La cyberjustice encore embryonnaire

Valentin Callipel, Laboratoire sur la cyberjustice de l'Université de Montréal
Photo : Éric Carrière

Supposons qu’une machine à remonter le temps catapulte un chirurgien du XIXe siècle dans un hôpital du XXIe siècle. Le toubib serait complètement désorienté par les technologies médicales modernes. Et un avocat du XIXe siècle dans un palais de justice de notre époque? L’homme de loi se retrouverait en terrain connu : même décorum (perruques en moins), même art oratoire… et même paperasse.

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Dans le Laboratoire, on essaie d’aller plus loin que l’outil technologique. Il ne s’agit pas seulement de mettre un ordinateur à la portée d’un juge. On se demande comment réorganiser le procès pour que ce soit plus rapide, moins coûteux, plus efficace.
Valentin Callipel

Sauf s’il atterrissait au Laboratoire sur la cyberjustice de l’Université de Montréal. Dans cette salle d’audience d’une centaine de places, il se retrouverait dans une pièce où les bureaux du juge, des avocats, du greffier, etc., sont équipés d’ordinateurs avec écrans tactiles. Autour de lui, il verrait des caméras et des écrans de projection sur les murs. Et au fond de la salle, derrière une vitre teintée, se trouverait une équipe pluridisciplinaire observant et analysant les simulations de procès.

Car cet espace, inauguré en novembre 2010, sert à tester les nouveaux outils technologiques qui pourraient servir la justice de demain. «Les professions juridiques ont été assez peu touchées par les nouvelles technologies. Essentiellement, tout fonctionne encore sur papier», souligne Valentin Callipel, chargé de mission au Laboratoire sur la cyberjustice de l’Université de Montréal.

Ce labo, dirigé par le professeur Karim Benyekhlef (Université de Montréal), assisté de Fabien Gélinas (Université McGill) et de Nicolas Vermeys (chercheur et avocat-conseil), est le fruit de plusieurs années de travaux au Centre de recherche en droit public de la Faculté de droit de l’Université de Montréal.

Nous l’avons visité en juin 2012. Une véritable machine à se propulser dans l’avenir…

Informatiser, partager

La mission initiale du Laboratoire : informatiser le procès grâce à la numérisation des documents et des procédures; faciliter la médiation, l’arbitrage et la gestion des litiges à l’aide de logiciels. Par exemple, le juge, les avocats et les parties peuvent consulter un document numérisé en réseau, simultanément, au lieu de se pencher l’un après l’autre sur un document imprimé. Il est aussi possible de recréer les circonstances d’un crime grâce à des technologies de réalité virtuelle et holographique, ou bien d’interroger des témoins à distance grâce à une caméra. Le Laboratoire possède d’ailleurs une salle d’audience mobile, que l’on monte et démonte comme un chapiteau, installée à l’Université McGill.

Ainsi, le Laboratoire simule des procès à la fine pointe de la technologie. Caractéristique première : le juge, les avocats, le greffier, le client et même le public ont accès à tous les documents, en réseau et en direct. «Donc, le processus de justice est moins laborieux et prend moins de temps», expose Valentin Callipel.

Le chargé de mission poursuit : «Nous avons associé au Laboratoire une équipe multidisciplinaire et internationale de plus d’une trentaine de chercheurs, informaticiens, bibliothéconomistes, spécialistes de la gestion du changement, anthropologues, etc., ainsi que des juges et des avocats. Ils travaillent dans la salle à l’arrière : derrière une vitre teintée, et avec des postes informatiques, ils suivent ce qui se passe dans la salle d’audience. Leur rôle consiste à se demander si les technologies sont susceptibles d’apporter une plus grande efficience ou si les acteurs du procès sont réticents à les utiliser. La meilleure manière de procéder, c’est de tenir deux simulations d’un procès, l’un avec et l’autre sans la technologie.»

Les professionnels du droit pourront se décharger de certaines tâches répétitives pour offrir à leur clientèle ce qu’ils font de mieux, le cœur de leur profession.

Ces expériences ont des retombées concrètes. À l’été 2012, le Laboratoire développait une plateforme de négociation pour la Cour des petites créances, pour formaliser les litiges en ligne, avant la tenue d’un procès, et faciliter les règlements à l’amiable. Cette plateforme devait être testée en octobre 2012, pour être ensuite arrimée au site Web de la Cour en janvier 2013.

«Dans le Laboratoire, on essaie d’aller plus loin que l’outil technologique, précise Valentin Callipel. Il ne s’agit pas seulement de mettre un ordinateur à la portée d’un juge. On se demande comment réorganiser le procès pour que ce soit plus rapide, moins coûteux, plus efficace.» Autrement dit, le labo met en lumière les obstacles psychologiques, sociaux et culturels à la mise en réseau de la justice. «Par exemple, pourquoi le juge est-il surélevé par rapport aux parties? Est-ce que c’est pertinent pour un procès? Et si nous envisagions de nouveaux modes de résolution de conflit, de médiation, d’arbitrage, en ligne et de visu

Une profession revalorisée

Un argument en faveur de la cyber­justice : les étudiants en droit, ces jeunes qui ont grandi avec les technologies numériques, travaillent naturellement en réseau, partagent spontanément des documents en ligne, etc. «Ils le font à la maison, au cégep et à l’université, il n’y a pas de raison pour qu’ils changent ces habitudes en arrivant devant un tribunal», indique Valentin Callipel.

La clientèle des avocats comporte aussi bon nombre de gens pour qui les nouvelles technologies numériques n’ont pas de secret. «Si les clients font eux-mêmes en ligne un certain nombre de tâches, comme rassembler des documents, remplir des formulaires, etc., s’ils formalisent leur dossier avant de s’adresser à un avocat, ils refuseront de payer un avocat au taux horaire pour des actes qui sont presque mécaniques», pronostique Valentin Callipel. Les professionnels du droit pourront ainsi se décharger de certaines tâches répétitives pour offrir à leur clientèle ce qu’ils font de mieux, le cœur de leur profession : des conseils stratégiques, une représentation efficace devant les tribunaux, un service personnalisé.

Cet article est tiré du guide
Les carrières du droit 2013