Travailler dehors l’hiver

Vous trouvez qu’il fait froid ? Imaginez passer l’hiver dehors, à travailler. Pour les travailleurs du froid, l’hiver est plus qu’une saison de ski ou de pelletage. C’est un combat quotidien contre les éléments!

Le froid, Pierre Bureau le connaît intimement. Avant de devenir garde-parc et patrouilleur au parc national des Îles-de-Boucherville, en 1982, il a passé 20 ans à travailler comme patrouilleur de montagne et instructeur de ski. Tempêtes de neige, journées venteuses à 35 degrés au-dessous de zéro, verglas… rien ne peut entacher son amour du grand air.

«Les gens qui détestent l’hiver sont en général les plus mal habillés pour l’affronter», constate-t-il en riant. Ce n’est pas son cas : le jour de notre entrevue, le thermomètre indiquait deux degrés – une température frisquette, mais loin d’être glaciale. Pierre Bureau a tout de même enfilé une chaude combinaison sous son pantalon, en vue de ses cinq heures quotidiennes de travail à l’extérieur.

Difficile de savoir combien de travailleurs québécois bossent dehors par grand froid (ni le ministère du Travail ni les centrales syndicales ne compilent de données à ce sujet), mais un rapide tour d’horizon suffit pour constater qu’ils sont nombreux : 140 000 travailleurs de la construc­tion, 5 464 facteurs de Postes Canada, 1 320 monteurs de lignes d’Hydro-Québec. Sans compter les préposés de stations-service, moniteurs de ski, employés de festivals hivernaux, signaleurs aéroportuaires et autres gardes-parcs. Pour ces milliers de travailleurs, le légen­daire hiver québécois est une bête à apprivoiser à coups de bas de laine et de vestes en polaire.

Blessures de guerre…froide

Les dangers d’une exposition prolongée à des basses températures sont bien réels. Au premier rang : les engelures, des lésions cutanées rouges et douloureuses dues aux morsures du froid. «Les doigts, les orteils, les oreilles et le nez sont à risque puisqu’ils ne comprennent pas de muscles importants qui génèrent de la chaleur», explique le Dr Robert Simard, médecin-conseil à la Direction de santé publique de Montréal.

Dans les cas extrêmes, les couches supérieures de la peau se congèlent et les parties atteintes durcissent et blanchissent. La nécrose des tissus, qui mène à l’amputation, peut s’ensuivre, «d’où l’importance d’une surveillance entre collègues», ajoute-t-il.

Un travailleur atteint doit se retirer immédiatement du froid, explique le Dr Simard, tout en faisant attention de ne pas réchauffer trop rapidement les parties affectées, au risque d’endommager les tissus davantage. Mieux vaut couvrir l’engelure avec un bandage ou une couverture, ou encore la réchauffer par le contact peau à peau.

Plus grave, mais aussi plus rare que les engelures : l’hypothermie, qui survient quand le corps est exposé à un froid intense sans protection adéquate. Dans l’incapacité de compenser la perte de chaleur, la température centrale commence à baisser en dessous des 37 degrés habituels. La sensation de froid et lesfrissons cèdent le pas à la douleur dans les parties exposées du corps.

Après la douleur vient l’engourdissement, particulièrement dangereux car l’état de la personne peut s’aggraver sans qu’elle ne s’en rende compte. Faiblesse musculaire et somnolence apparaissent quand la température centrale du corps passe sous les 33 degrés. «Les conséquences peuvent être fatales, prévient le Dr Simard. À 27 degrés, le coma s’installe. Le cœur cesse de battre autour de 20 degrés, et le cerveau arrête de fonctionner à 17 degrés.»

L’hypothermie guette surtout les travailleurs les plus sédentaires. «Ceux qui bougent peu, comme les signaleurs sur les chantiers, trouvent particulièrement difficile de se protéger contre l’hypothermie», souligne Nicholas Harvey, coordonnateur à la santé et sécurité à l’Association provinciale des constructeurs d’habitations du Québec. Ces travailleurs redoublent donc d’efforts et de vigilance.

Un, deux, trois chandails

Richard Neveu travaille comme charpentier-menuisier sur différents chantiers extérieurs dans la région de Montréal depuis 30 ans. Il passe ses journées dehors, de 7 h à 15 h, même quand les rafales soufflent à 60 km/h et que le thermomètre prend des airs sibériens. «Quand j’arrive sur les chantiers, les petits matins d’hiver où il fait noir et qu’il vente, c’est pénible», avoue-t-il.

Pourtant, il préfère de loin le froid au travail douillet à l’intérieur. «J’ai besoin de me retrouver dehors, de respirer l’air frais, de voir la lumière du jour», dit-il. Son truc pour rester au chaud? «Il faut porter plusieurs couches de vêtements, comme des pelures d’oignons, et en enlever ou en ajouter au fil de la journée. J’enfile quelques chandails à capuchon, une veste de mouton, et une veste sans manches. Un Kanuk à 700 $ ne vaut rien sur un chantier!»

Il faut aussi rester au sec à tout prix, ajoute-t-il. «Quand je transpire trop, je finis par avoir froid après et je tombe malade. J’ai attrapé trois ou quatre grippes vraiment mauvaises comme ça, et j’ai appris ma leçon : je travaille moins vite pour éviter de trop transpirer.» Même son de cloche du côté de Martin Germain. Facteur pour Postes Canada, il livre le courrier pour la succursale Delorimier, à Montréal. Pendant 5 heures, chaque jour, il parcourt l’équivalent de 10 kilomètres et monte plus de 5 600 marches d’escalier.

«C’est pratiquement impossible que nos livraisons soient annulées à cause des rigueurs de l’hiver. Même s’il y a une grosse tempête, je livre le courrier commercial», avance-t-il. Heureusement, son travail lui permet de rester actif et donc de générer de la chaleur.

Postes Canada lui fournit tout l’équipement dont il a besoin : deux manteaux (un très chaud et un plus léger), des vestes sans manches, des doublures de polaire, des pantalons doublés, des tuques et un chapeau à la russe, avec oreillettes. Par ailleurs, ses itinéraires de livraison prévoient des moments dans des endroits chauffés, comme des immeubles à appartements et des commerces. «Le pire, c’est quand il vente très fort. Pour éviter les engelures, je dois me mettre à l’abri de temps en temps.»

Patron, j’ai froid !

Si les travailleurs doivent faire leur part pour se protéger, les patrons ont aussi des obligations. «La Loi sur les normes du travail est explicite : l’employeur a la responsabilité de fournir à ses employés un milieu de travail sain et sécuritaire, et les contraintes thermiques font partie des risques pour la sécurité des travailleurs», fait valoir Éric Arsenault, porte-parole de la Commission de la santé et de la sécurité du travail.

Dans un guide sur les précautions à prendre pour travailler au froid, l’organisme préco­nise des mesures comme l’utilisation de machines conçues pour être manipulées sans retirer ses gants, l’instauration d’un système de surveillance entre les travailleurs afin de reconnaître les signes d’hypothermie ou encore la réorganisation du travail pour accomplir les tâches à l’extérieur durant la période la plus chaude de la journée.

Toutefois, rien n’oblige un employeur à fournir des abris à tous ses employés qui travaillent à l’extérieur. Il n’y a pas non plus de température limite sous laquelle il est interdit de travailler.

«S’il fait un froid extrême ou que les conditions sont vraiment mauvaises, les travailleurs peuvent exercer un droit de refus, explique Nicholas Harvey. Évidemment, ils perdent leur journée. Habituellement, les gars s’organisent pour accomplir la ma­jeure partie du travail extérieur quand la température est plus chaude, et se réservent du travail de finition à l’intérieur pour les grands froids. Quand l’employeur lui-même trouve qu’il fait trop froid, tout le monde rentre à la maison. C’est le gros bon sens.»

Et il y a toujours le plaisir de retrouver la chaleur une fois le travail accompli. «Ça prend une longue douche très chaude ou un bain pour bien se réchauffer quand on rentre», confie le charpentier-menuisier Richard Neveu.

Un petit chocolat chaud au coin du feu avec ça?

 

Comment passer l’hiver dehors

• Porter des vêtements (pour le corps et pour les extrémités) conçus en fonction de la température, du niveau d’activité et des tâches à exécuter.

• Adopter la technique de l’oignon. Plusieurs épaisseurs de vêtements isolent mieux qu’un seul vêtement épais à cause des couches d’air entre chaque pelure.

• Privilégier des matières qui favorisent l’évaporation de la sueur (polyester, polaire). Éviter le coton près du corps, car il retient l’humidité.

• Prévoir des vêtements de rechange secs.

• Toujours se couvrir la tête pour limiter les pertes de chaleur. Jusqu’à 40 % de la chaleur que produit le corps pour maintenir sa température interne à 37 degrés peut s’échapper par la tête.

• Manger intelligemment. On recommande une alimentation riche en gras et en glucides (ex. produits laitiers, pâtes, pommes de terre) et l’absorption de liquides chauds, comme de la soupe.

• Pour éviter la déshydratation, on boit beaucoup d’eau et on boude le café ainsi que l’alcool, en raison de leur effet diurétique (qui augmente la production d’urine).