Dieu à l’ouvrage

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Publié originalement en février 2006, un reportage fascinant du Magazine Jobboom sur la place de la religion au travail. Toujours pertinent à l’heure de la Charte des valeurs québécoises.

Les collègues sont réunis autour d’un lunch dans une salle de réunion d’une grande entreprise, au centre-ville de Montréal. Les blagues fusent, l’atmosphère est bon enfant. À première vue, c’est une réunion comme tant d’autres. Sauf qu’à l’ordre du jour il n’est question ni de stratégies de marketing ni d’objectifs de vente : on se préoccupe plutôt de l’Évangile selon saint Mathieu et des psaumes.

«On se rencontre chaque semaine pour chercher dans les Saintes Écritures des réponses aux soucis qu’on vit au bureau», explique Glenn Smith, docteur en théologie et animateur de cette étude biblique.

Nicole (nom fictif) puise dans ces rencontres la sérénité dont elle a besoin pour faire face aux clients grognons. Jean (nom fictif), quant à lui, y a trouvé du réconfort lorsqu’il a subi une perte salariale. «Dieu sait ce qui est bon pour moi, et je place ma confiance en Lui», dit-il.

Marginaux, ces employés? Pas vraiment. Au Québec, il existe 15 groupes d’étude biblique dans des entreprises diverses. C’est Direction Chrétienne, un organisme aidant les croyants à vivre leur foi en milieu de travail, qui anime ce type de séances.

«On n’affiche pas de publicité sur les babillards des compagnies, précise Monique Dion, l’une des animatrices de l’organisme. On fonctionne par le bouche à oreille. On demande à l’entreprise la permission d’occuper un local, mais c’est une initiative des employés. Ils viennent chercher du soutien moral à travers la prière et le partage de la foi.»

Du monde à la messe

Direction Chrétienne n’est pas le seul organisme à faire le pont entre le spirituel et le monde du travail. Au Québec, il existe un réseau important d’entrepreneurs chrétiens. Par exemple, les Rencontres Silence intérieur et Prière — autrefois appelées Déjeuners de la prière — réunissent deux fois par année des centaines d’hommes d’affaires, parmi les plus riches et les plus puissants. Ces rencontres permettent à un professionnel de témoigner de sa spiritualité devant ses pairs.

La Communauté Internationale des Hommes d’Affaires du Plein Évangile du Canada a aussi 11 sections au Québec. «L’association encourage les hommes d’affaires à s’afficher dans leur profession comme chrétiens», précise le dentiste Jacques Philibert, président du mouvement.

Thierry Pauchant n’est guère surpris par ce retour en force de Dieu dans les milieux de travail, plus de 40 ans après la déconfessionnalisation des syndicats. Titulaire de la Chaire en management éthique à HEC Montréal, il est un spécialiste de la spiritualité en entreprise. «Dans les années 60, tous les sociologues avaient annoncé la mort de la religion en Occident, dit-il. Or, on est plutôt en train de vivre un renouveau spirituel, au sens de recherche de transcendance, de ce qui est au-delà de soi.»

L’homme d’affaires Jean-Robert Ouimet l’avoue sans détour : pour faire partie de son équipe, il faut être croyant, ou du moins en quête d’une spiritualité.

Car, après avoir largué la religion, un vide immense s’est forgé dans la vie de nombreux travailleurs, selon les experts interviewés. Et chacun s’affaire maintenant à le remplir à sa manière. Résultat : à l’heure de la mondialisation, la spiritualité est plus complexe que jamais. Cette dernière se présente sous une infinité de visages, parfois ouverts sur le monde, mais parfois aussi très fermés.

«En réaction à l’absence de spiritualité, certains mouvements se radicalisent, explique Thierry Pauchant. Au Québec, par exemple, l’Opus Dei, une branche ultraconservatrice du catholicisme, a beaucoup de poids dans les universités et dans les organisations. Elle forme une droite néolibérale organisée, puissante et dogmatique.» Une affirmation dont se défend bien l’Opus Dei, qui dit ne compter que 218 membres et 1 500 coopérateurs à travers le Canada — la grande majorité n’occupant pas des postes d’influence.

L’avocate Silvia Ugolini a adhéré à ce mouvement à la suite d’une remise en question face à sa profession apparemment prestigieuse, mais où elle ne rencontrait que déceptions. À 26 ans, elle a tout plaqué pour séjourner quelques mois en Argentine. «J’ai vu tellement de gens brisés parmi ma clientèle que ça m’a désenchantée vis-à-vis du succès. Je voulais reprendre contact avec l’essentiel. À mon retour, j’ai connu l’Opus Dei, dont l’objectif est de tendre à la sainteté par le travail. Et j’ai enfin trouvé ce que j’avais cherché toute ma vie : une façon d’approfondir ma foi et un nouveau sens à mon travail.»

Aujourd’hui, cette mère de trois enfants est gestionnaire pour une compagnie d’assurance. Sur son bureau, un presse-papier à l’effigie de Jésus en croix est placé bien à la vue. Pendant la journée, elle puise dans sa foi l’énergie qu’il lui faut pour affronter ses souffrances au travail. «C’est inutile de lutter contre la peine; elle fait partie de la vie. Mais la prière m’aide à la transformer en conquête.»

Du sens, SVP!

Qu’ils croient dur comme fer aux cristaux et aux pyramides ou qu’ils se rendent à l’eucharistie chaque matin, une motivation rassemble tout ce beau monde : trouver un sens à leur vie.

Jean-Marc Labrèche, psychologue industriel chez Jacques Lamarre et associés, remarque chez ses patients une soif intense de spiritualité. «Les employés brûlés rentrent à la pelletée dans mon bureau. Ils se sentent exploités jusqu’à la moelle par des entreprises avides de rendement. Ils cherchent à comprendre le sens de leur vie dans des milieux professionnels souvent déshumanisés.»

Robert Dutton, président de Rona, a trouvé en Dieu une boussole. «À 42 ans, je me suis retiré dans le silence pour réfléchir à des questions existentielles. Je sers à quoi? Comment puis-je vivre en entreprise en conformité avec mes valeurs spirituelles? À mon retour, je me suis acharné à bâtir une compagnie basée sur ces valeurs-là. Je ne suis pas prêt à mentir, à être injuste et à prendre des décisions d’affaires à court terme pour faire de l’argent. Les gens passent avant tout.»

Si Robert Dutton et Silvia Ugolini parlent aussi ouvertement de leur spiritualité au travail, c’est loin d’être le cas des 75 % de Québécois croyants (sondage CROP-La Presse, 2004). Beaucoup de gens interviewés pour cet article ont requis l’anonymat. Sur la douzaine de chefs d’entreprise à qui le Magazine Jobboom a demandé de parler de leur foi, seulement deux ont accepté de prendre la parole.

«S’afficher en tant que croyant à notre époque, surtout en entreprise, c’est nager à contre-courant, affirme Jean-Marie Sala, consultant en gestion environnementale et fervent catholique. Ça ne fait pas “moderne” de dire qu’on a la foi.»

D’abord, il y a la peur d’être perçu comme fanatique ou flyé. La peur d’être ridiculisé par ses collègues. «La spiritualité est frappée d’un tabou, comme la sexualité l’était autrefois, explique Solange Lefebvre, professeure à la Faculté de théologie et de sciences des religions à l’Université de Montréal. Aux États-Unis, il est malvenu de dire qu’on est non-croyant, mais, au Québec, c’est tout le contraire. Ici, on a complètement privatisé le pan spirituel : les croyances ne se partagent pas publiquement, et surtout pas au boulot.»

Les valeurs, c’est in

«L’omerta règne sur la question de la spiritualité en entreprise, constate également Thierry Pauchant. Par contre, si vous questionnez les gestionnaires sur l’éthique et la gestion par les valeurs, ça passe.»

En effet. Nous avons tenté l’expérience chez le fabricant de papier Cascades, reconnu pour son approche particulière en ressources humaines. La simple évocation du mot «spiritualité» a failli bannir nos chances d’obtenir une entrevue. Mais parler des valeurs de la compagnie? Pas de problème. «On ne se préoccupe pas de spiritualité dans notre gestion, affirme Claude Cossette, vice-président des ressources humaines. Les croyances des employés relèvent du privé. On préfère mettre l’accent sur le bien-être des gens et le respect, par exemple.»

L’homme d’affaires Jean-Robert Ouimet est l’un des rares employeurs québécois à proposer un cadre de travail spirituel à ses employés. Ancien patron des Aliments Ouimet-Cordon Bleu, aujourd’hui propriétaire de Tomasso Corporation (fabricant de mets italiens surgelés), ce catholique dévoué a mis sur pied un modèle de gestion explicitement spirituel, qu’il présente d’ailleurs dans le Livre doré (un résumé de sa thèse de doctorat consacrée aux outils de gestion qui soutiennent le bonheur humain et la rentabilité).

Rencontré au Sporting Club du Sanctuaire à Montréal, le gestionnaire n’a rien de banal. Il commence l’entrevue par une minute de recueillement. «Je défie n’importe qui de diriger une organisation pendant 40 ans comme je l’ai fait sans la présence d’une vie spirituelle au travail, lance-t-il. Sans le divin, on ne va pas loin.»

Ainsi, chez Tomasso, le bon Dieu n’est jamais loin : salles de prière, affiches à caractère «hautement spirituel» sur les murs, bénévolat dans des organismes de charité pendant les heures de travail pour les gestionnaires, prières avant les réunions du conseil d’administration…

L’homme d’affaires l’avoue sans détour : pour faire partie de son équipe, il faut être croyant, ou du moins en quête d’une spiritualité. «C’est un aspect que j’évalue en entrevue d’embauche. Autrement, la personne ne sera pas heureuse chez nous.» C’est pourquoi, en cours de processus, Jean-Robert Ouimet rencontre le candidat potentiel au restaurant, avec conjoints respectifs. Une pratique inusitée appelée «le repas à quatre». «On discute de nos voyages, de nos vacances. Et là, on tombe au cœur des valeurs familiales. À la fin de la soirée, on a une bonne idée des gens avec qui on va travailler. Ça prend l’assentiment de nos conjoints aussi.»

Et si le repas à quatre se déroulait avec un couple… gai? Silence. «À ce que je sache, aucun homosexuel ne postule chez nous. Mais ça arrivera peut-être un jour. Après tout, Dieu aime tout le monde.»

Ce n’est pas le mandat de l’employeur de trouver un sens à la vie de ses employés et de se mêler de leur bonheur spirituel.
Yves Casgrain, consultant en mouvements sectaires

L’approche spirituelle que propose Jean-Robert Ouimet laisse bien des observateurs perplexes. À commencer par son propre fils, qui a repris les commandes des Aliments Ouimet-Cordon Bleu en se détachant de la philosophie de gestion de son père. L’affaire a d’ailleurs failli rebondir en Cour supérieure il y a deux ans. Robert Ouimet fils confiait alors au Devoir que «la religion n’a pas sa place dans la gestion d’une entreprise commerciale».

Une opinion qu’endosse complètement Yves Casgrain, consultant en mouvements sectaires et auteur d’un guide sur les sectes. Pourtant lui-même catholique pratiquant, il estime que la spiritualité et le monde du travail sont totalement incompatibles. «Le patron pieux qui tente d’implanter ses croyances en entreprise crée une pression indue sur ses employés. Ces derniers peuvent se sentir obligés de prier pour lui plaire alors qu’ils n’en ont pas envie.»

Cocktail dangereux?

Les entrepreneurs chrétiens de la trempe de Ouimet père sont nombreux aux États-Unis (voir le texte Saints patrons, page 21) mais rares au Québec. «À ma connaissance, c’est le seul gestionnaire qui tente de transformer la culture de son entreprise en fonction de sa spiritualité, estime Michel Dion, théologien et professeur de management à l’Université de Sherbrooke. Les autres gestionnaires croyants sont plus discrets. Leur compagnie n’a pas de philosophie explicitement chrétienne.»

Reste que le risque d’effet pervers demeure. «Certains favorisent des candidats ouverts aux valeurs religieuses», affirme Michel Dion, qui s’apprête d’ailleurs à publier un livre sur la prière dans la vie professionnelle. «Et certains croient qu’un employé croyant est plus performant. Ce genre de pensée peut mener à de la discrimination.»

Par ailleurs, mêler spiritualité et entreprise peut ouvrir la porte à la manipulation des employés. «Par exemple, des patrons peuvent utiliser le spirituel pour assurer une meilleure adhésion de leurs employés à la culture de l’entreprise», explique Jacques Racine, professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. «Ensuite, ces employeurs leur demandent d’accepter telle chose au nom du bien commun.»

Et que penser de ces Déjeuners de la prière ou autres rencontres à connotation religieuse entre gens d’affaires? Dieu sert-il de prétexte pour faire du commerce?

«Beaucoup de gestionnaires participent à ces rassemblements pour des raisons spirituelles sincères, estime Michel Dion. Mais il ne faut pas être naïf! Ces rencontres ont aussi un caractère de chambre de commerce. On y échange des cartes d’affaires. Et puis, certains voient d’un bon œil le fait que leurs partenaires commerciaux fréquentent ce genre d’événement. Ça les rassure.»

Certains chefs d’entreprise croyants sont conscients des risques de dérapage et n’aiment pas qu’on mêle Dieu à toutes les sauces. C’est le cas de Robert Dutton. «Des hommes d’affaires ont déjà utilisé leurs convictions religieuses pour m’inciter à acheter leurs produits. Dans ce cas, je me referme comme une huître. Je m’abstiens de parler de spiritualité dans des contextes qui ne s’y prêtent pas.»

«Une entreprise a pour but de faire de l’argent, point à la ligne, estime Yves Casgrain. Ce n’est pas le mandat de l’employeur de trouver un sens à la vie de ses employés et de se mêler de leur bonheur spirituel. C’est une démarche personnelle.»

Pour sa part, même s’il admet que la spiritualité au travail comporte ses pièges, Thierry Pauchant voit d’un bon œil l’idée d’intégrer une forme de transcendance au boulot. À ses yeux, l’entreprise spirituelle idéale est celle qui encourage la liberté d’expression et cultive une vision qui dépasse ses propres intérêts. Par exemple, en ayant à cœur les répercussions de sa production sur la nature, la société et les générations futures.

«Hélas, on n’a pas encore trouvé un langage commun pour parler de spiritualité en entreprise qui respecterait tout le monde, dit-il. Mais j’ai bon espoir : le Québec est mûr pour débattre de cette question sur la place publique.»

Après les débats inachevés sur la présence du kirpan à l’école ou l’obligation de fournir des lieux de prière aux musulmans dans les universités, les Québécois sont-ils réellement prêts pour cet autre chemin de croix?

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