Entrepreneuriat : mener sa barque sans couler

Être son propre boss, rouler en Mercedes, gérer ses horaires : chaque année, des milliers de Québécois se lancent dans les affaires pour réaliser le plus tenace des rêves américains, mais en même temps, des milliers d’autres se retirent du circuit. En vérité, les entrepreneurs débutants rament fort pour gagner leur croûte. L’aventure est emballante, mais encore faut-il connaître les pièges, savoir contourner les écueils et restreindre les risques. Comment ramer… sans couler?

Lancer son entreprise, ce n’est pas de la tarte. Et ce n’est manifestement pas pour tout le monde : cinq ans après sa création, seule une entreprise sur trois subsiste toujours, selon des statistiques compilées pour la première fois en 2001 par l’ancien ministère québécois de l’Industrie et du Commerce (l’actuel ministère du Développement économique et régional et de la Recherche).

Directeur du Centre d’entrepreneuriat et de PME de l’Université Laval, Yvon Gasse suit actuellement à la trace 151 entrepreneurs canadiens ayant débuté il y a trois ans. Au printemps 2003, son enquête indiquait que le tiers d’entre eux étaient parvenus à la rentabilité (incluant un salaire versé au propriétaire) tandis que 20 % n’avaient pas encore atteint la vitesse de croisière.

L’autre moitié de ces entreprises est tout simplement… disparue. «Des entrepreneurs ont laissé tomber parce qu’ils se sont aperçus que ce n’était pas ce qu’ils voulaient faire, précise Yvon Gasse. Ou encore, un bon pourcentage s’est rendu compte que le produit ou service ne se vendait pas.»

Seuls les entrepreneurs qui apprennent de leurs erreurs subsistent, souligne Pierre-André Julien, titulaire de la Chaire Bell sur les PME de classe mondiale et professeur à l’Institut de recherche sur les PME de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Comparant l’entrepreneuriat à un processus de «destruction créatrice» (une expression de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, connu au début du siècle pour ses écrits sur le rôle de l’entrepreneur), il rappelle que 20 % de ceux qui réussissent ont déjà connu la faillite. «C’est comme pour le mariage : ils ont manqué leur coup la première fois, mais la deuxième fois, ils sont meilleurs», illustre-t-il.

«Il y a deux types d’entrepreneurs : les vrais et ceux d’occasion», affirme Jean-Pierre Gaumont, p.-d.g. de Jeunes Entreprises du Québec, un organisme sans but lucratif qui sensibilise les jeunes à l’entrepreneuriat. «Les entrepreneurs d’occasion le sont à cause d’une situation difficile, de circonstances, le chômage par exemple. Si on leur offre un poste avec une sécurité d’emploi, ils vont l’accepter, soutient Jean-Pierre Gaumont. Tandis que les vrais entrepreneurs sont toujours en évolution, ils créent des entreprises, apprennent de leurs erreurs. La plupart ne vont pas réussir lors de la première expérience.»

Il y a cependant moyen de réduire ces risques de façon à maximiser les chances de succès. Voici les principaux défis que doivent relever les nouveaux entrepreneurs, analysés par les spécialistes de la question tant dans les universités que sur le terrain.

Défi no 1
Trouver «la» bonne idée

Une bonne idée, oui, mais pas forcément révolutionnaire. «La plupart des gens ne lancent pas un business avec des innovations à tout casser, ils partent de quelque chose qui existe et ils en améliorent un aspect», observe Yvon Gasse.

Comment vérifier la pertinence d’une idée? En parcourant les publications spécialisées, en hantant les colloques et les foires commerciales, en questionnant des gens d’affaires, disent les spécialistes. Une idée d’affaires valable doit répondre à un désir de consommation (à moins de créer ce besoin de toutes pièces) tout en correspondant aux compétences et aux ambitions personnelles de son promoteur.

Connaître les tendances sociales est aussi un bon point de départ. La littérature traitant des nouveaux besoins socioculturels ou des changements dans nos habitudes de consommation, par exemple, peut mettre en lumière des occasions d’affaires. Ainsi, les spécialistes de HEC Montréal suggèrent encore la lecture des best-sellers Entre le boom et l’écho : comment mettre à profit la réalité démographique (Boréal, 1996) ainsi que The Popcorn Report (HarperBusiness, 1992).

C’est justement parce qu’il avait flairé une tendance sociale qu’Olivier Trudeau, 29 ans, s’est lancé dans les affaires. En 1999, il a cofondé le premier site de commercialisation de musique téléchargeable au Canada, eworldmusic.com. L’éclair de génie l’a foudroyé après sa maîtrise en commerce électronique à l’Université de Montréal. «J’ai toujours été du genre à bâtir des choses, alors j’ai cherché comment je pourrais aider l’industrie musicale à utiliser Internet pour la promotion et la commercialisation», raconte-t-il. Et l’idée a germé. En 2001-2002, l’entreprise comptait une douzaine d’employés.

Défi no 2
L’étude de marché et le plan d’affaires

Analyser avec sérieux une occasion d’affaires, c’est réaliser une étude de marché : rassembler des statistiques provenant d’enquêtes gouvernementales ou de firmes privées, de sondages, de groupes de discussion, etc., pour déterminer la croissance du marché, cibler la clientèle, connaître la concurrence et les fournisseurs.

L’étape suivante, redoutable, est celle du plan d’affaires. Ce document d’une centaine de pages, où le promoteur doit tout prévoir, peut exiger plusieurs mois de travail. Il est obligatoire pour obtenir du financement ou un soutien institutionnel. De plus, un bon plan d’affaires facilite la gestion d’une entreprise en démarrage.

En introduction, le promoteur doit exposer son projet, ses objectifs, son échéancier, etc. Le plan doit ensuite inclure l’étude de marché, la stratégie de marketing, une description des équipements, des locaux, des technologies et autres ressources nécessaires, de la main-d’œuvre, de l’aspect juridique (l’entreprise sera-t-elle immatriculée, incorporée, en société…, quels sont les permis requis…) ainsi que de la planification financière : achats, prévisions de ventes, état et bilan prévisionnels, amortissement, seuil de rentabilité, ratios financiers et autres savants calculs. L’aide d’un comptable est souvent nécessaire. (Pour en savoir plus, un modèle : Un plan d’affaires gagnant, de Paul Dell’Aniello, réédité depuis 15 ans aux Éditions Transcontinental.)

«Souvent, je remarque que les entrepreneurs minimisent la concurrence et n’ont pas une étude de marché suffisamment étoffée», déclare Sylvain Berthiaume, directeur général du Centre local de développement (CLD) de Lajemmerais, à Verchères. «Ils ont aussi tendance, dans leurs plans d’affaires, à surestimer les ventes.»

Défi no 3
Le financement

Muni de son plan d’affaires, le promoteur amorce la recherche de financement. Bien que les sommes nécessaires à la création d’une entreprise soient généralement peu importantes, la majorité des entrepreneurs n’ont pas les moyens d’effectuer cette mise de fonds et préfèrent se tourner vers les institutions financières. «La moyenne du montant d’argent que les promoteurs mettent dans leur business, c’est 10 000 $», souligne Yvon Gasse.

Attention : une institution financière n’a pas pour but de favoriser l’entrepreneuriat, mais de faire de l’argent avec celui de l’entrepreneur sans courir de gros risques. Elle exigera souvent que l’entrepreneur investisse lui-même 25 % du capital demandé. Sinon, elle demandera une caution de ses parents ou d’un répondant, par exemple, ou des garanties comme une résidence ou une automobile.

Seuls les entrepreneurs qui apprennent de leurs erreurs subsistent.

La solution de rechange? L’aide publique à la petite entreprise. Au Québec, une multitude d’organismes aident les entrepreneurs débutants à lancer ou financer leur projet. L’Annuaire des subventions au Québec, édité par Publications canadiennes, en recense environ 1 900 (pour plus de détails : www.netpublications.net)! Les CLD, les Services d’aide aux jeunes entrepreneurs, les Sociétés d’aide au développement des collectivités et le Réseau québécois du crédit communautaire sont d’excellents points de départ.

Certains entrepreneurs pourraient remporter un championnat de l’acrobatie financière. Catherine Dupuis et son conjoint Éric Chagnon, par exemple, ont consacré une bonne partie de l’année 2002 à la recherche de financement pour les Laboratoires Mauves, une petite entreprise spécialisée dans les produits naturels qu’ils ont créée à Vaudreuil. Le jeu en valait la chandelle : le couple a cumulé un programme fédéral de prêt aux petites entreprises, une garantie de prêt d’Investissement Québec, un prêt de l’organisme Jeunes Promoteurs et un fonds local d’investissement de leur CLD, un prêt de la Société locale d’investissement dans le développement de l’emploi, un autre de la Société d’Investissement Jeunesse, une subvention du Fonds jeunesse Québec, un investissement de la Banque de développement du Canada ainsi que des subventions à l’emploi de l’ex-ministère de l’Industrie et du Commerce du Québec. Total : environ 850 000 $!

«Notre institution financière a pris le reste du risque, explique Catherine Dupuis. Il n’y a pas beaucoup d’endroits dans le monde où il est possible de lancer un projet aussi important à l’aide de fonds gouvernementaux.»

Défi no 4
Embaucher les bonnes personnes

Embaucher dans une toute petite entreprise est un processus très subjectif, arbitraire : il n’y a pas de direction des ressources humaines, ni de normes, ni de critères de sélection stricts. Il faut donc se fier aux références et à son flair, disent les spécialistes, pour dénicher une personne de confiance à la personnalité compatible avec celle de l’entrepreneur. Souvent, les premiers employés sont des membres de l’entourage de l’entrepreneur ou des personnes qui sont recommandées par des connaissances.

«La première fois qu’on engage quelqu’un est une étape très excitante, dit Paule Tardif, directrice intérimaire du Centre d’entrepreneurship HEC-Poly-Université de Montréal. Mais il ne faut pas oublier que ça demande beaucoup d’intégration, qu’il faut encadrer l’employé au début.»

Défi no 5
Le profit

Ça y est, le promoteur prépare le lancement officiel de l’entreprise : il choisit un local, ses équipements, fournisseurs, distributeurs, inonde le marché de publicité, donne sa carte de visite à tout ce qui bouge… Les premiers contrats ou clients se manifestent.

Victoire? Non, le plus difficile est à venir.

Les premières années sont critiques. «L’erreur la plus courante, c’est de sous-estimer ce que ça va coûter et de surestimer les ventes, affirme Yvon Gasse. Il faut être capable de réaliser des ventes rapidement, dans la première année, sinon au cours des trois premiers mois.» Vendre ne veut pas dire atteindre immédiatement la rentabilité; il s’agit d’abord pour la petite entreprise de prendre son envol.

C’est à ce stade qu’Olivier Trudeau, l’ex-président de eworldmusic.com, a commencé à perdre le contrôle. «Puisque le téléchargement de fichiers MP3 ne nous faisait pas vivre, on a diversifié nos sources de revenus en débordant dans les services technologiques et de promotion pour l’industrie du divertissement», raconte-t-il.

«Les services nous ont fait vivre pendant quatre ans, mais rapportaient juste assez pour payer le pain et le beurre. On s’est rendu compte que les projets de développement à long terme demandaient des investissements massifs.» Déçu par son expérience, Olivier Trudeau a cédé ses actifs à Disques RSB, propriété de Disc Americ, à la fin de 2003.

Hany Khoury, directeur des Cercles d’emprunts de Montréal, ne jure que par l’accumulation d’une réserve financière. «Il est plus facile de demander des fonds lorsqu’on est encore en bonne santé financière, dit-il. L’entreprise doit prévoir de ne pas utiliser cette aide, la mettre en réserve pour la deuxième année d’exploitation.»

«L’erreur la plus courante, c’est de sous-estimer ce que ça va coûter et de surestimer les ventes.»
_ Yvon Gasse,
directeur du centre d’entrepreneuriat et de PME de l’Université Laval

Moins de 10 % des entreprises croissent, signale l’universitaire Pierre-André Julien. «En économie, on dit toujours que la mesure du succès d’une entreprise, c’est le profit. Ce n’est pas vrai : l’objectif d’une entreprise est de trouver un job à son propriétaire, rétorque le professeur. Le petit garage de votre quartier, s’il ne disparaît pas à cause d’un plus gros qui occupera tout le marché, subsistera avec un employé ou deux. Et ce sera quand même un succès.»

Défi no 6
L’équilibre travail-famille

Dans le feu de l’action, adieu vie familiale et loisirs. Selon Statistique Canada, près de la moitié des propriétaires de petites entreprises disent travailler plus de 60 heures par semaine.

Karine Paradis, qui a fondé une boutique de vélos en février 2000, affirme bosser 96 heures par semaine. «Je couche presque dans mon commerce! Je n’ai pas de salaire depuis quatre ans, seulement une subvention d’Emploi-Québec qui me permet de payer mon loyer, mon électricité, mon téléphone et ma nourriture, rien d’autre.»

Pendant ses cinq années d’entrepreneuriat, Olivier Trudeau a vécu deux ruptures amoureuses. «Une compagnie, c’est l’amante la plus possessive qui existe, dit-il. Surtout quand on est au bout de la chaîne : si on ne fait pas le travail, personne ne va le faire à notre place.»

Pour préserver sa santé mentale, le nouvel entrepreneur doit briser l’isolement en multipliant les liens d’affaires (dans les chambres de commerce, associations professionnelles, etc.), se faire parrainer par un mentor ou un coach, se pointer dans tous les événements publics, comme les concours d’entrepreneuriat, qui procurent une excellente visibilité.

La Jeune Chambre de commerce de Montréal, par exemple, offre gratuitement un service de parrainage à ses membres. «Généralement, sur un horizon de cinq ans, une entreprise sur cinq survit. Quand l’entreprise est parrainée, ce pourcentage double», soutient Nicolas Savoie, président du conseil d’administration de la Jeune Chambre.

Quel est le secret du succès à long terme? La gestion!

Défi no 7
Durer…

Enfin, la question à un million de dollars : quel est le secret du succès à long terme? Presque tous les spécialistes et entrepreneurs sondés ont répondu : «la gestion». C’est-à-dire maîtriser la comptabilité, l’administration des stocks, les relations avec les employés, le contrôle de la qualité, et tout le reste.

Selon Michel Fortin, directeur général des Services d’aide aux jeunes entrepreneurs Montréal Métro, «environ 40 % des entrepreneurs débutants ont un diplôme universitaire, souvent en administration ou en comptabilité». C’est assurément un atout. «Pour les autres, il y a deux façons de développer leurs compétences : le faire soi-même ou s’entourer d’une équipe.»

Pierre-André Julien ne croit pas à la gestion comme garantie absolue de réussite. Il clame plutôt que la pérennité d’une entreprise dépend de sa capacité d’innover. «S’il y a deux dépanneurs trop près l’un de l’autre dans votre coin, l’un d’eux va mourir. Celui qui va survivre, c’est celui qui vous donnera plus de satisfaction, des conseils, des produits différents, ou qui restera ouvert plus tard. Les PME ne peuvent pas exporter en grande quantité, dominer le marché ou acheter tous leurs concurrents. Elles ne peuvent pas faire payer leurs erreurs par les gouvernements comme le font les grandes entreprises. Donc, elles doivent innover.»

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