Combien gagne un médecin?

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Pour obtenir des services médicaux au Québec, il suffit de sortir sa carte d’assurance-maladie. Un geste simple qui cache un système de paiement d’une complexité surréelle. À l’heure où les coûts des soins de santé alimentent les débats, une dissection de la rémunération de nos médecins s’impose.

Examiner un patient de 72 ans : 44,75 $. Lire et interpréter son électrocardiogramme : 1,60 $. Soutenir ses efforts pour arrêter de fumer : 31,20 $ par année. Déléguer votre facturation à une agence privée, ça n’a pas de prix!

«Le système de facturation à la RAMQ est si compliqué que je perdrais certainement de l’argent s’il n’y avait pas quelqu’un pour m’aider», s’exclame le Dr Philippe Karazivan, jeune omnipraticien à l’Unité de médecine familiale de l’Hôpital Notre-Dame. Un sentiment partagé par beaucoup de médecins rémunérés à l’acte, soit la majorité des toubibs de la province.

Le gros cahier à anneaux de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) est l’un des premiers outils de travail à entrer dans le cabinet de tout nouveau médecin, après le stéthoscope et la blouse de laboratoire. À l’intérieur : une interminable liste de codes correspondant à tous les actes imaginables qu’un bon docteur puisse poser, chacun assorti d’un montant.

Agents libres

«Les médecins sont un peu comme des consultants; ce sont des travailleurs autonomes, dit le Dr Michel Desrosiers, directeur des affaires professionnelles à la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec. Ils doivent noter tous les actes qu’ils posent auprès de chacun de leurs patients, compiler les codes correspondants, puis envoyer une facture au gouvernement. En échange, toutes les deux semaines, ils reçoivent un chèque de la RAMQ.»

Ça semble simple comme un p’tit rhume. Et pourtant, la pathologie est complexe! Prenons un examen de routine. Le tarif varie en fonction de l’âge du patient. Il diffère aussi selon que l’examen est effectué dans le cabinet du médecin, dans un hôpital ou dans un CLSC. «Un médecin qui travaille en cabinet doit assumer tous ses frais d’exploitation, pour sa secrétaire, ses fournitures médicales, sa table d’examen, etc., explique Michel Desrosiers. Ses services sont donc payés environ de 25 % à 30 % plus cher que dans un établissement, où tout est fourni.»

Omnipraticiens et spécialistes ont aussi des tarifs distincts. Un accouchement rapporte 388 $ à un généraliste si le bébé se pointe le bout du nez en journée, pendant la semaine, et 518 $ s’il vient au monde le soir ou un week-end. Un obstétricien-gynécologue recevra 400 $ ou 600 $ pour la même besogne.

Vous travaillez en région éloignée? Vous pouvez alors facturer de 107 % à 145 % de la valeur normale de vos actes. Tout dépend de si vous pratiquez à Shawinigan… ou à Kuujjuaq. Et pour attirer des médecins en temps de pénurie, les agences régionales de la santé et des services sociaux disposent d’une enveloppe dont le montant est voté par décret du gouvernement. Les exilés peuvent donc recevoir quelques milliers de dollars en prime, contre lesquels ils s’engagent à fournir trois, quatre ou cinq années de loyaux services.

Ça se complique

La rémunération à l’acte est certainement la plus répandue, mais elle est loin d’être la seule option sortie de l’imagination de la RAMQ et des fédérations professionnelles, qui représentent les omnipraticiens ou les spécialistes. Selon les cas, les médecins peuvent être payés à l’heure, à forfait, à salaire et pourquoi pas… suivant un mode mixte!

À l’Unité de médecine familiale où travaille Philippe Karazivan, tous les médecins supervisent des résidents. Pour éviter qu’ils soient pénalisés du fait qu’ils voient moins de patients en une journée, la RAMQ remplace leur rémunération à l’acte par un tarif horaire – 83,90 $. Et malgré tout, Philippe Karazivan arrive à perdre le fil. «Il y a toutes sortes de petites primes auxquelles on a droit et dont je connais mal les détails.»

Chaque fois qu’ils acceptent de suivre un patient «vulnérable» –atteint du cancer, d’une maladie cardiaque ou du diabète, par exemple –, les médecins comme Philipp Karazivan reçoivent une prime de 35 à 70 $, renouvelable annuellement si le malade poursuit ses consultations. Pour un suivi de grossesse, c’est 6,50 $ par rendez-vous. Une façon comme une autre d’encourager les médecins à fidéliser leurs clientèles à risque.

De rares médecins n’ont pas à se soucier de noter les menus détails de leur journée. Ceux-là travaillent à salaire ou à forfait. C’est le cas notamment de ceux qui pratiquent dans les cliniques spécialisées, où les soins aux patients n’occupent qu’une partie de la journée. Par exemple, un neurologue qui travaille avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer passera de longues heures à discuter avec la famille, les travailleurs sociaux, les psychologues.

Enfin, certains praticiens sont rémunérés selon le mode mixte. Pour passer la nuit dans une urgence, on vous offrira 500 $, en sus desquels vous pourrez facturer 75 % du tarif normal des actes. «Ça aide à assurer un revenu de base, au cas où la nuit serait tranquille», explique Philippe Karazivan, qui a travaillé deux ans en salle d’urgence.

Un extra avec ça?

Il n’y a pas qu’avec la RAMQ que les médecins doivent se dépatouiller. Il y a aussi les collègues avec lesquels il faut parlementer. Dans les services de nombreux hôpitaux, les spécialistes choisissent de mettre tous leurs revenus en commun, pour ensuite séparer la cagnotte en parts égales. Ce type d’entente à l’amiable évite à certains chirurgiens d’être pénalisés lorsqu’on ferme le bloc opératoire, faute de personnel infirmier.

Au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), les pathologistes ont mis à l’épreuve ce genre de solidarité. «Il y a parfois des réallocations de services entre les pavillons du CHUM, explique le Dr Gilles Gariépy, pathologiste à l’Hôpital Saint-Luc. Par exemple, on a récemment transféré toutes les chirurgies du sein à l’Hôtel-Dieu et, du coup, une partie des biopsies effectuées par notre équipe. La mise en commun des actes évite que nos revenus fluctuent au gré de ces changements organisationnels.»

Ce mode de fonctionnement crée parfois des frustrations, admet Gilles Gariépy. «Il arrive que des collègues aient l’impression qu’ils travaillent plus que les autres et qu’ils ne retirent pas leur juste part. Certaines de ces ententes finissent par éclater.» Pour l’heure, celle des pathologistes du CHUM tient toujours.

Ces derniers ne mettent pas uniquement en commun les montants qu’ils facturent à la RAMQ. Les «extras» non couverts par la Régie vont aussi dans la cagnotte.

Des extras? Il y en a de toutes sortes! Les médecins peuvent exiger entre 10 et 100 $ de leurs patients pour remplir un formulaire d’assurance. Contre un témoignage en cour, un bureau d’avocats peut leur verser plusieurs centaines de dollars. Une tâche d’enseignement vaut quelques milliers de dollars, payés par l’université. Les chefs de département peuvent aussi recevoir un petit salaire de l’hôpital en échange de leurs services administratifs. Dans l’équipe de Gilles Gariépy, tout est mis en commun, à l’exception des témoignages en cour.

Y a des limites!

Les médecins ont beau être des travailleurs autonomes, ils ne peuvent engranger des revenus à l’infini. Tous sont soumis à des plafonds salariaux imposés par la Régie. Un psychiatre touche le plafond après avoir facturé 234 100 $ durant l’année; un neurologue, 265 500 $. Un omnipraticien est limité à 62 000 $ sur trois mois. Une fois passé ce seuil, les médecins reçoivent le quart du tarif normal pour les actes supplémentaires qu’ils posent.

«Il y a plusieurs exceptions aux plafonds, précise Michel Desrosiers. Chez les omnipraticiens par exemple, tous les actes dispensés à l’urgence ou liés à l’hospitalisation sont exemptés. Les médecins qui suivent plus de 200 patients vulnérables sont aussi graciés. En fait, les seuls omnis touchés sont ceux qui font du sans rendez-vous, qui voient un patient après l’autre sans faire de prise en charge.»

De nombreux frais viennent aussi casser le bon plaisir des médecins qui rêvent de prendre leur retraite sur un yacht à 40 ans. Ils doivent casquer environ 1 000 $ pour leur cotisation annuelle au Collège des médecins. Leur fédération professionnelle (celle des omnipraticiens ou celle des spécialistes) pige aussi quelques milliers de dollars dans leurs poches. S’ajoutent les droits pour l’adhésion à des associations professionnelles (notamment celles de chaque spécialité) et pour la participation à des colloques (quand ils ne sont pas remboursés par les compagnies pharmaceutiques…). La cerise sur le gâteau: l’assurance responsabilité. La RAMQ a beau en rembourser la majeure partie, elle coûte un peu plus de 1 600 $ à un ORL et jusqu’à 4 500 $ à un gynécologue-obstétricien.

Concours de créativité

Michel Desrosiers admet qu’il est parfois difficile de s’y retrouver dans les dédales de la rémunération de ses membres. «Certains trouvent ça pas mal compliqué, mais il ne faut pas oublier que toutes les clauses que nous avons négociées visent à répondre à des demandes spécifiques. Les médecins qui prenaient en charge des cas plus lourds, par exemple, ne voulaient pas être pénalisés parce qu’ils voyaient moins de patients en une journée. D’où les primes pour les patients vulnérables.»

Le directeur des affaires professionnelles de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec assure que la province n’a pas le monopole des clauses compliquées. Certaines, comme le Manitoba, attribuent des «points» aux médecins qui pratiquent sur leur territoire. Tous les cinq ans, les jetons accumulés leur donnent droit à une part d’un gros lot (un fonds de rétention dont la somme est négociée avec le gouvernement), explique Michel Desrosiers. «Manifestement, on n’est pas les seuls à avoir de l’imagination!»