La croissance personnelle essaime en entreprise

prophete

L’industrie de la croissance personnelle explose en Amérique du Nord. Les livres, conférenciers ou séminaires nous promettent le succès à coups de recettes, au travail comme dans les loisirs. Qu’attendez-vous pour être heureux?

Dans un grand hôtel de Montréal, quelques centaines de secrétaires, membres d’une association d’adjointes administratives, sont réunies pour apprendre à mieux gérer leurs émotions et leur stress. Pour leur livrer la recette : une star de la motivation personnelle au Québec, la con­férencière, auteure et coach Stéphanie Milot.

Pendant une heure et demie, cette grande blonde souriante explique à ses auditrices qu’elles doivent «focusser» sur le «positif». Se concentrer sur les neuf collègues sympathiques plutôt que sur le dixième qui leur casse les pieds. Elles doivent apprendre à dédramatiser les événements négatifs grâce à l’«échelle de la catastrophe». On a manqué l’autobus ce matin? Ça mérite bien un «3» sur l’échelle des emmerdes quotidiennes. On peut tout de même se compter chanceux. S’il avait plu pendant les 15 minutes où il a fallu attendre le prochain bus à l’arrêt, ça aurait mérité un «5». Bref, ça pourrait toujours être pire!

N’hésitant pas à chanter, à faire danser la salle ou à se déguiser en mouche pour faire passer certains messages, Stéphanie Milot est connue pour son dynamisme, appréciée pour son humour et son empathie. Des qualités qui rapportent.

Car l’industrie de la croissance personnelle est en pleine explosion partout en Amérique du Nord. La vague a d’abord déferlé sur nos vies personnelles. Depuis les années 1970, on assiste à une multiplication fulgurante des livres et des «coachs de vie» (ou mentors personnels) qui veulent faire de nous des gens plus heureux, plus riches, moins stressés.

Le mouvement a maintenant gagné le monde des affaires. Plusieurs organisations ouvrent leurs portes aux motivateurs qui promettent de stimuler les employés, pour augmenter les ventes de l’entreprise ou améliorer le service à la clientèle, par exemple.

«Si un livre ou un conférencier vous propose LA solution magique à tous vos problèmes, le détecteur de foutaise devrait s’allumer dans votre tête.»
— Barbara Held

Selon la firme américaine Marketdata Enterprises, le marché de la croissance personnelle aux États-Unis – incluant entre autres les livres, les conférences, les DVD et les CD – serait passé de 5,7 milliards de dollars en 2000 à 9 milliards en 2006!

Anthony Robbins, fondateur de la Mastery University, empocherait 80 millions de dollars par année pour aider ses clients à conquérir le «pouvoir illimité» qui sommeille en eux, à force de conférences, séminaires, livres ou DVD. L’ancien gérant des Dodgers de Los Angeles, Tommy Lasorda, commande 30 000 $ par conférence pour motiver ses auditeurs et leur servir son légendaire «You gotta want it!». Et plus de six millions de personnes visionnent tous les jours les leçons de sagesse diffusées à la télévision par le psychologue Phil McGraw, «Dr Phil», trentième au palmarès Forbes des célébrités les plus influentes aux États-Unis, connu pour son «You gotta get excited about your life».

Des chiffres qui appuient les propos de l’écrivain satirique Christopher Buckley, auteur de God is My Broker : «La seule façon de devenir riche avec les livres de recettes du succès financier, c’est d’en écrire un!»

La tyrannie du bonheur

Qu’est-ce qui nous pousse à consommer ces leçons de vie avec autant d’avidité? La sociologue Micki McGee, professeure à l’Université Fordham de New York et auteure du livre Self-Help, Inc.: Make­over Culture in American Life, établit un parallèle avec le sentiment d’insécurité qui prévaut dans nos sociétés modernes. Finis les beaux jours où notre avenir était tracé dès le début de l’âge adulte. Notre carrière file dans un va-et-vient incessant, et le couple a une durée de vie désormais limitée.

Il faut donc se faire «désirable» en tout temps pour satisfaire employeurs et conjoints, les présents comme les prochains. «On pense que si on cesse de s’améliorer, on va se faire mettre de côté. Notre plus grande menace ne viendrait plus de nos compétiteurs, mais de nos propres lacunes», explique Micki McGee dans son ouvrage.

Les livres et les motivateurs nous promettent la recette instantanée, ce qui peut se révéler frustrant pour certains lecteurs, croit la sociologue. «On a l’impression que c’est censé être facile de réussir. Que tout le monde y arrive sauf nous.»

C’est ce que la psychologue Barbara Held, professeure à l’Université Bowdoin, dans le Maine, appelle la «tyrannie de l’attitude positive». «En Amérique du Nord, la pression est très forte pour triompher de l’adversité, et vite! Si vous perdez votre maison, on s’attend à ce que vous profitiez avec enthousiasme de cette épreuve pour repartir sur de nouvelles bases. Si votre conjoint a le cancer, vous devez y voir un cadeau de la vie, une incitation à profiter du moment présent.»

Barbara Held assure qu’elle n’a rien contre le bonheur. «Je trouve ça même très bien, dit-elle en riant. Mais la vie est parfois difficile et il n’y a pas de solution magique pour régler nos problèmes.»

Ce qui ne veut pas dire qu’il faille rejeter du revers de la main tous les livres et toutes les conférences de croissance personnelle. «Le problème, c’est qu’il y a de tout là-dedans. Du charlatanisme, du gros bon sens et d’excellents conseils.»

Le bon, le mauvais et le pire

La section des livres de développement personnel renferme d’excellents ouvrages rédigés par des spécialistes qui ont à cœur le bien-être de leurs lecteurs, assure Barbara Held. Des psychologues qui donnent des conseils pour surmonter un deuil, par exemple.

Mais d’autres livres vendent des «recettes» qui pèchent par leur manque d’originalité.

On veut atteindre un objectif qui nous est cher? Dans The 7 Habits of Highly Effective People, de Stephen R. Covey, on apprend qu’il faut mettre de l’ordre dans ses priorités. On veut élargir son cercle social? Il faut être attentif aux autres, savoir écouter plutôt que de toujours chercher à monopoliser l’attention, explique Dale Carnegie dans Comment se faire des amis.

Enfin, des livres comme Le Secret, de Rhonda Byrne (plus de 10 millions d’exemplaires vendus dans 35 langues), doivent être rangés du côté du charlatanisme, croit Barbara Held. «On nous dit qu’on peut réaliser n’importe quoi grâce au pouvoir de la pensée positive. Il suffit de visualiser l’objet de notre désir et d’envoyer des ondes dans l’univers. Présentement, je visualise une économie mondiale en excellente santé. C’est drôle, mais je ne vois pas les résultats!»

Barbara Held partage ainsi la thèse de Jean-Charles Condo et Natacha Condo-Dinucci, auteurs du livre Enquête sur Le Secret, et de nombreux autres spécialistes qui ont démoli les arguments prétendument «scientifiques» exposés dans le livre de Rhonda Byrne.

Pour monsieur et madame Tout-le-monde, il n’est pas toujours facile de faire le tri entre le bon, le mauvais et le pire. Vrai que dans n’importe quelle librairie, sous la section «psychologie», des ouvrages sur la résilience signés Boris Cyrulnik, neuro­psychiatre et psychologue français, se retrouvent à côté de Zéro limite : le programme secret hawaïen pour l’abondance, la santé, la paix et plus encore, de Joe Vitale, qui propose de nettoyer notre inconscient et de découvrir des voies insoupçonnées pour attirer tout ce que l’on désire.

Barbara Held risque un conseil. «Si un livre ou un conférencier vous propose LA solution magique à tous vos problèmes, le détecteur de foutaise devrait s’allumer dans votre tête.»

La loi du marché

Jean Paré, directeur des Éditions Transcontinental, maison qui publie des livres pratiques de gestion, mais aussi de développement personnel, admet que tous ses livres ne sont pas de qualité égale.

Pas le choix, dit-il, on ne discute pas avec les impératifs du marché. «Je peux lire un manuscrit vraiment intéressant, mais être obligé de le refuser, parce que je sais que je vais en vendre 472 exemplaires et que ce ne sera pas rentable. Par contre, si je publie un livre que j’aime moins personnellement et qui devient un best-seller, je vais pouvoir prendre des risques avec d’autres titres.»

Aurait-il publié un bouquin comme Le Secret, même en ayant des doutes sur le bien-fondé du contenu? «Absolument!»

Il assure malgré tout que, dans la majorité des cas, les manuscrits qu’il édite sont de qualité et aident les lecteurs à «mieux vivre». «Quand j’avais 17 ans, je lisais déjà des livres comme S’aider soi-même [NDLR : un classique de la croissance personnelle au Québec, de Lucien Auger]. J’aime le genre et je le trouve utile, sinon je ne serais pas ici.»

Erwan Leseul abonde dans ce sens. Il a travaillé de nombreuses années dans le milieu de l’édition littéraire avant d’accepter, il y a sept ans, le poste d’éditeur aux Éditions de l’Homme, qui font leurs choux gras des livres de développement personnel. «J’avoue avoir déjà eu une vision un peu hautaine de ce genre de bouquins, mais en me mettant à les lire et en travaillant avec les auteurs, j’ai complètement changé mon fusil d’épaule.»

C’est en lisant récemment La blessure d’abandon : exprimer ses émotions pour guérir qu’il a fait la paix avec le départ de son père, lorsqu’il avait quatre ans.

«Il faut voir les lecteurs au Salon du livre. Plusieurs arrivent avec leur livre annoté. Ce n’est pas rare de voir quelqu’un prendre les mains de l’auteur et de lui dire : “Merci, vous m’avez sauvé la vie.” On ne peut pas dédaigner cela!»

Les livres de développement personnel n’ont pas sauvé la vie de Nancy Labrie, mais ils l’ont aidée à quitter son emploi d’avocate dans un grand cabinet pour aller travailler dans une petite organisation culturelle. «Il y avait surtout du “gros bon sens” dans ce que j’ai lu : réfléchir à ce qui me rendrait heureuse, me fixer un objectif, faire une liste d’étapes pour y arriver. Mais ça m’a forcée à m’arrêter et ça m’a donné le coup de pied dans le derrière dont j’avais besoin.»

La manne du 1 %

Évidemment, les motivateurs ne se limitent pas à écrire des livres. Ils partagent leurs recettes à coups de tournées de conférences à l’échelle de la province. Il suffit d’entrer des mots clés comme «conférence, motivation, Québec» dans Google pour trouver des centaines de communicateurs prêts à éperonner les plus paresseux d’entre nous. Les tarifs oscillent en général entre 2 000 $ et 3 000 $ pour une conférence d’une heure et demie.

Les gros canons comme Larry Smith, président-directeur général des Alouettes, ou Marc Gagnon, médaillé olympique en patinage de vitesse, demandent jusqu’à 10 000 $.

Nombre d’organisations les accueillent à bras ouverts grâce au fisc. La Loi favorisant le développement et la reconnaissance des compétences de la main-d’œuvre oblige les entreprises dont la masse salariale dépasse 1 million de dollars à investir 1 % de cette masse salariale dans la formation de leurs employés.

Plutôt que de devenir plus confiants en leur avenir, ceux qui lisent les livres et assistent aux conférences deviendraient plus anxieux.

Dans le guide du gouvernement sur les dépenses admissibles, on lit : «De manière générale, pour déterminer si une activité de formation est admissible, on se pose la question suivante : la formation offerte permettra-t-elle à l’employé d’être plus compétent pour exercer un emploi?» Tout est question de jugement.

Selon Jacques Forest, professeur au Département d’organisation et ressources humaines de l’UQAM, une conférence ou une formation efficace devrait respecter quatre conditions. «D’abord les employés doivent avoir du plaisir durant la conférence. Ils doivent aussi apprendre quelque chose. Une fois la conférence terminée, ils doivent mettre en pratique les apprentissages. Finalement, l’environnement ou les méthodes de travail doivent être transformés de façon durable.»

Une conférence de motivation d’une heure et demie, croit Jacques Forest, respectera la première condition, peut-être la deuxième. Avec une formation d’une journée, qui donne quelques trucs pour offrir un meilleur service à la clientèle, par exemple, on peut viser les trois premières conditions. Les employés mettront peut-être en pratique les apprentissages pendant quelque temps, mais reviendront à leurs vieilles pantoufles.

En fait, la conférence n’est qu’une première étape. Après coup, il revient à l’entreprise d’apporter des changements à ses modes de fonctionnement si elle veut voir des effets positifs à long terme. «On ne perd pas du poids uniquement en lisant des livres sur les régimes et en écoutant des pep talks. On le perd en allant au gym systématiquement et en coupant les Joe Louis», illustre Jacques Forest.

Modérer les attentes

Le directeur de l’agence de conférenciers Albatros, Stéphane Ferland, constate que plusieurs de ses clients, des organisations de toutes tailles, sont méfiants à l’égard des beaux parleurs qui promettent de rendre les employés plus efficaces en partageant quelques formules vides du genre «t’es capable» ou «bouge-toi». «De plus en plus, on me demande des conférences de contenu, dit-il. Mes clients veulent qu’on donne à leurs employés des outils concrets, sur la façon d’interagir avec un client difficile ou de gérer son horaire, par exemple.
Pas juste une tape dans le dos.»

Il hésite d’ailleurs à employer le mot «motivateur» pour parler de ses conférenciers comme Dominique Dufour, qui raconte à ses auditeurs le périple qui l’a menée au titre de finaliste au concours Miss Univers ou sa bataille contre le cancer du sein. Ou encore Robert Piché, pilote d’Air Transat qui a réussi un atterrissage d’urgence aux Açores en 2001.

Plutôt que de «motivation», le directeur d’Albatros parle d’«inspiration» et d’«expériences de vie». Ce type de conférence reste populaire en ouverture de congrès ou lors d’autres événements spéciaux, où l’on veut mettre de l’ambiance. «L’important, c’est d’être clair avec l’entreprise en ce qui concerne ses attentes», dit-il.

Stéphanie Milot approuve. «Mes clients ne m’engagent pas nécessairement pour apporter des changements durables dans leur entreprise. Souvent, je suis un cadeau offert aux employés. L’idée est de les faire rire, de passer un bon moment. Durant la conférence, je communique quelques concepts de développement personnel. Si au bout d’une heure et demie, ils en ont retenu deux ou trois et qu’ils les mettent en pratique, tant mieux. Mais je ne peux qu’allumer une étincelle. Il n’y a que les individus qui ont le pouvoir de changer leur vie.»

Vive le pessimisme

Micki McGee, auteure de Self-Help, Inc., n’est pas convaincue que tous passent un si bon moment. Le mouvement de la croissance personnelle a créé un monstre, écrit-elle dans son ouvrage. Plutôt que de devenir plus confiants en leur avenir, ceux qui lisent les livres et assistent aux conférences deviendraient plus anxieux, constamment rappelés à leurs faiblesses et incapacités.

Sophie Théorêt en sait quelque chose. Elle s’est fait offrir un voyage à Dallas alors qu’elle travaillait pour une compagnie de télécommunications, il y a quelques années. Le hic : elle devrait consacrer son séjour de deux jours à participer à un séminaire de motivation. À cause de sa tête forte, on jugeait qu’elle avait du travail à faire sur ses habiletés de travail en équipe.

«On a construit des ponts en bâtons de Popsicle, écrit nos qualités et nos défauts sur de petites cartes aide-mémoire, battu du tambour au cri de ralliement Yes We Can. La totale.»

La seconde journée, il lui a fallu faire des activités de groupe à l’extérieur, comme grimper un mur avec une corde et sauter dans le vide [attachée avec un harnais]. «Les gens autour de moi tripaient. Personnellement, j’ai détesté tout le week-end. Ça sentait l’endoctrinement. Tout ce que ça m’a prouvé, c’était que j’avais bel et bien une tête de cochon.»

Barbara Held ne se gêne pas pour prôner le retour à une certaine forme d’«attitude négative» au sein des entreprises. Quoi de mieux qu’un ingénieur qui prévoit le pire, capable d’anticiper les problèmes techniques avant qu’ils ne surviennent?

La crise financière s’est produite parce qu’il y avait trop d’optimisme dans les banques d’investissements, ajoute-t-elle. Le 11 septembre? «On aurait peut-être évité le pire si Bush n’avait pas été si occupé à être optimiste!»

Dans ce dossier sur la croissance personnelle en entreprise