Affaires paranormales

Les voyants n’arrivent pas à s’enrichir en prédisant les chiffres de la loterie? Qu’à cela ne tienne! Leur «don» permet aux devins de tout genre de gagner leur vie dans l’industrie du paranormal, un étrange business né sous une bonne étoile.

Il a suffi d’un courriel envoyé à 38 amis et contacts pour découvrir le pot aux roses. Sept d’entre eux m’ont répondu, assez honteusement, avoir déjà consulté un voyant, un astrologue ou un médium. «C’est un divertissement comme un autre», s’est défendue Nancy, une infirmière de 33 ans, qui s’est révélée être une adepte. Obsédéepar l’âme sœur qu’elle n’a pas encore trouvée, elle se paie une cartomancienne environ une fois par an.

Martin n’a «péché» qu’une seule fois. Cet agent immobilier a casqué 120 $ et conduit 80 km pour consulter un voyant dont un ami lui avait parlé. «Je venais de casser avec ma blonde, j’étais perdu. J’avais besoin de me raccrocher à quelque chose.»

On a eu un succès fou. Les Québécois nous préféraient aux Beaux Dimanches!
– Richard Glenn, qui a animé une émission sur l’ésotérisme pendant 21 ans.

Une forte proportion de la population est prête à croire ce que proposent les sciences occultes, semble-t-il. Une enquête réalisée en 2009 par le Pew Research Center, aux États-Unis, révèle que 29 % des Américains croient être en contact avec les morts, 18 % auraient vu des fantômes et 15 % auraient déjà consulté un voyant – deux fois plus de femmes que d’hommes. En 2002, 30 % des Canadiens interrogés par la firme Léger Marketing admettaient aussi avoir consulté un voyant ou un médium.

Toutefois, le nombre de praticiens en activité au pays demeure obscur. «On ne sait pas exactement combien de personnes vivent des métiers de l’ésotérisme», mentionne Marie-Lyne Brunet, agente de communication chez Statistique Canada. «Elles sont probablement disséminées dans différentes catégories associées à la vente ou aux services personnels, entre autres.» Chose certaine, médiums et autres devins doivent avoir le sens des affaires pour transformer leurs connexions avec l’au-delà en nourritures terrestres.

Argent sonnant

Deux fois par année, le Salon international de l’ésotérisme de Montréal (qui n’a d’international que le nom) accueille quelques milliers de visiteurs à la Place Bonaventure.

Les convertis comme les curieux déboursent 15 $ pour y entrer et gardent ensuite leur portefeuille à portée de main : ils paient généralement 50 $ pour une demi-heure avec une voyante, 20 $ pour faire photographier leur aura et 4 $ pour faire numériser leurs lignes de la main et en obtenir une lecture par ordinateur. Année après année, les caisses enregistreuses résonnent.

Laura Lloyd, ex-propriétaire de restaurants et de boîtes de nuit, gagne sa vie depuis 25 ans en orchestrant le Salon, en plus de tirer les cartes pour ses propres clients. «Je suis arrivée au bon moment, dans les années 1980, raconte la cartomancienne de 75 ans. Il y avait une occasion à saisir. Le public avait une curiosité qui ne demandait qu’à être assouvie.»

L’organisatrice accueille une quarantaine d’exposants à chaque édition. «À ma connaissance, la majorité d’ entre eux vivent de leur art, estime-t-elle. Il y a des hauts et des bas dans le marché, mais on arrive à se tirer d’affaire.»

«Étonnamment, les gens n’arrêtent pas de consulter les voyants en temps de crise économique», a récemment constaté Lynn Schofield Clark, professeure à l’Université de Denver et auteure du livre From Angels to Aliens: Teenagers, the Media, and the Supernatural (Oxford University Press, 2003). «Au contraire, les moments d’incertitude attisent l’intérêt pour les arts divinatoires. On a besoin de se faire promettre un avenir meilleur.»

Vies antérieures

Ce n’est pas d’hier que les sciences occultes font le pain et le beurre des mystiques. «C’est vieux comme le monde», dit Alain Bouchard, sociologue de la religion qui enseigne à l’Université Laval et au Cégep de Sainte-Foy. «Dans les textes anciens de la Mésopotamie datant de plus de 2 000 ans, on trouve des prophéties lues dans le foie des animaux.»

L’humain s’est toujours tourné vers la croyance en des forces surnaturelles pour expliquer le monde qui l’entoure. C’est d’ailleurs la base de toutes les religions. «Les praticiens des sciences occultes vont plus loin et affirment pouvoir interpréter et manipuler ces forces, poursuit Alain Bouchard. C’est cette forme de contrôle sur la vie qu’ils prétendent exercer qui les rend tellement attirants pour le public.»

Au Québec, les métiers de l’ésotérisme pratiqués aujourd’hui ont germé dans les années 1970, en partie pour combler le vide laissé par le déclin de la religion catholique.

«Quand j’ai commencé dans le métier, personne au Québec ne connaissait le mot “ésotérisme”», raconte Richard Glenn qui, à partir de 1976, a animé l’émission Ésotérisme expérimental les dimanches soir à la télévision communautaire. «On a eu un succès fou. Les Québécois nous préféraient aux Beaux Dimanches!» Pendant 21 ans, ce personnage coloré a invité dans son studio tous les fanas des sciences occultes : cartomanciens, numérologues, astrologues, médiums, ufologues, etc.

L’étoile de Richard Glenn — qui poursuit aujourd’hui sa diffusion de matériel à caractère ésotérique sur Internet — a perdu de son lustre, mais l’ésotérisme est loin d’être passé de mode. Nombre de praticiens profitent des nouvelles possibilités technologiques pour vendre leurs services. Contre de rondelettes sommes, plusieurs sites donnent accès à des voyants québécois pouvant être consultés par téléphone, par Skype ou par courriel.

Savoir s’adapter

«Le secret, pour vivre de l’ésotérisme, c’est d’être polyvalent», dévoile Noëlla Roberge, 70 ans, qui gagne sa croûte «modestement, mais confortablement» depuis 40 ans grâce à la voyance. Pendant 22 ans, jusqu’en 2008, elle a géré la Maison des sciences occultes avec son mari aujourd’hui décédé. La boutique avait pignon sur rue à Montréal-Nord. On y vendait des livres, des chandelles, des disques de musique «spirituelle», des cristaux, des pendules, des talismans. «Personnellement, je ne crois pas aux pouvoirs de ces gadgets, admet-elle. Je préfère investir ma confiance dans mes anges et mes guides spirituels. Mais il faut respecter les croyances des autres. Et ça se vendait bien.»

Noëlla Roberge et son mari ont aussi administré pendant 28 ans un centre de formation. Durant les meilleures années, jusqu’à 175 élèves venaient y suivre des cours sur le tarot, l’astrologie, les lignes de la main… Pour compléter son offre de services, le couple a lancé il y a 16 ans une ligne 1 900, toujours en fonction. Les clients allongent aujourd’hui 4,50 $ la minute pour des séances de tarot par téléphone. «Je fais aussi des consultations à la maison, mais je ne prends plus de nouveaux clients depuis longtemps, dit-elle. Mon carnet de rendez-vous est plein.»

Avec l’ésotérisme, il n’y a pas de magie : il faut travailler fort!
– Laura Lloyd, organisatrice du Salon international de l’ésotérisme de Montréal

Parce qu’ils sont «polyvalents», plusieurs experts en sciences occultes écrivent aussi des livres. En 2002, le professeur à la Faculté de psychoéducation de l’Université de Montréal Serge Larivée avait visité une soixantaine de librairies dans sept régions du Québec, pour constater que les livres consacrés aux ouvrages de «pseudo-sciences» occupaient en moyenne 48,96 m sur les étagères, contre 6,95 m pour les livres de vulgarisation scientifique! «Je compte refaire le même exercice bientôt, dit le chercheur. J’ai l’impression que la place consacrée aux livres d’ésotérisme a encore grandi.»

Au Québec, un best-seller qui se vend à 3 000 ou 4 000 exemplaires peut rapporter tout au plus 10 000 $ à son auteur. Les livres d’horoscope annuel publiés par les stars de l’astrologie, comme Andrée D’Amour ou Anne-Marie Chalifoux, peuvent toutefois s’écouler à 20 000 exemplaires en quelques mois, selon les éditeurs. Pas mal! Surtout quand l’exploit se répète chaque année et qu’on complète ses revenus en offrant des services – carte du ciel, calcul de l’ascendant, prévisions personnelles — sur son site Internet.

Pas de magie

Marie-Renée Patry, comédienne qui pratique la magie blanche depuis son enfance, a écrit deux livres au cours de sa carrière : Tarot Sanctum (Éditions du roseau, 2007) et Sapiences (2005). Ils se sont vendus à 14 000 et 10 000 exemplaires respectivement.

En 2002, elle a ouvert la boutique Charme & Sortilège, véritable creuset du monde ésotérique à Montréal – avec la boutique le Mélange magique qui dessert surtout la communauté anglophone. Boules de cristal, jeux de tarot, huiles censées attirer la chance, conférences sur la magie, le shamanisme ou la voyance…

L’offre de la boutique a conquis nombre d’adeptes des sciences occultes. N’empêche, le commerce tire le diable par la queue.

«On n’a pas fait de profit pendant les quatre premières années», confie Marie-Renée Patry, qui poursuit sa carrière de comédienne pour des publicités et du doublage. «Mais nous avons continué à investir parce que pour nous, c’est plus qu’un magasin, c’est une mission de vie.» Depuis quelques années, les propriétaires font de petits profits qu’ils réinvestissent dans l’entreprise. «Les cinq personnes qui travaillent ici, y compris les propriétaires, ont toutes un emploi ailleurs.»

Micheline Landry-Robillard, médium, doit aussi trimer dur pour joindre les deux bouts. Bon an mal an, elle participe à une vingtaine de salons d’ésotérisme au Québec, en Ontario et au Nouveau-Brunswick. «D’un endroit à l’autre, on revoit les mêmes exposants, raconte-t-elle. On est un peu comme des musiciens en tournée.» Pendant ces salons, elle peut voir une vingtaine de clients par jour. À 50 $ la demi-heure, ça vaut le déplacement, calcule-t-elle. Sur place, elle tisse des contacts et des fans l’invitent ensuite à des showers, des fêtes, ou lui demandent des consultations privées.

Pour Laura Lloyd, qui organise le Salon international de l’ésotérisme à Montréal, le paranormal, c’est un business comme un autre. «La Place Bonaventure me demande 9 000 $ pour louer les lieux pendant trois jours. En plus, elle prend 25 % de la vente des billets. Et les publicités dans les journaux coûtent de plus en plus cher…» Elle doit s’arranger pour «arriver».

«Avec l’ésotérisme, il n’y a pas de magie : il faut travailler fort!»

Je vois un avocat dans votre avenir

L’exercice des arts divinatoires n’est régi par aucune loi ni aucun règlement ou ordre professionnel. Autrement dit, n’importe qui peut se lancer dans le métier du jour au lendemain. Ce qui ne veut pas dire que les astrologues, voyants ou sourciers sont à l’abri des tribunaux. L’article 219 de la Loi sur la protection du consommateur stipule qu’aucun commerçant ne peut, par quelque moyen que ce soit, faire une représentation fausse ou trompeuse à un consommateur.

«Un astrologue ou un voyant qui garantit des résultats s’expose à des poursuites», indique Jean Jacques Préaux, relationniste à l’Office de la protection du consommateur (OPC). «Si on vous vend des chiffres chanceux en vous promettant de gagner à la loterie, ou si on vous extorque de l’argent en vous disant que vous allez rencontrer l’âme sœur, vous pouvez traîner ce marchand de bonne fortune devant la Cour des petites créances. Vous pouvez aussi déposer une plainte auprès de l’OPC.» Dans les faits, ce genre de poursuite est plutôt rare. «C’est difficile de bâtir une preuve, ajoute-t-il.
Le vendeur pourra toujours se défendre en disant qu’il n’a pas fait de promesses et que son client connaissait les limites de son “art“.»

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