Chausser les souliers des grands

Personne n’est irremplaçable. Mais succéder à quelqu’un de compétent, d’apprécié et de rassembleur peut se révéler un gros contrat. Comment se mesurer à un fantôme?

Même si son départ s’est déroulé durant une période trouble du Canadien de Montréal, Patrick Roy a laissé une marge de manœuvre plutôt étroite à son successeur comme gardien numéro un de la Sainte-Flanelle, en décembre 1995. Jocelyn Thibault n’a jamais pu effacer de la mémoire du public celui qui était déjà considéré à l’époque comme l’un des grands gardiens de l’histoire.

Même chose pour les successeurs de Bernard Derome à la barre du Téléjournal de Radio-Canada : ni Stéphan Bureau ni Gilles Gougeon, malgré leurs qualités indéniables, n’ont pu garder le même indice de popularité que le chef d’antenne au sourire légendaire après sa première retraite en 1998.

Bref, pour chausser les souliers des grands, mieux vaut se lever tôt.

Qu’avait-il de plus que moi?

Nombre de travailleurs sont confrontés au fantôme de leur prédécesseur en intégrant une nouvelle équipe, selon Julie Carignan, psychologue organisationnelle associée à la Société Pierre Boucher.

«Particulièrement à l’ère Facebook, où c’est désormais beaucoup plus facile de maintenir un lien avec les anciens employés. Ils restent donc un peu présents dans l’entreprise, ce qui peut devenir très insécurisant pour les nouveaux venus», précise-t-elle.

Plusieurs attributs peuvent rendre un travailleur difficile à remplacer. Les liens qui se créent au sein d’une équipe sont parfois très forts, rappelle Julie Carignan, et des amitiés peuvent se tisser. Un employé avec de bonnes habiletés sociales risque d’être amèrement regretté. D’autres se démarquent par une productivité spectaculaire, qui allège la tâche de tous.

Mais on peut aussi s’ennuyer d’un collègue pour des raisons, disons, moins… hon­nêtes. «Si le cadre que vous remplacez ne faisait pas de discipline, supervisait peu ses employés et que tout le monde faisait un peu à sa guise, il y a de bonnes chances que vous soyez accueilli avec méfiance!» avance Bernard Demers, psychologue-conseil spécialisé dans le domaine du travail.

Vague de froid

Les attitudes à l’endroit de celui qui succède à une grosse pointure sont variées et vont de plutôt bénignes à très graves. Parmi les plus fréquentes : une litanie de références nostalgiques au prédécesseur. «Il ne faut pas nécessairement se sentir attaqué par les allusions à celui qu’on remplace, avance Julie Carignan. Mais si les collègues font sans cesse des comparaisons, ça devient malsain. C’est comme dans un couple : personne n’aime se faire comparer à l’ex-blonde ou l’ex-chum!»

«Les manifestations de méfiance peuvent aussi prendre la forme de silences, d’une indifférence généralisée, ou encore d’une résistance à nos idées, note Carol Allain, conférencier dans le domaine de l’emploi. Peu importe ce qu’on propose, les collègues sont contre!»

«Ça se rend parfois jusqu’au harcèlement psychologique, renchérit Julie Carignan. J’ai travaillé sur des cas où l’équipe bousillait l’équipement du nouvel employé ou refusait de lui transmettre les informations nécessaires à son travail. D’autres où les gens l’ignoraient totalement ou lui faisaient des remarques très désobligeantes!»

Une situation qui risque d’être exacerbée si le travailleur à remplacer a été injustement congédié ou a quitté en raison d’un désaccord avec l’employeur, estime Julie Carignan. Ceux qui restent peuvent être tentés de lui faire justice. Le remplaçant devient alors la victime innocente d’un règlement de comptes entre l’équipe de travail et les dirigeants de l’entreprise.

Mieux vaut prévenir que guérir

Idéalement, les gestionnaires voient venir d’avance ce genre de situation et préparent le terrain, explique Julie Carignan. Une bonne introduction, qui présente le nouvel employé sous un jour favorable, peut faire des miracles auprès des collègues.

Aussi, les grosses pointures qui démissionnent d’une institution qu’ils ont marquée ont parfois la bonne idée de s’éclipser. Comme l’homme d’affaires André Bérard, qui quittait en 2002 la direction de la Banque Nationale après avoir passé toute sa carrière au sein de cette institution. En partant, il laissait un beau défi à son successeur : la revue Commerce l’a déjà compté au nombre des vingt personnalités québécoises les plus influentes et la Banque Nationale remet chaque année un prix qui porte son nom à un employé (ou retraité) qui s’est illustré par son engagement social.

«Lorsqu’il est parti, il a gardé un petit bureau puisqu’il demeurait président du conseil d’administration. Mais il a installé ses pénates dans un édifice différent de celui où travaille le président», raconte Laurent Lapierre, titulaire de la Chaire de leadership Pierre-Péladeau à HEC Montréal. «Il a refusé de donner des entrevues ou d’avoir une quelconque visibilité, histoire de laisser tout l’espace à son remplaçant, Réal Raymond.»

Une délicatesse que tous les ex-­employés n’ont pas. «Parfois, celui qui quitte ressent de la nostalgie et entretient des liens pas toujours sains avec ses anciens collègues», indique-t-il.

Fidèle à soi-même

Comment s’y prendre quand le fantôme de son prédécesseur est un peu trop présent? À éviter à tout prix : tenter d’imiter son prédécesseur. «On ne sera jamais comme lui, indique Laurent Lapierre. Et il ne faut pas s’excuser d’être qui l’on est.» Ceux qui ont de la facilité à s’imposer et qui n’ont pas peur de la confrontation se tireront mieux d’affaire, ajoute-t-il.

Carol Allain suggère pour sa part de multiplier les occasions de contact avec les nouveaux collègues. «Soyez où les autres sont, à la cafétéria, dans les 5 à 7 ou ailleurs, conseille-t-il. Ça aide à vous faire connaître et à vous intégrer… et ça diminue les occasions de commérage sur votre compte!»

Il est aussi bon de faire son propre examen de conscience, suggère Julie Carignan. «Est-ce que j’ai tenté de m’imposer trop rapidement, sans laisser aux autres l’occasion de s’adapter? Est-ce que j’imagine des choses? Est-ce que moi-même je fais trop souvent référence à mon ancien bureau, à mes anciennes méthodes? Ce sont des questions qu’il faut se poser.»

Elle suggère ensuite la méthode douce. «Il faut faire preuve d’ouverture, tout en faisant comprendre qu’on est différent et qu’on a quelque chose de bien à offrir. On peut écouter quand les autres parlent en bien de leur ancien collègue. Mais il faut le dire quand une situation ou des commentaires sont blessants. Peut-être que les collègues agissent ainsi sans se rendre compte de leur effet.»

Aussi, mieux vaut éviter d’attaquer son successeur ou de minimiser ses accomplissements, ajoute-t-elle. L’effet boomerang risquerait d’être terrible.

Si la situation devient intenable, l’intervention d’un supérieur s’impose. «Un bon gestionnaire sait prendre le pouls de l’équipe et créer des occasions de rapprochement, comme un dîner de groupe où l’on mettra cartes sur table», avance Julie Carignan.

Avec un peu de doigté et de patience, faire oublier un prédécesseur parfait est tout à fait possible. Quitte à devenir soi-même irremplaçable et laisser un beau défi à son éventuel successeur!