Le Dr Gaétan Barrette et la méthode Toyota

Dr. Gaétan Barette
Dr. Gaétan Barette
Photo : Marc Couture

Depuis sa nomination en juin 2008 comme ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, le Dr Yves Bolduc évoque sur toutes les tribunes la méthode de travail Toyota. Qu’est-ce que ce procédé, mis au point par un constructeur automobile japonais pour sa chaîne de montage, peut apporter à nos hôpitaux? Le Dr Gaétan Barrette, président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, en connaît un rayon sur le sujet.

La méthode Toyota, aussi appelée Lean Management («production allégée»), vise à éliminer le gaspillage. Par exemple, des gestes superflus, des distances trop grandes entre deux services complémentaires, du personnel mal assigné.

Très répandue dans le monde industriel, cette forme de gestion a aussi des adeptes dans d’autres secteurs, notamment dans les services de santé. Aux États-Unis, quelques hôpitaux l’utilisent avec succès. Alors qu’il dirigeait les services professionnels aux hôpitaux d’Alma et de Val-d’Or, Yves Bolduc avait réorganisé les services en s’inspirant de cette méthode, avec des résultats impressionnants : le temps d’attente pour les chirurgies à Val-d’Or a diminué de 40 % en un an. Maintenant qu’il est le patron de tous les hôpitaux, le ministre impose sa méthode fétiche à travers le Québec. Il veut au moins un projet Lean par établissement de santé.

Le Dr Gaétan Barrette met le ministre en garde contre l’idée d’ériger le Lean Management en dogme. Le bouillant radiologiste effectue depuis plusieurs mois une tournée des salles d’opération du réseau, dans le but de trouver des façons d’en améliorer l’efficacité. L’exercice lui a permis de bien comprendre ce qui clochait dans les blocs opératoires.

JOBBM : La méthode Toyota, conçue pour le secteur manufacturier, peut-elle convenir à l’administration de soins dans un hôpital?
Gaétan Barrette : La réponse est brutale, mais c’est oui. Quand une personne se fait soigner, elle passe toujours par une chaîne d’événements : vous allez voir un médecin, vous passez des examens qui sont soumis au laboratoire, vous revenez voir le médecin, vous subissez une intervention clinique ou chirurgicale, vous avez ensuite un suivi.

Chacune de ces étapes comporte aussi une chaîne d’actions. La différence avec une chaîne de montage dans une usine, c’est qu’en santé, on manipule du monde, et non des objets inertes. Un boulon, on le prend avec une clé, alors qu’un humain, on le prend avec des pincettes! C’est plus complexe.

  Concrètement, comment cette méthode s’applique-t-elle dans les hôpitaux?
G. B. Lorsqu’on implante la méthode Lean quelque part, des observateurs regardent les séquences de tâches à effectuer et définissent chacun des gestes. Ensuite, avec les employés en place, il faut proposer des changements qui améliorent la productivité.

Ce sont souvent des gestes très simples : pour la réceptionniste, ça va plus vite si tout est en ordre dans les dossiers et si le formulaire de consentement sur lequel il faut apposer un tampon se trouve sur le dessus plutôt qu’en dessous. En additionnant les secondes gagnées, on fait des minutes, puis des heures.

  Vous faites depuis 2008 une tournée de plusieurs hôpitaux, avec un représentant du ministère. Qu’avez-vous appris lors de ces visites?
G. B. Notre but était de voir ce qui nuisait à l’efficacité des salles d’opération. À chaque endroit, les problèmes étaient différents.

Dans un hôpital, par exemple, il y avait des cas annulés tous les jours parce qu’il manquait d’équipement de base, comme des pinces et des bistouris. Depuis deux ans, l’infirmière coordonnatrice en demandait, sans obtenir de réponse. La personne responsable n’avait jamais transmis la demande. Pourtant, l’hôpital avait les budgets nécessaires pour ces achats. Il y a donc eu deux ans de tensions et de frustrations, à cause d’un seul problème banal et facile à régler.

  Au cœur de la méthode Toyota, il y a le souci d’éliminer le gaspillage. Dans les salles d’opération et le réseau de la santé en général, quelles sont les plus grandes sources de gaspillage?
G. B. Si une personne très qualifiée exécute des tâches qui ne demandent aucune qualification, c’est du gaspillage. Par exemple, au bloc opératoire, l’instrumentiste, la personne qui passe les instruments au chirurgien, est une infirmière. Mais une infirmière auxiliaire peut le faire.

Autre exemple : dans plusieurs hôpitaux, le préposé qui nettoie la salle d’opération entre deux patients est assigné à une seule salle. Pendant une intervention, il lit le journal. C’est du temps perdu. Il devrait être assigné à plusieurs salles ou à plusieurs tâches.

  Cette méthode exige une grande flexibilité des organisations. Le réseau de la santé peut-il démontrer la flexibilité nécessaire?
G. B. La philosophie Lean exige un changement de mentalité, et cela ne va pas sans difficulté. Mais actuellement, les gens reçoivent plus favorablement de telles demandes. Il y a de plus en plus de souplesse de la part des syndicats. Ils se rendent compte qu’on n’est plus dans une période faste comme dans les années 1970. L’efficacité et le rendement font maintenant partie des valeurs, et il y a davantage d’ouverture envers le travail d’équipe.

  L’esprit corporatiste qui anime certaines professions médicales peut-il être un frein à l’implantation des changements?
G. B. Certains syndicats professionnels ne pensent qu’à protéger leurs membres et disent non à tous les changements. Ils exigent notamment un plancher d’emploi, ce qui suppose, par exemple, de maintenir un certain nombre de postes pour les infirmières. Mais au bloc opératoire, certaines tâches peuvent être faites par des auxiliaires, et on devrait garder pour les infirmières les tâches qui exigent une formation spécifique.

  Le personnel soignant sera-t-il réceptif aux changements?
G. B. Quand quelqu’un fait les choses de la même façon depuis 20 ans et qu’on lui dit de changer, l’enthousiasme n’est pas toujours là. Le facteur de persuasion est donc un élément majeur. Je ne crois pas qu’une équipe d’ingénieurs Lean [NDLR : des ingénieurs-conseils spécialisés en amélioration continue des processus, comme ceux que le ministre de la Santé veut envoyer dans les hôpitaux] ait le pouvoir de persuasion nécessaire. Les demandes seront mieux reçues si elles viennent de personnes du milieu de la santé.

Malheureusement, les employés ne sont pas écoutés par les directions d’établissement à l’heure actuelle; leurs demandes restent lettre morte. Ils fonctionnent mal, par dépit, et ils ont raison! S’ils finissent par obtenir plus d’attention, ils gagneront en motivation.

  La méthode Lean peut-elle être une solution à la pénurie d’infirmières et de médecins?
G. B. Les salles d’opération ont des problèmes de recrutement et de rétention de personnel en raison des mauvaises conditions de travail. Si on écoute les suggestions des employés et que les choses fonctionnent de façon plus efficace, le moral des troupes s’en trouvera amélioré et on pourra attirer et retenir davantage de gens. Des salles qui ne fonctionnaient pas à cause d’un manque de personnel pourront reprendre du service.

  Dans quelle mesure cette méthode peut-elle faire diminuer les listes d’attente?
G. B. La méthode a son intérêt, mais elle ne donne pas les résultats mirobolants qu’on lui attribue. Je crois que les gains qu’on peut aller chercher sont marginaux. Quelques points de pourcentage au maximum.

La méthode Lean est presque devenue une religion. Pourtant, il s’en fait dans le réseau de la santé depuis longtemps. Avec les années, ça a porté des noms différents : contrôle de la qualité, gestion continue de la qualité… La dénomination change, mais le but est le même : être efficace pour donner le produit de la meilleure qualité possible. C’est du gros bon sens.

  L’implantation de la méthode Toyota dans les établissements de santé exige-t-elle des investissements de la part du gouvernement?
G. B. Dans notre tournée, on n’a pas vu un seul endroit où il n’a pas été nécessaire de faire un investissement minimal en ressources, personnelles ou matérielles. Notre démarche était limitée au bloc opératoire, mais si on applique Lean à la grandeur du réseau, les investis­sements nécessaires seront plutôt importants.

  Avez-vous l’impression que le ministre de la Santé fait la promotion de cette méthode pour éviter de faire les investissements requis dans les hôpitaux?
G. B. La pensée gouvernementale en ce moment, c’est de mettre en application la méthode Lean à coût nul. Eh bien, à coût nul, je vous garantis qu’on aura un résultat nul.