Difficiles exils

Bosser tous les jours à Londres, Dubai ou Quito. L’image peut faire rêver les travailleurs fatigués de leurs pantoufles. Mais, dans la réalité, peu d’employés sont prêts à s’expatrier.

À l’heure de la mondialisation et de l’expansion du commerce international, la migration des travailleurs est devenue une pratique nécessaire et courante. À l’échelle du globe, la demande de talents est telle que l’Organisation mondiale du commerce plaide pour la «libéralisation des échanges de main-d’œuvre» afin qu’un plus grand nombre de travailleurs spécialisés puissent bosser là où on a besoin d’eux.

Mais les employés prêts à jouer les globe-trotters ne se bousculent pas au portillon, constate Isabelle Ducharme, directrice générale de Primacy Canada, une société établie à Montréal, qui est spécialisée dans le transfert de travailleurs à l’étranger. Convaincre des perles rares de mettre leur quotidien au placard pour s’installer à l’autre bout du monde ne se fait pas en un tour de main. En fait, ce serait plutôt un tour de force.

Les entreprises doivent investir beaucoup de temps et d’argent pour intéresser des candidats à leurs projets internationaux. Bien souvent, les atouts financiers ne suffisent pas à attiser l’intérêt des travailleurs, qui sont bien conscients des sacrifices personnels et familiaux que peut entraîner un mandat à l’étranger. «Il n’est pas garanti, par exemple, que le conjoint trouvera aussi un boulot dans le pays d’accueil. D’autres hésitent à partir par crainte de déstabiliser leurs enfants en les trimbalant d’un système d’éducation à un autre», explique Isabelle Ducharme.

C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Sylvie Bergeron résiste à l’idée de s’expatrier de nouveau. Les priorités de cette ingénieure en mécanique ont beaucoup changé depuis qu’elle a des enfants. «J’ai travaillé à l’étranger quand j’étais célibataire. Aujourd’hui, je repartirais, mais plus aux mêmes conditions. Je n’irais certainement pas dans des pays trop instables.» Cette ancienne employée d’Hydro-Québec a entre autres passé plus de deux ans en Équateur, où elle a dû composer avec un coup d’État et beaucoup d’instabilité économique.

Grands préparatifs

La mobilité internationale n’est pas réservée qu’aux multinationales étrangères ou québécoises comme SNC-Lavalin, Alcan ou Bombardier. De plus petites entreprises dépêchent aussi de bons joueurs à l’étranger dans le but d’assister au démarrage d’une filiale, de superviser des projets ou de courtiser de nouveaux clients, par exemple. Des travailleurs de tous horizons sont appelés au large et peuvent larguer les amarres en cours de carrière : ingénieurs, analystes financiers, architectes, informaticiens, médecins, enseignants, cadres de direction, pour ne nommer qu’eux. De l’avis d’Isabelle Ducharme, dans un monde idéal, les oiseaux migrateurs sont de jeunes travailleurs, parce qu’habituellement, ils ont moins d’attaches et sont plus accommodants. Mais le hic, c’est que les entreprises recherchent plutôt de la main-d’œuvre expérimentée, voire des spécialistes, pour mener à bien leurs projets à l’étranger. «Plus âgés, ces travailleurs sont généralement très exigeants. Et ils ont souvent une famille et des enfants qui les retiennent au pays.»

Il n’est donc pas surprenant que le recrutement se corse et que les négociations soient parfois ardues. Pour convaincre des travailleurs qualifiés de boucler leurs valises, les employeurs doivent mettre de belles cartes sur table. «Ces derniers peuvent par exemple offrir une rémunération plus élevée pour contrebalancer les sacrifices que les travailleurs devront faire», poursuit Isabelle Ducharme. Selon le statut des employés à l’étranger, l’entreprise peut aussi proposer un appartement payé et fournir un véhicule. «Les employeurs payent les déménagements et gèrent aussi les tracasseries administratives, comme les demandes de visas et les déclarations d’impôts. Ils versent également une “prime d’éloignement”, qui peut inclure “une prime de difficulté”, liée à la condition économique et sociale du pays. Bref, l’entreprise facilite la transition de l’employé du mieux qu’elle peut, afin qu’il intègre ses fonctions le plus rapidement possible.»

Lorsque les arrangements financiers sont inadéquats, l’expérience des expatriés peut rapidement tourner en mauvais rêve, comme a pu le constater Alain Richard, agent de service à la clientèle pour le système de billetterie Ticketmaster Europe, au Danemark. C’est une filiale de Québec qui l’a d’abord envoyé à Oslo, en Norvège. «Ma rémunération ne tenait pas compte du coût de la vie pour mes dépenses», se rappelle-t-il, amer. Ainsi, dès que la filiale européenne de la compagnie lui a offert un poste et de meilleures conditions de travail, il a laissé tomber la filiale québécoise. Et il ne regrette pas son choix.

Chez Bombardier Transport, qui dépêche des Québécois en Asie, en Europe et aux États-Unis, on a choisi de régulariser la situation financière des travailleurs expatriés. «Depuis 2000, on a une politique détaillée (que tous peuvent consulter), afin de corriger certaines iniquités entre nos employés», mentionne Olga Latour, coordonnatrice à la gestion de la mobilité internationale. «Dans le passé, il pouvait arriver que cinq ingénieurs se retrouvent en Chine avec des contrats différents, parce que certains étaient de meilleurs négociateurs.» Parmi les nouvelles règles de l’entreprise, on a fixé la prime d’éloignement à 10 % du salaire de base de l’employé. La plupart des multinationales sont dotées de politiques semblables et se chargent aussi du calcul, de la collecte et du paiement des impôts de leurs employés.

«À une certaine époque, il était très payant de s’expatrier, raconte Isabelle Ducharme, puisque certains travailleurs profitaient de bons salaires, de primes d’éloignement et ne se souciaient pas de payer les impôts du pays hôte.» Pour maintenir de bonnes relations d’affaires à l’étranger, les entreprises ne peuvent plus se permettre ce genre de laxisme. Elles s’engagent donc à respecter les règles fiscales des pays où elles posent les pieds.

Partir pour mieux revenir?

Les dirigeants d’entreprise réfléchissent sérieusement avant d’expatrier un employé. Et pour cause. Les coûts pour installer un seul employé à l’étranger peuvent être astronomiques. Une grande société américaine peut facilement débourser entre 300 000 $ US et 1 000 000 $ US annuellement pour un cadre de direction, mentionne le Harvard Business Review. Un investissement qui n’est pas sous garantie. «Même si l’expertise et le parcours professionnel d’un individu sont pertinents et prometteurs, une préparation insuffisante peut coûter cher aux entreprises, tant sur le plan humain que financier», souligne Lucie Houde, présidente et directrice du développement de Archétypes-Inter, une entreprise qui prépare les professionnels aux contrecoups du choc culturel.

Lucie Houde note qu’un expatrié mal préparé à la réalité de son nouvel environnement de travail ne sera pas efficace. «Cela peut se traduire notamment par la démotivation de l’employé, des négociations infructueuses et de l’insatisfaction chez les partenaires étrangers. Il arrive parfois que certains employés n’arrivent pas à surmonter le choc culturel et plient tout simplement bagage.»

«Le taux d’échec est élevé, surtout si l’employeur n’encadre pas convenablement l’employé, confirme Isabelle Ducharme. Certains travailleurs décident de revenir plus tôt, car la famille ou eux-mêmes ont du mal à s’adapter au pays.»

Qu’il soit précipité ou non, le retour au bercail se révèle souvent pénible pour les travailleurs. «C’est très difficile psychologiquement, c’est un autre choc culturel. Lorsqu’on réintègre nos fonctions ici, on est complètement déconnectés de la réalité immédiate de l’entreprise, et les collègues qu’on retrouve déroulent rarement le tapis rouge pour nous accueillir. Une fois nos anecdotes racontées, ils nous accordent peu d’écoute et de soutien», reconnaît Sylvie Bergeron, qui l’a expérimenté.

De plus, à leur retour, les expatriés ne bénéficient pas nécessairement de promotion, ou pire, il arrive qu’ils n’aient tout simplement plus d’emploi qui les attend. Selon les observations de Lucie Houde, il arrive que, pour différentes raisons, l’employeur n’ait rien prévu pour eux. Chez Bombardier Transport, cette situation peut en effet survenir. «Il arrive parfois qu’on doive leur trouver un poste à pourvoir ailleurs, aux États-Unis par exemple», affirme Olga Latour.

«C’est un problème que l’on observe dans de nombreuses multinationales, remarque Isabelle Ducharme. Il est en effet très difficile pour les patrons de prévoir quels seront les postes disponibles au-delà d’un an. Conséquemment, il arrive souvent que la carrière des expatriés se poursuive avec un partenaire ou un compétiteur rencontré au cours du séjour à l’étranger. La gestion du retour des employés est d’ailleurs un autre défi à relever pour les entreprises qui ont des travailleurs à l’étranger.»

Comme quoi tout voyage comporte ses risques.

L'équipe Jobboom

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