Quelle éthique pour les TIC?

Jean-Guillaume Dumont, Dany Joly et François Boucher-Genesse, cofondateurs d'Ululab Photo : Ululab
Jean-Guillaume Dumont, Dany Joly et François Boucher-Genesse, cofondateurs d’Ululab
Photo : Ululab

Plus que jamais, l’éthique est au cœur des préoccupations des travailleurs et des regroupements professionnels. Le milieu des TIC n’y fait pas exception. De la confidentialité au respect de la vie privée, les enjeux concernant ce secteur sont nombreux, tout comme les dérives possibles.

Tiré du magazine Les carrières des TIC 2014.

Certains principes éthiques s’appliquent à l’ensemble des milieux professionnels : respect, honnêteté, confidentialité, professionnalisme, etc. Mais au-delà de ces valeurs, le secteur des TIC a aussi des critères moraux qui lui sont propres, selon Michel Séguin, professeur au Département d’organisation et ressources humaines à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal.

Il faut, par exemple, évaluer l’impact que le produit aura sur la vie des utilisateurs»
— François Boucher-Genesse, confondateur d’Ululab

«Pour les développeurs d’applications utilisant le GPS des téléphones intelligents, par exemple, il est notamment question de la propriété, de la gestion et de la légitimité de l’utilisation des renseignements sur la vie privée des gens, illustre-t-il. Dans le jeu vidéo, l’un des enjeux éthiques consiste entre autres à choisir d’inclure ou non des contenus violents.»

Cofondateurs de la boîte de jeux vidéo éducatifs Ululab, François Boucher-Genesse, Jean-Guillaume Dumont et Dany Joly sont pleinement conscients des principes éthiques liés à leur secteur d’activité… et des écarts possibles. Mais tous les travailleurs ne font pas preuve du même sens moral. «Dans notre milieu, certaines entreprises usent de stratégies marketing pernicieuses afin de contourner les lois qui interdisent de s’adresser directement aux jeunes de 13 ans et moins», relate Jean-Guillaume Dumont. Ainsi, des jeux dont le téléchargement est gratuit offrent la possibilité aux jeunes joueurs d’acheter des articles virtuels en échange d’argent bien réel. Une façon de faire qui irait à l’encontre de l’éthique d’Ululab. «Nous préférons que les enfants progressent grâce à leurs apprentissages plutôt qu’à l’aide d’argent», fait-il valoir.

La création d’un jeu vidéo est d’ailleurs susceptible de soulever beaucoup plus de dilemmes que l’on pourrait le penser. «Il faut, par exemple, évaluer l’impact que le produit aura sur la vie des utilisateurs», expose François Boucher-Genesse. Les concepteurs doivent notamment tenir compte de la dépendance que pourrait entraîner chez certains joueurs un grand nombre d’heures passées devant l’écran. Plus spécifiquement, pour Ululab, c’est aussi prendre des décisions qui permettent de marier la nécessaire rentabilité de l’entreprise et sa mission, qui est de pallier le désintérêt des jeunes pour les sciences et les mathématiques.

En bonne et due forme

De plus en plus d’associations professionnelles choisissent aujourd’hui de se doter d’un guide ou d’un code d’éthique. L’Association québécoise des informaticiennes et informaticiens indépendants (AQIII), qui regroupe plus de 1 750 travailleurs autonomes du milieu des TIC, a emboîté le pas il y a un an. Et ce n’est pas la seule : l’Association de la sécurité de l’information du Québec, entre autres, possède déjà un guide d’éthique pour les membres de son conseil d’administration.

La médiatisation de la commission Charbonneau, qui a enflammé le débat sur l’éthique dans le domaine de l’ingénierie, n’y est pour rien, affirme Lucie Morin, chargée de projets et vice-présidente du conseil d’administration de l’AQIII. Ces préoccupations étaient déjà bien présentes dans le milieu. «Nos objectifs étaient de conserver et d’accroître la confiance des partenaires d’affaires et de la population, explique-t-elle. Nous voulions aussi démontrer le professionnalisme de nos membres et promouvoir la profession d’informaticien.» De toute évidence, les membres de l’Association y ont vu une bonne chose, puisque avant même la rédaction du code d’éthique, ils avaient voté en faveur de sa création à 92 %.

La confidentialité est au cœur des enjeux éthiques dans le milieu des TIC. Les professionnels du secteur sont appelés à manipuler des masses de données, dont certaines peuvent être sensibles.

Ce code, qui se trouve en ligne, stipule par exemple que le travailleur autonome doit s’assurer que sa situation contractuelle envers ses clients soit claire et communiquée, et exécuter ses mandats avec un haut niveau de responsabilité morale, d’intégrité et de respect.

Il faut dire que les membres ont l’habitude de conjuguer avec de tels codes, fait remarquer François Gibeault, architecte d’entreprise et administrateur siégeant au conseil d’administration de l’AQIII. «Nous sommes tous des travailleurs autonomes et la plupart des clients nous demandent déjà de respecter leur propre code d’éthique, explique-t-il. Celui de l’AQIII vient seulement bonifier le tout.» D’ailleurs, comme d’autres travailleurs des TIC, François Gibeault doit aussi respecter le Code de déontologie des ingénieurs en tant que membre de l’Ordre des ingénieurs du Québec.

Promettez-vous de garder le secret?

Rares sont les professionnels confrontés à des situations comme celle de l’ancien employé d’un sous-traitant de la National Security Agency, Edward Snowden, qui a choisi de révéler des informations ultrasecrètes sur les programmes de surveillance des communications électroniques du gouvernement américain, au nom de l’intérêt public.

Certes, la confidentialité est au cœur des enjeux éthiques dans le milieu des TIC. Les professionnels du secteur sont appelés à manipuler des masses de données, dont certaines peuvent être sensibles. «C’est, par exemple, le cas des analystes d’affaires et des travailleurs en sécurité informatique ou de ceux qui gèrent des bases de données», énumère Lucie Morin.

«Il va de soi que nous devrions toujours respecter la confidentialité. La plupart des entreprises nous font d’ailleurs signer des ententes contenant des clauses à ce sujet.» Parfois même, c’est la stratégie de l’entreprise que l’on souhaite ainsi protéger, constate-t-elle.

Le gros bon sens

De son côté, Ululab n’a pas de guide d’éthique. Si les cofondateurs n’excluent pas cette idée, ils n’y voient pas un impératif. «Il pourrait être intéressant d’avoir un document écrit lorsque nous aurons des employés, admet Dany Joly. Mais l’éthique, c’est bien plus qu’un simple guide. C’est une question de gros bon sens. L’idéal est d’avoir des employés qui, d’eux-mêmes, seront capables de détecter les problèmes éthiques et d’en discuter avec leurs collègues pour se faire une opinion.»

Ancien ingénieur logiciel chez Microsoft, Dany Joly avait remarqué que l’attitude des employés avait plus d’influence sur la nature des comportements que le code d’éthique en place. «J’ai eu la chance de travailler dans une équipe où, par exemple, les débats portaient sur les idées et non les individus, ce qui était beaucoup plus productif», raconte-t-il. Avec ou sans code, Dany Joly croit que l’éthique devrait être une valeur qui transcende toutes nos actions quotidiennes.

Éthique ou déontologie?

Si l’on tend souvent à les confondre, le guide d’éthique et le code de déontologie fonctionnent pourtant selon une logique différente, clarifie Magalie Jutras, présidente du Réseau d’éthique organisationnelle du Québec. «Le guide d’éthique est moins contraignant et vient illustrer les valeurs de l’organisation, explique-t-elle. Il peut reprendre certains éléments du code de déontologie, mais la formulation est plus positive. L’idée est d’inspirer les gens à adopter les comportements que l’on juge souhaitables. Le code de déontologie, lui, est plus normatif et contient les règles qui dictent ce qui peut être fait ou non, par exemple les conflits d’intérêts, l’assiduité, l’utilisation du courriel, etc.»

Qui plus est, le code de déontologie s’accompagne de sanctions possibles advenant son non-respect, précise Michel Séguin, professeur au Département d’organisation et ressources humaines à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal.

L’approche éthique est souvent plus performante que la déontologie, croit Michel Séguin. «Les gens veulent être reconnus et ils sont heureux s’ils sont capables de donner du sens à leurs actions, explique-t-il. Mais il y a toujours des gens plus insensibles à cela, pour qui un code de déontologie est nécessaire.»