La ruée vers la morille

À l’échelle mondiale, le commerce des champignons forestiers rapporte près de trois milliards de dollars annuellement. Et voilà que les initiatives de cueillette et de commercialisation commencent à pousser aux quatre coins du Québec.

Après avoir parcouru 120 km de chemins forestiers depuis le village de La Doré, au Lac-Saint-Jean, on aperçoit les premières traces de l’incendie qui a dévasté plus de 140 000 hectares de forêt autour du bien nommé lac Smoky durant l’été 2010. Au milieu de ce paysage désolé, des cueilleurs couverts de suie sont à l’œuvre. Ils scrutent le sol à la recherche de morilles de feu, un champignon forestier qui fait le bonheur des gastronomes et qui vaut son pesant d’or.

Sac à l’épaule et couteau en main, les cueilleurs en sont à leur première journée de travail. «Les champignons, c’est un peu comme la ruée vers l’or», lance Daniel Faucher, qui vit sa première expérience de cueillette. Après cinq heures de recherche, le trésor se révèle modeste, par contre : une maigre récolte de deux kilos de morilles qui lui rapportera à peine quelques dizaines de dollars.

Il fait partie d’une équipe de 16 reboiseurs-cueilleurs travaillant pour la Coopérative de solidarité forestière de la Rivière aux Saumons, dont les travaux sylvicoles sont l’activité principale. «Quand on trouve assez de champignons, on arrête le reboisement pour passer en mode récolte», explique Luc Godin, biologiste et prospecteur de champignons pour cette coopérative. L’organisme innove avec ce mode de fonctionnement. D’habitude, les cueilleurs sont des travailleurs autonomes itinérants qui vendent leur récolte à des acheteurs indépendants.

Franck Tuot et Jean-François Bourdon, deux étudiants en génie forestier, sont aussi à la conquête de la morille de feu. Depuis la fin de mai, ils logent dans un modeste abri planté dans les bois. «Il y a amplement de morilles de feu cette année pour faire pas mal d’argent, mais il faut d’abord savoir où les trouver», raconte Franck. «Quand on a fini par tomber sur de belles talles, la saison était déjà avancée et les larves d’insectes avaient rendu les champignons impropres à la vente. Si on avait été au bon endroit, au bon moment, on aurait fait une récolte de fou!» ajoute Jean-François, comblé par les données scientifiques recueillies en même temps sur la morille, un champignon dont on connaît encore mal l’écologie.

Morilleville

La récolte de la morille commence au début de juin et s’étire jusqu’en juillet dans les forêts plus nordiques. Elle pousse dans la plupart des régions du Québec, surtout dans les forêts de pins gris qui ont brûlé. En une journée, un cueilleur peut ramasser jusqu’à 40 kilos de morilles, pour ensuite les revendre entre 10 et 20 $ le kilo.

En Colombie-Britannique, le marché des champignons forestiers génère 60 millions de dollars de revenus annuellement, dont 15 millions pour la morille seulement. Des milliers de cueilleurs convergent chaque été vers les immenses forêts ravagées par le feu et y forment des microvillages éphémères.

Les cueilleurs sont payés en argent sonnant, explique Anthony Avoine Giguère, biologiste et propriétaire d’Amyco Champignons Sauvages, une entreprise de récolte et de distribution de produits forestiers. «L’industrie de la morille ressemble beaucoup à celle du bleuet, à la différence qu’il faut bien connaître l’écologie de ce champignon pour faire une bonne paie», précise ce cueilleur devenu acheteur de champignons itinérant au Canada depuis 2009. Et pour que la morille émerge, il doit y avoir des incendies de forêts de pins gris, en été. Malheureusement, au Québec, les feux sont plus fréquents au printemps, ce qui rend l’approvisionnement instable. Heureusement, bolets, chanterelles, champignons homards, matsutakes et autres champignons forestiers font aussi saliver cueilleurs et entrepreneurs.

«La consommation mondiale de champignons forestiers augmente de 5 à 10 % par an. Le marché devrait atteindre au moins 50 M$, voire 100 M$, d’ici 10 ans au Québec», estime J. André Fortin, biologiste retraité et chercheur émérite du Centre d’études de la forêt de l’Université Laval. «Déjà, Les Entreprises Dramis, à Lebel-sur-Quévillon, veulent investir 500 000 $ dans une usine de transformation des champignons.» D’autres seront éventuellement construites ailleurs au Québec.

Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, trois entreprises de commercialisation de champignons forestiers ont vu le jour depuis quatre ans et une coopérative de cueilleurs est en formation.

Marie-France Gévry, biologiste et présidente de l’Association pour la commercialisation des champignons forestiers, croit aussi que le champignon forestier a de l’avenir au Québec. Mais il ne sauvera pas les travailleurs de l’industrie forestière en déclin. «Les profits aux cueilleurs ne sont pas énormes et c’est un travail saisonnier.» Les champignons permettront à des personnes d’avoir un revenu d’appoint, sans plus. Et pour que l’industrie prenne son envol, les entrepreneurs devront déployer plusieurs postes d’achat sur le territoire québécois.

Toutefois, les champignons forestiers offrent de belles occasions d’affaires, notamment en mycotourisme, estime Marie-France Gévry. «Faire une cueillette de champignons avec 20 personnes qui paient chacune 50 $ pour vivre cette expérience peut être beaucoup plus payant que les champignons eux-mêmes.»

Vite, des cueilleurs

En 2008, Aldéi Darveau a lancé le Projet champignon à Saint-Thomas-Didyme, au Lac-Saint-Jean, afin de développer des solutions à la crise forestière. Dans le cadre de ce projet, il a certifié plus de 150 cueilleurs à la suite d’une formation éclair. «La ressource la plus importante est le cueilleur. Sans lui, les champignons ne valent rien et pourrissent en forêt.»

C’est pourquoi il a participé à la mise en place d’un programme d’attestation d’études collégiales (AEC) plus complet donné au Cégep de Saint-Félicien. Aujourd’hui enseignant dans ce programme, Aldéi Darveau espère former 100 cueilleurs commerciaux accrédités d’ici trois ans.

«Dix tonnes de champignons pourraient alors être récoltées au Lac-Saint-Jean, ce qui générerait des revenus de 100 000 $ pour les cueilleurs.» Pour l’instant, l’activité est encore marginale; les récoltes dépendent des feux de forêt et des conditions météorologiques. Les revenus demeurent modestes, variant selon l’effort des cueilleurs et leur connaissance du territoire. L’an dernier, un cueilleur débutant a récolté pour 2 400 $ de champignons en trois semaines.

Pierre Chevrier, coordonnateur de projet pour Biopterre, un centre de développement des bioproduits de Matagami, travaille sur un projet de récolte et de géolocalisation du matsutake, un champignon qu’apprécient les Japonais. Depuis 2008, Biopterre forme des jeunes pour la cueillette et pour la localisation des sites propices au matsutake dans les communautés autochtones de la Baie-James. «Nous avons trouvé 30 000 hectares de territoire hautement productif qui pourrait engendrer 50 000 kilos de matsutakes, qui se vendent en moyenne 10 $ le kilo», explique-t-il. Ce n’est qu’un début : ces données sont tirées d’un échantillon de 8 000 km2, alors que le territoire de la Baie-James couvre 350 000 km2!

Un héritage perdu

La plupart des champignons forestiers, comme la chanterelle et le cèpe, sont «symbiotiques», c’est-à-dire qu’ils doivent être en relation avec les racines d’un arbre desquelles ils puisent des sucres en échange de leurs minéraux et leur eau, explique le biologiste Anthony Avoine Giguère. Cette relation fait en sorte qu’un cueilleur retrouve tous les ans des champignons au même endroit, et qu’il peut en venir à se constituer un «patrimoine mycologique». «En France, les gens lèguent même leurs talles de champignons, de génération en génération, par testament», confirme Franck Tuot, étudiant français en foresterie à l’Université Laval.

«Au Québec, il y a eu une rupture avec cette tradition française, constate le biologiste J. André Fortin. Ça fait 25 ans que je me fends en quatre pour que le gouvernement aide à structurer l’industrie du champignon, mais rien n’est fait. Ils croient malheureusement que ce n’est qu’une mode…»

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• La ruée vers la morille, en photos