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Halte aux clauses de disparité de traitement

Des organismes jeunesse montent aux barricades pour que soient interdites les clauses de disparité de traitement dans les régimes de retraite, craignant que la jeune génération se retrouve à payer pour les avantages des travailleurs plus âgés.

Pour Patrick Garneau (nom fictif), le 1er février 2008 est marqué d’une pierre blanche. C’est le jour où la nouvelle convention collective a créé deux catégories parmi les 70 travailleurs de sa shop de pièces de voitures, à Montréal. D’un côté, les «anciens», ceux qui ont été embauchés avant cette date et qui recevront, le jour de la retraite venu, des chèques réguliers aux montants garantis. De l’autre, les «nouveaux», qui devront se contenter d’une chiche retraite si leurs placements dégringolent.

Patrick, qui est dans la mi-vingtaine, peut dormir sur ses deux oreilles. Devenu permanent in extremis, il est parmi les derniers à jouir d’un régime de retraite à prestations déterminées (RPD). Mais il ne digère pas que la dizaine de collègues entrés après lui doivent se contenter d’un régime à cotisations déterminées (RCD). «C’est vraiment déplorable, dit-il. Le pire, c’est que ç’a passé presque comme une lettre à la poste pendant la négociation syndicale. On ne nous a pas donné beaucoup d’infos sur le nouveau régime, et les anciens n’ont pas levé le petit doigt. Mais là, les nouveaux commencent à se poser des questions.»

Aucun doute, selon lui : il s’agit là d’une clause de disparité de traitement, ou clause «orphelin» dans le jargon. Aujourd’hui président de son syndicat, Patrick veut que ça change.

Il n’est pas le seul. Dans un mémoire rendu public à la fin de 2013, le comité Jeunes FTQ, le comité national des jeunes de la CSN, Force Jeunesse, la Fédération étudiante collégiale du Québec et la Fédération étudiante universitaire du Québec interpellent les élus à Québec afin qu’ils interdisent explicitement les clauses de disparité dans les régimes de retraite.

Une clause de disparité de traitement, aussi appelée «clause orphelin», est une disposition qui a pour effet de créer, pour les nouveaux salariés embauchés après une date déterminée, des conditions de travail différentes de celles dont bénéficient les salariés en fonction.

Source : Commission des normes du travail

Depuis 1999, la Loi sur les normes du travail interdit bel et bien les clauses de disparité concernant les salaires, la durée du travail, les jours fériés, chômés et payés, les absences pour cause de maladie ou d’accident, et quelques autres aspects. Mais elle reste muette sur les régimes de retraite.

Or «les disparités de traitement dans les régimes de retraite vont clairement à l’encontre de l’esprit de la Loi sur les normes du travail», avance Atim Leon, 39 ans, conseiller syndical à la FTQ et rédacteur du mémoire.

L’opinion juridique dominante va également dans ce sens, rappelle Christian Brunelle, professeur de droit à l’Université Laval. «Même si les normes ne visent pas expressément les retraites, il est assez clair que la notion de salaire inclut la rémunération en argent, mais aussi d’autres éléments comme les régimes de retraite ou les assurances collectives», explique-t-il.

Pourtant, rappellent les groupes jeunesse dans leur mémoire, «il semble que l’absence de précision à cet effet ait été interprétée par beaucoup d’employeurs comme une autorisation à l’établissement des clauses de disparité de traitement».

Le débat de l’heure

Si Force Jeunesse et ses alliés s’engagent dans ce combat, c’est qu’à leurs yeux la situation s’envenime à la vitesse grand V. Selon les données de la Régie des rentes du Québec, la proportion de travailleurs du secteur privé jouissant d’un RPD a chuté de 30 % à 15 % entre 1976 et 2008, tandis que la part d’employés cotisant à un RCD a grimpé de 2 % à quelque 12 % au cours de la même période, avec un saut prodigieux à partir de 2004.

Résultat : environ 20 000 travailleurs – des jeunes, pour la plupart – jouissent de régimes de retraite moins généreux ou plus risqués que ceux de leurs collègues plus anciens, selon les chiffres du ministère du Travail du Québec. Et il ne s’agit là que des employés couverts par une convention collective. Pour les travailleurs non syndiqués, qui forment pourtant la majorité de la population active, c’est le néant.

Une question de principe

Malgré l’absence de données sur le milieu non syndiqué, tout porte à croire que la situation y est aussi grave, sinon pire. «Il est difficile de savoir si l’on est victime d’une clause «orphelin» dans ce milieu, explique Christian Brunelle. Les contrats de travail sont privés et la rémunération est secrète. Les employés peuvent se parler, se concerter, mais il est parfois tabou de le faire.»

Et si un employé s’estime victime d’une clause de disparité, encore faut-il qu’il le prouve. «Or bien souvent, l’employé ne veut pas envenimer ses relations avec son employeur ou, pis encore, perdre son emploi», poursuit Christian Brunelle. Cette situation est particulièrement délicate dans les petites et moyennes entreprises – où travaille la majorité des Québécois –, puisqu’il y est plus facile de retracer un plaignant.

Une loi sur les normes du travail élargie aux régimes de retraite resterait tout aussi difficile à appliquer au milieu non syndiqué, estime Christian Brunelle.

N’empêche, «notre initiative concerne tous les milieux de travail, et à plus forte raison les milieux non syndiqués! maintient le syndicaliste Atim Leon. On le fait en tant que jeunes et en vertu du principe d’équité.»

L’arroseur arrosé?

Il peut sembler étrange que les syndicats s’investissent dans cette lutte alors qu’ils ont souvent été instigateurs de ces clauses de disparité.

Vrai, reconnaît d’emblée Atim Leon, tout en précisant que sa centrale syndicale appuie les efforts de son aile jeunesse. «Si ces clauses sont interdites pour les régimes de retraite, les syndicats ne seront pas contraints d’accepter quelque chose qu’ils trouvent inacceptable quand ils auront le couteau sur la gorge lors d’une négociation.»

Selon Alexandre Roy, membre du comité national des jeunes de la CSN, la loi ainsi renforcée surmonterait une autre difficulté propre à la dynamique des syndicats. «Il n’y a souvent pas d’incitatif fort pour dire non à une clause de disparité de traitement, puisque la grande majorité de ceux qui en sont victimes n’existent pas encore dans les entreprises : ce sont les futurs employés. Et la majorité des employés présents, les anciens, ne se sentent pas personnellement touchés par elle. La solidarité est plus difficile dans ce temps-là.»

Le chemin législatif

Dans sa démarche politique, le collectif a trouvé un allié en Québec solidaire. Le 4 décembre 2013, le parti a déposé à l’Assemblée nationale un projet de loi allant dans le sens des requêtes anti-clauses de disparité. Mais il a fait bien peu de bruit.

Les groupes jeunesse jusqu’à présent ont surtout misé sur les consultations concernant la restructuration des régimes de retraite, dans la foulée du Rapport du comité d’experts sur l’avenir du système de retraite québécois (rapport D’Amours).

Avant le déclenchement des élections, les groupes jeunesse comptaient aussi faire entendre leurs doléances à la commission parlementaire sur la future politique jeunesse du gouvernement Marois. Ils se préparaient à batailler ferme, puisque les disparités de traitement brillent par leur absence dans le livre blanc déposé en février par Léo Bureau-Blouin, qui était alors l’adjoint parlementaire de Pauline Marois. Reste à voir ce que le gouvernement libéral fera de ce livre blanc.

Et advenant le cas où la loi serait modifiée à la satisfaction des groupes jeunesse, comment pourrait-on l’appliquer? Quel régime privilégier? Comment répartir les sacrifices entre les anciens et les nouveaux? «Ça, c’est un tout autre débat», tranche Éloi L. Beaumier, président de Force Jeunesse. Pour l’instant, on se bat pour le principe de l’équité intergénérationnelle.»

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