Camps de travaux forcés au Vietnam

Au Vietnam, les toxicomanes sont envoyés vers des «centres de désintoxication» où ils s’éreintent à turbiner six jours sur sept pour un salaire famélique, voire inexistant. Le travail, soutient le régime communiste, guérit la dépendance. Si, vu de l’Occident, cette pratique s’apparente à de l’esclavage, nos entreprises et nos gouvernements n’en sont pas moins complices.

On distingue à peine quelques traces de piqûres et de brûlures dans le pli du bras de Nguyen Van Huynh. «Les marques ont presque disparu», me dit fièrement l’homme de 34 ans, ex-héroïnomane qui était clean depuis trois mois lorsque je l’ai rencontré dans la ville portuaire de Hai Phong, dans le nord du Vietnam. «Les dernières années, je réagissais mal aux aiguilles», raconte-t-il de sa voix douce, dans un anglais hésitant. Une casquette Nike enfoncée sur la tête, il porte un t-shirt où l’on peut lire : Wars are fought not to see who is right, but who is left (traduction libre : on ne fait pas les guerres pour voir qui a raison, mais qui va survivre).

«À la fin, pour éviter les injections, je préférais souvent “chasser le dragon”», ajoute-t-il. Ma connaissance du jargon étant plutôt limitée, je demande à Huynh de s’expliquer. «C’est quand on chauffe l’héroïne sur un papier d’aluminium et qu’on en aspire les vapeurs», répond-il, visiblement amusé par mon innocence.

Au bout du compte, Huynh n’a jamais capturé ce dragon, trop évanescent à son goût. À la place, il s’est fait avaler tout rond par le tigre asiatique.

Par un soir de mai, en 2007, les autorités vietnamiennes l’ont cueilli au fond d’une ruelle de Hai Phong et, sans crier gare, l’ont conduit dans un centre de désintoxication. Sur place, Huynh n’a rencontré aucune équipe médicale, aucun psychologue, aucun travailleur social. Il y a plutôt passé deux ans à travailler six jours sur sept, à coudre des vêtements de sport, probablement destinés aux lucratifs marchés de l’Amérique du Nord ou de l’Europe.

Les rares heures où il ne travaillait pas, Huynh participait bien malgré lui à des séances d’entraînement collectives, où les détenus sautillaient sur place en scandant à l’unisson des slogans du genre : «La drogue, c’est le démon.» «Ils n’ont fait que remplacer un démon par un autre», me dit Huynh, en référence aux gardiens qui surveillaient ses faits et gestes.

Sevrage à la chaîne

Il y aurait, selon l’ONU SIDA, entre 160 000 et 170 000 utilisateurs de drogues injectables au Vietnam. Pour les remettre dans le droit chemin, le gouvernement communiste mise sur le «travail thérapeutique». Le postulat est simple : les toxicomanes qui passent huit heures par jour à s’échiner sur une machine à coudre ou à faire toute autre rude besogne n’ont pas le temps de penser au vice, et leur envie de se piquer devrait avoir passé après quelques années de ce régime. Qui plus est, en leur apprenant un «métier», on augmente leurs chances de se réintégrer à la société à leur sortie. Un deux pour un, en quelque sorte.

«C’est plutôt 40 000 pour le prix de 0», s’insurge Joe Amon, directeur de la division Santé et droits humains de Human Rights Watch, joint par téléphone à New York. On estime en effet que 40 000 détenus, dont un faible pourcentage de femmes, se trouvent actuellement dans les centres de désintoxication du pays. «Pour leur labeur, ils ne reçoivent pratiquement rien, dénonce l’activiste. Ce n’est pas du sevrage, c’est du travail forcé.» Les toxicomanes, souligne-t-il, sont détenus le plus souvent contre leur gré, sans procès. «Ils ont moins de droits qu’un criminel qu’on s’apprête à emprisonner.»

À l’automne 2011, Human Rights Watch a publié un rapport accablant sur les centres de désintoxication au Vietnam, après avoir rencontré 34 ex-détenus qui avaient travaillé dans 14 des 16 centres de la région de Hô Chi Minh-Ville, capitale économique du sud du pays. Ceux dont l’ouvrage était rémunéré ne recevaient qu’une fraction du salaire minimum. En plus de cela, on déduisait de cette maigre paye des frais pour la nourriture et l’hébergement. «Certains détenus nous ont raconté qu’ils devaient de l’argent à leur sortie!» rapporte Joe Amon.

Bon stock

Alors que certains centres envoient leurs détenus travailler dans les champs ou sur des chantiers de construction, d’autres leur font coudre des vêtements, fabriquer des meubles en rotin, des articles de sport ou d’autres produits manufacturés. Les fruits du labeur des toxicomanes se trouvent peut-être dans votre garde-robe ou votre assiette!

Le taux de rechute après un séjour dans un centre de désintoxication se situerait, selon différentes estimations, entre 80 % et 97 %.

«Nous n’avons pas encore réussi à dresser une liste des entreprises internationales qui font affaire avec les centres de désintoxication, mais on a fait des découvertes intéressantes», dit Joe Amon. Depuis l’automne 2011, deux sociétés occidentales ont coupé leurs liens avec leurs fournisseurs au Vietnam, après que Human Rights Watch eut dévoilé qu’elles économisaient des coûts de main-d’œuvre sur le dos des toxicomanes : l’Américaine Columbia, installée en Oregon, qui fabrique des vêtements de sport, et la Suisse Vestergaard Frandsen, qui vend des moustiquaires de lit servant à protéger les dormeurs des piqûres d’insectes.

L’ONG a aussi découvert que, dans le sud du pays, des centaines de toxicomanes s’emploient à décortiquer des noix de cajou pour les consommateurs occidentaux. Le Vietnam en est le premier exportateur mondial. En 2011, selon la Vietnam Cashew Association, le pays aurait généré entre 1 et 1,5 milliard de dollars de revenus en exportant ses noix au Canada, aux États-Unis, au Japon et en Australie. On a même importé 450 000 tonnes de noix brutes d’Afrique pour les transformer au Vietnam. Or, décortiquer des noix de cajou est un travail ingrat, car la résine qui loge dans la coquille est caustique et brûle les doigts. Aussi bien le confier aux toxicomanes, puisque personne n’a envie de se coltiner le boulot. Et gare à eux s’ils rouspètent.

Parmi les ex-détenus rencontrés par Human Rights Watch, plusieurs ont raconté avoir été battus lorsqu’ils refusaient de travailler, ou avoir été confinés dans une chambre d’isolement. «Tu préfères ne pas savoir ce qui se passe là-bas; moi-même, je préfère ne plus y penser», me dit Nguyen Thaï Tuan, rencontré dans une soirée de type «toxicomanes anonymes», à Hô Chi Minh-Ville. Il est bâti comme une armoire à glace, les cheveux coupés en brosse, les bras et le cou couverts de tatouages; on devine qu’il faut plus que quelques remontrances pour l’intimider. Âgé de 35 ans, il a passé 5 années dans un centre de désintoxication, à fabriquer des meubles. «Ça m’a donné la discipline nécessaire pour prendre ma vie en main», dit-il, avare de détails.

Peu d’ex-pensionnaires peuvent en dire autant. Le taux de rechute après un séjour dans un centre de désintoxication se situerait, selon différentes estimations, entre 80 % et 97 %. Nguyen Van Huynh, l’homme à la casquette Nike, n’a même pas attendu une journée avant de contacter ses anciens fournisseurs, après sa libération en 2009. «De toute façon, je n’avais jamais vraiment arrêté, admet-il. La drogue circulait à l’intérieur des murs.»

Le gouvernement vietnamien ne dément pas ces chiffres. Il y voit même un prétexte pour renforcer son approche. Si autant de toxicomanes rechutent, conclut-il, c’est parce que la thérapie par le travail ne dure pas assez longtemps. En 2009, l’Assemblée nationale vietnamienne a donc modifié la loi pour permettre de garder les détenus jusqu’à quatre ans, plutôt que pour une période maximale d’un an, comme la loi le prévoyait auparavant. Le nombre de centres de désintoxication est d’ailleurs en pleine croissance. On en recensait 56 en l’an 2000, contre 123 en 2011.

Lors de mon passage au centre de réhabilitation Nhi Xuan, à une vingtaine de kilomètres du cœur de Hô Chi Minh-Ville, j’ai vite constaté qu’on était à mille lieues d’un centre comme Dollard-Cormier, qui traite les toxicomanes au centre-ville de Montréal. Une clôture surmontée de pointes piquantes entourait un immense complexe de bâtiments vert hôpital, à la peinture défraîchie. Un garde engoncé dans un uniforme kaki m’a rapidement repérée, avant d’appeler des renforts. Deux cerbères sont arrivés en mobylette, agitant les bras pour faire signe qu’il n’y avait rien à voir ici.

Nos taxes à l’œuvre

J’ai eu beau insister, je n’ai jamais réussi à passer le portail du centre Nhi Xuan. Dommage! Après tout, il y a un peu de mes taxes là-dedans. C’est que plusieurs organisations internationales, dont le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme (soutenu entre autres par le gouvernement canadien), financent l’achat de médicaments administrés aux détenus. On estime en effet qu’entre 15 % et 60 % des toxicomanes dans les centres de désintoxication du Vietnam sont infectés par le VIH.

Pour Human Rights Watch, cette aide concourt au travail forcé. «Les lois vietnamiennes prévoient que si un détenu est porteur du VIH, il doit être relâché pour être traité dans la communauté, explique Joe Amon. En payant pour les médicaments distribués à l’intérieur des centres, les organisations internationales contribuent à y maintenir les toxicomanes. Le Fonds mondial devrait imposer ses conditions et payer pour les médicaments uniquement si les détenus sont relâchés.»

Véronique Taveau, porte-parole du Fonds mondial, installé à Genève, défend son organisation bec et ongles. «On n’a pas le choix, fait-elle valoir. Si on ne paie pas pour les médicaments, des gens vont mourir. Le Fonds mondial exerce toutes les pressions utiles auprès des autorités vietnamiennes pour faire fermer les centres.»

Ces pressions, fait-elle remarquer, commencent à avoir de l’effet. En 2008, le gouvernement vietnamien a accepté, après de longues tergiversations, de participer à un projet pilote financé par le Fonds mondial pour distribuer des doses quotidiennes de méthadone aux héroïnomanes dans des centres de santé communautaires. Ce narcotique synthétique se substitue à l’héroïne tout en limitant les risques de surdose ou de transmission par les aiguilles d’agents infectieux.

Au centre de santé An Dong, à Hai Phong, environ 300 héroïnomanes viennent ingurgiter leur dose de liquide rose quotidiennement. «Je ne sauterais pas une journée, me dit Nguyen Van Huynh après avoir avalé le contenu d’un gobelet tendu par une infirmière. La méthadone a changé ma vie.»

Selon les autorités vietnamiennes, entre 2 000 et 3 000 héroïnomanes ont actuellement accès à la méthadone. On promet de faire passer ce nombre à 80 000 d’ici 2015, ce qui couvrirait la moitié des héroïnomanes du pays. «Offrir de la méthadone à un héroïnomane coûte une fraction du prix nécessaire pour l’héberger dans un centre de désintoxication», fait valoir Hoang Van Ke, haut fonctionnaire à la retraite de la Ville de Hai Phong, en visite au centre An Dong. Du même souffle, cet ami du régime ajoute que la méthadone ne sera jamais offerte à plus de 50 % des héroïnomanes. «Pour ceux qui habitent trop loin des lieux de distribution, c’est plus pratique de les envoyer dans les centres de désintoxication», fait-il valoir.

Joe Amon n’est guère surpris par ce genre d’argument. «Même s’il offre de la méthadone à 80 000 toxicomanes, le Vietnam pourrait très bien en garder 40 000 autres dans les centres de désintoxication», calcule-t-il. La Chine, au cours des 6 dernières années, a élargi son propre programme de distribution de méthadone pour l’offrir à 120 000 héroïnomanes. Malgré cela, on évalue à 300 000 le nombre de toxicomanes qui se trouvent toujours dans les centres de désintoxication chinois. «Dans cette histoire, les pires junkies, ce sont les gouvernements et les entreprises, croit Joe Amon. Ils se défoncent avec les profits que génère cette mascarade.»

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