Employeurs responsables : travailler, c’est voter

Outre les salaires compétitifs et les congés généreux, la responsabilité sociale et environnementale d’une entreprise pourrait devenir une arme de séduction massive des meilleurs talents. Coup d’oeil sur un mouvement amorcé.

Il y a près de quatre ans, Luce Beaulieu a écouté sa conscience. Alors designer graphique dans la trentaine, elle enfilait les postes dans des boîtes de pub et de design. Elle était souvent appelée à travailler à des contrats pour des clients pollueurs ou à l’éthique sociale douteuse. «Ces mandats-là m’attristaient, dit-elle. Comme je faisais de la conception d’identité d’entreprise et de la publicité, je me retrouvais directement responsable de la promotion de ces compagnies. J’avais l’impression que mes valeurs personnelles et le travail que j’accomplissais étaient complètement désalignés.» Pas facile à avaler pour une écosensible recycleuse et abonnée des transports en commun!

Jouant le tout pour le tout, elle a quitté son emploi et s’est lancée à son compte comme écodesigner. Ses clients sont désormais triés sur le volet. «À moins qu’elles soient hybrides ou électriques, les voitures, c’est non. L’alcool, la cigarette, les produits toxiques, c’est non», énonce-t-elle, catégorique. En parallèle, elle a créé une gamme de vêtements recyclés et a fondé Perennia, un organisme sans but lucratif qui accompagne des entreprises sur la voie du développement durable. Malgré quelques années de «vaches très maigres», elle n’a jamais regretté sa décision. «Je me sens en contact avec mes valeurs et j’ai un impact positif, et non négatif, sur la planète.»

Valeur ajoutée

Luce Beaulieu n’est pas la seule à avoir ces préoccupations. La responsabilité sociale des entreprises séduit beaucoup de travailleurs. Selon une étude réalisée en 2004 par les firmes de consultation britanniques The Work Foundation et Future Foundation, 20 % de la population anglaise place la RSE au sommet de sa liste de critères de sélection d’un employeur, devant le salaire.

Au Québec, l’édition 2006 du Défi Meilleurs Employeurs, un palmarès qui mesure l’engagement des employés envers leur organisation, révélait que les lauréats étaient perçus comme des entreprises citoyennes par leur personnel.

«Les nouvelles générations se questionnent systématiquement sur les pratiques éthiques et sociales des entreprises», confirme Olivier Coustaing, recruteur senior chez Futurestep, une agence spécialisée dans le recrutement de cadres intermédiaires, généralement âgés de 28 à 40 ans. «Lorsqu’ils considèrent un poste, ils veulent savoir si la compagnie appuie des causes et si elle respecte l’environnement. Au-delà du salaire, la culture de l’entreprise compte pour beaucoup dans leur décision.» Résultat : plusieurs lèvent le nez sur les firmes pollueuses ou coupables de licenciements peu éthiques.

Ce phénomène prendra de l’ampleur, selon Johanne Gélinas, associée au sein du groupe Environnement, santé, sécurité et développement durable au cabinet de services professionnels Deloitte. «Je n’ai aucun doute qu’être une bonne entreprise citoyenne va devenir un avantage compétitif énorme. Ça attire les meilleurs talents et ça procure aux employés une fierté qui améliore la productivité. Les entreprises qui n’auront pas pris le virage responsable se disqualifieront aux yeux de la main-d’œuvre compétente, dans tous les secteurs d’activité.»

La vie en vert

Plusieurs facteurs expliquent l’attrait de la RSE. D’une part, les moins de 30 ans sont tombés dans la marmite écologique quand ils étaient petits. «L’environnement arrive en tête des causes pour lesquelles les jeunes sont prêts à s’engager», observe Jacques Hamel, professeur de sociologie à l’Université de Montréal et associé à l’Observatoire jeunes et société de l’Institut national de la recherche scientifique. Cette donnée est issue d’une recherche de l’Observatoire.

Même chose pour la conciliation travail-famille. «Les jeunes s’accommodent aisément d’un salaire moins élevé si, en contrepartie, leur patron est compréhensif lorsqu’ils doivent emmener leurs enfants chez le médecin», illustre-t-il. Compte tenu que la RSE comprend autant les politiques externes (la protection de l’environnement, le respect des communautés) qu’internes (la gestion des ressources humaines, la bonne gouvernance), les organisations les plus innovatrices en la matière semblent un choix logique pour ceux qui vont bientôt remplacer les baby-boomers.

D’autre part, le bien-être de la planète et de ses habitants ne préoccupe pas uniquement la nouvelle génération. «Tout le monde aujourd’hui a des attentes envers les grandes entreprises en ce qui a trait aux enjeux environnementaux et sociaux», affirme Rick Peterson, vice-président principal, Responsabilité sociale des entreprises et développement durable chez National, un cabinet de relations publiques. «Les gens veulent faire partie de la solution plutôt que du problème : ils investissent, consomment et choisissent leur employeur en conséquence.» Plusieurs compagnies l’ont saisi. «Lorsque nos clients élaborent une stratégie de développement durable, le recrutement figure toujours parmi leurs objectifs», soutient-il.

Impact direct

Chez Cascades, une entreprise qui a une longue tradition de respect de l’environnement, la RSE fait de l’effet. «Les candidats nous disent qu’ils ont toujours rêvé de travailler chez nous, affirme Maryse Fernet, vice-présidente aux ressources humaines. C’est dû à nos pratiques environnementales, à notre politique de partage des profits avec les employés, à nos programmes de formation continue, etc.» Des politiques que la compagnie n’hésite pas à mettre de l’avant dans son site et dans ses dépliants utilisés dans les foires d’emploi.

Inversement, les entreprises dont l’image laisse à désirer peuvent avoir de la difficulté à recruter. Toby A. A. Heaps, président et rédacteur en chef du magazine canadien spécialisé en RSE Corporate Knights, cite en exemple la compagnie Shell. «En 1995, la pétrolière était aux prises avec de gros scandales entourant l’exécution du militant nigérian Ken Saro-Wiwa et la plate-forme Brent Spar. Un ancien dirigeant de la compagnie m’a confié que la première raison qui a motivé l’organisation à changer était son incapacité à recruter les meilleurs. Les gens étaient embarrassés de travailler chez Shell.»

Pas surprenant, croit-il. «Si votre employeur a une sale réputation, chaque fois que vous parlez de votre boulot, vos amis et votre famille réagissent négativement. C’est extrêmement gênant et ça nuit à l’estime de soi.»

Au Québec, l’industrie forestière, dont les pratiques font hurler les groupes écolos depuis des années, ne fracasse pas les records de popularité. «Ce n’est pas le premier choix de nos étudiants», dit Emmanuel Raufflet, professeur en management, coresponsable pédagogique du DESS en gestion et développement durable à HEC Montréal. Mais il précise que d’autres facteurs sont aussi en cause, notamment la géographie. «Travailler en Abitibi ou au centre-ville de Montréal, c’est très différent!» Sans oublier la crise perpétuelle qui semble affecter ce secteur d’activité.

Droit réservé

Sélectionner son employeur selon ses valeurs serait-il un privilège réservé à une minorité bardée de diplômes? Jacques Hamel ne le croit pas. Une enquête qu’il a menée en 2005 auprès des non-diplômés du secondaire et du cégep révélait que ces jeunes étaient aussi sensibles à la réputation de leur employeur. «Mais c’est certain que plus les travailleurs sont scolarisés, plus ils sont en mesure de choisir leur employeur.»

Ce que semble confirmer l’expérience de Jean Patenaude, directeur chez le recruteur Manpower dans la région de Granby et Sherbrooke. Son bureau pourvoit surtout des emplois de journaliers, de contremaîtres et d’adjoints administratifs, qui requièrent moins de formation que les postes de gestionnaires. Il constate que les facteurs déterminants pour ces travailleurs demeurent le salaire et les avantages sociaux. «Les préoccupations sociales et environnementales sont peut-être présentes, mais elles n’arrivent pas en premier quand ils choisissent un emploi.»

Heureusement, ceux qui n’ont pas le loisir d’opter pour un leader en matière de RSE peuvent toujours s’appliquer à changer leur employeur… de l’intérieur!

La responsabili-quoi?

Comme le développement durable et le commerce équitable, le concept de responsabilité sociale des entreprises a la cote. Qu’entend-on par là, exactement?

L’économiste américain Milton Friedman doit se retourner dans sa tombe. Ce lauréat du prix Nobel et partisan du libéralisme économique affirmait, en 1970, que l’unique responsabilité d’une entreprise était d’accroître ses profits.

Or, selon les adhérents à la responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui sont de plus en plus nombreux, il avait tout faux. «Une entreprise responsable n’est pas uniquement vouée à rapporter de la valeur économique à ses propriétaires ou à ses actionnaires», explique Johanne Gélinas, associée au sein du groupe Environnement, santé, sécurité et développement durable chez Deloitte. «L’entreprise est aussi citoyenne et doit prendre en compte les impacts environnementaux et sociaux de toutes ses décisions d’affaires.»

Aucune définition universelle du concept n’existe, mais de façon générale, il englobe plusieurs aspects des activités d’une organisation : la santé et la sécurité du personnel, la protection de l’environnement, les droits de la personne, la gestion des ressources humaines, le développement communautaire, la protection des consommateurs, etc.

Ainsi, approvisionner ses bureaux en papier fait de fibres recyclées, réduire ses émissions de gaz à effet de serre, soutenir des groupes communautaires, remplacer ses produits nettoyants traditionnels par une gamme écologique et implanter une politique concrète de conciliation travail-famille sont quelques exemples de pratiques qui permettent à une entreprise de devenir plus responsable.