Grandir à l’étranger


Enfants, ils ont suivi leurs parents diplomates ou coopérants partout sur le globe. Jeunes adultes, ils ont un formidable bagage, mais bien peu de racines. Rencontre avec des caméléons à la couenne dure.

Quand on demande à Frédérique Fourny d’où elle vient, cette Française de 41 ans qui a immigré au Québec à l’âge de 26 ans après avoir grandi en Allemagne, en France, au Gabon et au Congo répond avec hésitation. «Je suis Québécoise, d’origine française, Franco-Canadienne, et j’ai grandi en Afrique. J’ai vécu aussi en Europe avant de m’installer au Québec. Et je vis à Seattle depuis quelques mois. Vous me suivez?»

Même Elvis Gratton en perdrait son latin! Et pourtant, son histoire n’a rien de chinois. Elle fait partie de ce phénomène baptisé en anglais les Third Culture Kids. On dit aussi enfants multiculturels, enfants en itinérance géographique, Global Nomads. Autant de termes pour qualifier ces individus au parcours atypique qui ont bien souvent de la difficulté à se définir eux-mêmes.

Comme c’est le cas pour Émilie et Marianne Potvin, filles de diplomate. Maintenant dans la trentaine, elles ont passé respectivement les seize et quatorze premières années de leur vie à l’étranger : Pérou, Mali, France, Niger, Thaïlande et Égypte.

Peu importe comment on les appelle, ces enfants d’ici venus d’ailleurs présentent, une fois adultes, des aptitudes qui plaisent aux recruteurs, affirme Sonia Pecora, chasseuse de têtes chez Groom Associés. «Ils ont un bagage de vie hors du commun, veulent s’investir, sont ouverts à différentes expériences et n’ont pas peur de voyager. Clairement, ces candidats sont faciles à vendre aux employeurs!»

Les Third Culture Kids ont côtoyé des femmes voilées, des hommes à turban, des militaires… Ils ont vécu dans des villes rythmées par les prières ou les couvre-feux. Savent se déplacer en mobylette, en cyclo-pousse, en guagua, en pirogue. Se souviennent des aléas des saisons sèches et des moussons. L’adaptation, ils connaissent. «Avec tout ce que j’ai vécu, je n’ai plus peur de l’étrange. Rien n’est bizarre; tout est possible», illustre Christophe David, 35 ans, directeur des ventes dans une boîte de postproduction pour le cinéma et la télé. Ses parents coopérants lui ont permis de grandir en Afrique.

Les pays ouverts à l’aide internationale, où souvent atterrissent les expatriés, ne sont ni les plus riches, ni les plus stables. Les Third Culture Kids parlent de coup d’État, de corruption, de famine, de malaria et de sida. Christophe David se souvient d’une invasion de criquets géants au Niger. «Il y en avait partout, même dans les maisons! On les attrapait à pleines poignées! C’était catastrophique parce qu’ils ravageaient tout : la verdure, les récoltes…» Alors, vivre une restructuration au travail ou composer avec un nouveau patron, pfft!

Denyz Gyger Gaspoz, professeure spécialisée dans le domaine des transitions et étudiante à l’Université de Neuchâtel (Suisse), consacre sa thèse au phénomène de ces jeunes en itinérance géographique. Elle-même est d’origine multiculturelle : sa mère est Turque; son père, Suisse allemand. Elle a grandi en Iran, en France, en Allemagne, en Suisse, au Sénégal et en Inde. «J’ai fréquenté des écoles française, internationale, suisse… J’ai jonglé entre les systèmes scolaires. Chaque fois, il faut arriver à se repérer dans la ville, à communiquer, à apprendre comment se comporter avec les gens du pays, à s’adapter à une nouvelle école… J’ai appris à me fondre dans la masse, à m’adapter aux situations, à observer.»

Devant tant de diversité, les Third Culture Kids deviennent plus ouverts d’esprit et tolérants que la moyenne, affirment les spécialistes qui s’intéressent au phénomène. Ils sont généralement empathiques, diplomates et curieux. Ils vont facilement vers les autres et sont des observateurs attentifs, qui ont la capacité de scruter et de décoder ce qui se passe autour d’eux.

Avec tous ces départs, j’ai vécu plus de deuils dans les quinze premières années de ma vie que bien des gens dans toute la leur.
– Marianne Potvin

Ces qualités, combinées aux faits qu’ils décrochent majoritairement des diplômes universitaires, qu’ils ont une bonne culture générale et qu’ils parlent plusieurs langues, incitent les entreprises à leur faire de la place même quand ils n’ont pas d’expérience de travail.

Frédérique Fourny est entrée chez Ubisoft Montréal à l’âge de 28 ans. «Je postulais à un poste d’adjointe administrative pour lequel on demandait une certaine expérience. J’avais un diplôme universitaire en action commerciale, mais aucune expérience professionnelle. Je suis persuadée que mon parcours de bourlingueuse a fait la différence. C’est mon expérience de vie qui leur a plu. Ils ont cru en ma capacité d’adaptation et savaient que je réussirais toujours à retomber sur mes pattes quoi qu’il arrive.» Ces aptitudes l’ont fait progresser au sein de l’entreprise. En 10 ans, elle a occupé six postes différents et cumulé de nouvelles responsabilités jusqu’à obtenir le poste de directrice du studio de capture de mouvements et de conception sonore d’Ubisoft avant d’accepter, tout récemment, un nouveau défi : celui de déménager à Seattle pour suivre son mari. Et c’est reparti. Ouf!

L’adaptation ultime

Mais le formidable profil des Third Culture Kids a son revers : une identité culturelle plutôt confuse.

«Leurs principaux défis sont la construction identitaire, le développement des relations sociales et l’attachement. Ce n’est déjà pas évident pour un jeune typique; imaginez pour celui qui change de pays fréquemment!», explique Denyz Gyger Gaspoz. Le temps de s’adapter à un endroit, il leur fallait souvent repartir quand leurs parents terminaient leurs mandats, qui durent rarement plus de trois ans. Et qui dit nouveau départ dit rupture; on perd ses amis, les gens qu’on aime, les lieux auxquels on s’est attaché. «Avec tous ces départs, j’ai vécu plus de deuils dans les quinze premières années de ma vie que bien des gens dans toute la leur», fait remarquer Marianne Potvin, qui a grandi dans sept pays différents.

Ironiquement, c’est le retour au pays qui, souvent, leur a demandé la plus grande adaptation. Christophe David est revenu au Québec à la fin des années 1980. «C’était la mode des chandails à l’effigie de groupes de musique. Tous les jeunes de mon âge portaient un t-shirt de Metallica ou d’Iron Maiden. Moi, j’écoutais plutôt Jean-Jacques Goldman et j’avais un petit accent français. J’étais perçu comme un extraterrestre», explique-t-il.

Certains n’arrivent d’ailleurs pas à faire cette adaptation ultime. Marianne Potvin, rentrée au pays à 14 ans, n’a jamais pu se sentir Canadienne, bien qu’elle soit née ici. «Quand tu es à l’étranger, tu es étranger et accepté comme tel. Tu t’intègres, mais tu n’as pas à t’assimiler. Et tout d’un coup, en arrivant au Canada, je n’avais plus la permission d’être étrangère. Je devais me conformer et “devenir Canadienne”. C’est du moins ce à quoi mes parents s’attendaient. J’ai été en réaction contre ça.»

Une fois adulte, Marianne Potvin est repartie, un diplôme d’architecte en poche. Elle a d’abord choisi l’Afghanistan, où elle a participé à la construction d’abris d’urgence à Kaboul, puis l’Irak, où elle dirige aujourd’hui une mission humanitaire qui vise à assurer l’accès à l’eau dans les zones de conflits et à améliorer les conditions de vie de la population. Sa sœur Émilie s’est établie à Ottawa et est relationniste à la Chambre de commerce du Canada.

Jean-François Belisle a lui aussi tenté un retour au pays une fois adulte. Ce fils d’ambassadeur de 36 ans a été incapable de s’intégrer après son arrivée, voilà une douzaine d’années. Quelques mois plus tard, il repartait pour la Suisse, l’Italie, la France, l’Espagne, les États-Unis, puis la Thaïlande. Il y a six ans, poussé par le désir d’entreprendre une maîtrise en histoire de l’art à l’Université Concordia, il revenait enfin s’installer au Québec. Pour de bon? Oui… pour le moment.

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