter des gens à luncher et écrire à propos de leur vision, de leurs idées, de leurs histoires. Des personnalités ou des inconnus, mais des gens qui ont quelque chose à dire sur le monde dans lequel on vit.

Un silence s’installe au milieu du boucan ambiant des assiettes, couteaux et fourchettes. Éric sirote son Coke. Il réfléchit.

Mais je le connais bien. Quand une idée lui plaît, une certaine lumière illumine la pâleur de ses yeux bleus. Imaginez une soudaine éclaircie sur un glacier du Grand Nord. C’est un peu ça.

Vous avez compris : il a dit oui.

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Alors, chers lecteurs, on se dit à bientôt, en direct de nouveaux restos, avec de nouvelles nourritures pour l’esprit.

Pizza Il Focolaio
1223, rue du Square-Phillips, Montréal

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