Inde – Vague de suicides chez les producteurs de coton

Photo : Chetna Organic Farmers Association
En Inde, une épidémie de suicides frappe les cultivateurs de coton. Accablés par les mauvaises récoltes, les coûts de production qui ne cessent de grimper et des dettes exponentielles, ils sont des milliers à s’enlever la vie chaque année.

Un soir d’octobre, l’année dernière, Gurala Srinavas a bu une bouteille d’insecticide chimique servant à traiter ses champs de coton. Sa mère l’a trouvé mort le lendemain matin, à l’extérieur de la maison familiale. Sa femme et ses enfants sont hantés par la vision de son corps sans vie, tordu par la douleur.

Le cultivateur de 33 ans venait de se rendre compte que, pour la troisième année, ses plants de coton ne survivraient pas au manque de pluie. Accablé par une dette de 300 000 roupies (5 480 $), il a décidé d’en finir, laissant derrière lui huit personnes : sa femme, ses trois enfants, ses parents, son jeune frère et sa grand-mère. «Nous sommes harcelés par les prêteurs à qui mon mari devait de l’argent, mais nous n’avons aucun moyen de les payer», gémit sa veuve Balamani, lorsque nous la rencontrons six mois après le drame, dans le village de Rajapet, dans l’État de l’Andhra Pradesh, au centre de l’Inde.

Désespérés

La famille de Gurala Srinavas n’est pas la seule à connaître une telle tragédie. En Inde, où plus de la moitié de la population vit de l’agriculture, toutes les régions productrices de coton sont frappées par une vague de suicides de cultivateurs. Tellement que la cotton belt indienne, qui s’étend du centre du pays jusqu’au nord-ouest, est maintenant surnommée suicide belt. Le Bureau national de documentation des crimes – le suicide est considéré comme un délit en Inde – rapporte que plus de 250 000 agriculteurs se seraient enlevé la vie entre 1995 et 2010. Il y en aurait eu plus de 18 000 en 2010.

Les producteurs de coton sont les plus désespérés. Cette culture exige des pesticides coûteux et beaucoup d’eau. Or, 65 % des terres agricoles de l’Inde ne sont pas irriguées. Les sécheresses sont fréquentes et les récoltes échouent souvent. De plus, le prix du coton est très volatil sur le marché mondial. Le gouvernement indien a bien adopté un «prix de soutien minimum», mais il est insuffisant. «Les cultivateurs ne réussissent pas à récupérer leurs coûts de production et à faire un profit», dénonce Inderjit Singh Jaijee, président de la Baba Nanak Educational Society, qui finance l’éducation des enfants de victimes de suicide dans l’État du Pendjab, au nord du pays.

Le rôle des OGM

Plusieurs groupes environnementaux mettent aussi en cause le coton transgénique, introduit en Inde au début des années 2000, notamment par la multinationale Monsanto. Alléchés par la perspective de rendements améliorés, les cultivateurs ont adopté en masse le coton OGM – appelé coton Bt – même si les semences sont deux fois plus chères que les semences traditionnelles et doivent être rachetées chaque année. Censé résister aux insectes et aux maladies, le coton Bt n’a pas tout à fait rempli ses promesses. Les agriculteurs doivent tout de même utiliser des pesticides et des engrais coûteux. Leurs frais de production ont donc augmenté. «En adoptant le coton Bt, ils pensent augmenter leurs revenus, mais s’ils perdent leur récolte, ils ont aussi plus à perdre», souligne Monkombu Sambasivan Swaminathan, généticien, considéré comme le père de la révolution verte des années 1960 en Inde. Il a présidé une commission nationale sur l’agriculture et siège maintenant au Parlement.

La spirale de l’endettement

«Nous suivons les conseils des vendeurs de semences pour décider de ce que nous allons planter dans notre champ», raconte Padma Vykuntama, dont le mari, Dacharam, s’est pendu l’année dernière, la laissant seule avec trois gamins et une dette de 200 000 roupies (3 650 $) – une somme considérable quand on sait que le revenu moyen d’un cultivateur indien est de moins de 600 $ par année. L’endettement est courant chez les petits producteurs de coton. Comme ils n’ont généralement pas de quoi payer, le vendeur leur fait crédit jusqu’au moment de la récolte. Les fermiers doivent alors lui vendre leur production, à un prix généralement inférieur à celui du marché. Ou alors ils empruntent auprès de prêteurs privés, à des taux usuraires, puisque le crédit bancaire est souvent hors de leur portée. «Les taux d’intérêt varient de 24 à 60 %, et le prêteur prend la terre en garantie. Comme les cultivateurs ne sont pas éduqués, ils ne réalisent pas à quel point leur dette se multiplie», explique Ramakrishna Yarlagadda, pdg de Chetna Organic Cotton, un organisme qui aide les agriculteurs à se convertir au coton bio.

Pour certains, la situation est sans issue. Pas étonnant qu’ils soient si nombreux à opter pour une gorgée de pesticide…

Larmes et labeur

Mais pour ceux qui restent, la situation est encore pire. Ainsi, la veuve de Gurala Srinavas, Balamani, travaille pour d’autres agriculteurs contre un salaire de misère, tout comme ses beaux-parents. Le frère de son mari a quitté le collège où il étudiait le commerce pour venir aider la famille. La mère prévoit aussi retirer de l’école sa fille de 13 ans, Monika, pour qu’elle s’occupe de la maison et de ses frères, tout en fabriquant des petits cigares dans ses temps libres. C’est une activité mauvaise pour la santé, mais l’adolescente obtiendra 10 roupies (20 cents) pour chaque lot de 100 cigares… «Je n’ai pas le choix, tout le monde doit travailler», dit Balamani d’une voix chevrotante, en s’essuyant les yeux avec un pan de son sari bleu fleuri. Monika pleure aussi en silence dans un coin de la maison en terre battue, en écoutant sa mère. À l’école, elle est la meilleure de sa classe.

En principe, la famille a droit à l’aide financière du gouvernement, en vertu d’un programme d’aide justement destiné aux proches des cultivateurs suicidés. Mais Balamani n’en est pas certaine : son mari cultivait la terre appartenant à son père, ce qui pourrait l’empêcher de toucher des indemnités. De toute façon, si l’État leur verse quelques centaines de roupies, elles iront directement dans les poches des créanciers, qui viennent chaque jour s’asseoir devant la maison des Srinavas pour réclamer leur dû.

La détresse est la même dans le village voisin, Doulapur, où nous rencontrons Padma Vykuntama, ses trois jeunes fils et sa belle-mère, devant leur petite maison de ciment. Les voisins rappliquent pour écouter la jeune veuve raconter qu’elle aussi est harcelée par les prêteurs. Comme le salaire qu’elle tire de son travail dans les champs n’est pas suffisant, elle devra envoyer travailler son fils aîné, Naveen, 12 ans. «Mon mari n’avait pas de terre à son nom, dit Padma, la voix éteinte. Le gouvernement me demande 13 documents différents pour évaluer ma demande d’aide, je ne suis pas certaine de pouvoir les réunir tous.»

L’organisme Caring Citizens’ Collective aide justement à payer l’éducation des enfants de victimes de suicide en Andhra Pradesh, une lueur d’espoir pour Monika et Naveen. «Au moins, si ces enfants sont éduqués, ils pourront améliorer leur sort», explique la fondatrice, Sajaya Kakarla.

De l’autre côté de la suicide belt, dans l’État du Pendjab, Inderjit Singh Jaijee fait la même chose avec la Baba Nanak Educational Society. Alors que nous visitons avec lui des villages de la région de Moonak, nous rencontrons la famille de Dara Singh, un producteur de coton qui s’est empoisonné aux pesticides trois semaines plus tôt, laissant derrière lui trois orphelins – leur mère ayant quitté la famille cinq ans auparavant –, des parents vieillissants et une dette de 400 000 roupies (7 300 $). Pendant que le grand-père nous raconte ses déboires, assis sous le porche de sa maison, à l’abri du soleil de plomb de l’après-midi, les enfants ont le regard triste. L’un d’eux est couché en boule dans un coin. Inderjit Singh Jaijee prend des notes au sujet de la famille. Il va tenter de leur trouver des «parrains» pour payer les études des enfants. Avec un peu de chance, et un peu d’aide, ils pourront échapper au destin de leur père et de tant d’autres agriculteurs indiens.

Ce reportage a été rendu possible grâce à une bourse Nord-Sud attribuée par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec et financée par l’Agence canadienne de développement international.

L’Inde en chiffres

  • Population : 1,2 milliard, 2e pays le plus peuplé au monde après la Chine
  • Population active : 487,6 millions
  • Agriculture : 52 %
  • Industrie : 14 %
  • Services : 34 %
  • Population vivant sous le seuil de pauvreté : 25 %
  • Taux d’alphabétisation : 61 %
  • Espérance de vie : 67 ans
  • PIB par habitant : 3 700 $US

L’industrie du coton en Inde

  • L’Inde est le deuxième plus gros producteur au monde, après la Chine.
  • Nombre d’employés : 46,6 millions
  • Production annuelle : 5,4 millions de tonnes
  • La culture du coton occupe 5 % des terres, mais utilise 50 % des pesticides vendus au pays.

Sources : The World Factbook (CIA), International Cotton Advisory Committee

Dans ce dossier :

Des visages sur le drame du coton indien

commentez@jobboom.com