Que valent les promesses d’emploi des sables bitumineux?

bitumineux

L’industrie pétrolière albertaine mène depuis quelques années une offensive publicitaire qu’il est devenu difficile d’ignorer. L’objectif? Convaincre les Canadiens des autres provinces que les retombées économiques des sables bitumineux débordent largement les frontières de l’Alberta et qu’ils toucheront leur part, qui comprend des milliers d’emplois. Tout ce qu’ils ont à faire, c’est accepter que des pipelines passent sur leur territoire. Cette logique tient-elle la route?

Vous les avez probablement remarquées, ces réclames télévisées où de jeunes et jolies professionnelles de l’environnement évoquent les mérites de l’exploitation des sables bitumineux en Alberta et leurs bienfaits pour l’ensemble des Canadiens.

Ce n’est pas un hasard si ce message adressé notamment aux Québécois, réputés réfractaires à l’industrie pétrolière albertaine, apparaît soudainement dans le paysage médiatique d’ici. L’industrie a besoin de la Colombie-Britannique, de l’Ontario et du Québec pour poursuivre son expansion. La clé : une série d’oléoducs qui parcourrait le sous-sol des trois plus importantes provinces afin d’acheminer la précieuse ressource vers les marchés mondiaux, qui lui sont indispensables.

«Nous avons mis l’accent sur ​​l’Ontario, le Québec et la Colombie-Britannique, où les perceptions sont différentes, indique d’emblée Janet Annesley, vice-présidente des communications à l’Association canadienne des producteurs pétroliers (ACPP). Nous avons la responsabilité d’offrir des retombées à l’échelle nationale.»

Le 6 décembre dernier, la commission parlementaire lancée par Québec donnait son feu vert – assorti de 18 conditions – à la société de transport albertaine Enbridge pour qu’elle inverse le cours de sa ligne 9B et achemine du brut de Sarnia, en Ontario, à la raffinerie de Suncor, à Montréal. On attend maintenant les conclusions de l’Office national de l’énergie (ONÉ), dont les audiences ont pris fin en octobre 2013. Plusieurs municipalités concernées y ont exprimé leurs inquiétudes quant à la sécurité du projet.

Québec devra aussi se prononcer éventuellement sur le projet Énergie Est de TransCanada (une autre société albertaine), qui prévoit relier Montréal et Québec à Saint John, au Nouveau-Brunswick. TransCanada devrait déposer son projet à l’ONÉ en 2014.

Sur la côte ouest, la commission fédérale d’examen du projet de pipeline Northern Gateway, également d’Enbridge, a donné son feu vert le 19 décembre dernier, sous 209 conditions. La décision finale revient au gouvernement fédéral, qui a 180 jours pour trancher.

Pour gagner le cœur des indécis, la campagne Sables bitumineux maintenant, lancée par l’ACPP en 2010, souligne à gros traits les perspectives de carrière que représente le secteur à l’échelle nationale. La promesse paraît grosse : si les Canadiens lui donnent leur bénédiction, l’industrie s’engage à créer pas moins de 800 000 emplois au pays d’ici les 20 prochaines années.

«Nos» sables bitumineux?

Aux Québécois, la campagne veut démontrer qu’eux aussi peuvent bénéficier des occasions d’affaires que représentent les sables bitumineux, à l’instar de Gaétan Bolduc, président et chef de la direction du fabricant d’autocars Prévost, que l’on voit dans une publicité de l’ACPP. Son entreprise, située à Sainte-Claire, près de Québec, fournit des autocars pour le transport des travailleurs du pétrole. «Plus de 2 000 entreprises à travers le Canada approvisionnent l’industrie, soutient Janet Annesley. Des milliers d’autres fournissent ces entreprises, et ainsi de suite.»

Certes, convaincre les autres provinces que l’industrie des sables bitumineux est plus qu’albertaine et que sa portée est nationale n’est pas une mince affaire. Avec des rentrées fiscales moyennes de 1,8 milliard par année et 22 330 emplois directs pour les seules opérations, les retombées du secteur en Alberta sont sans commune mesure à l’échelle canadienne. «Quand les porte-parole de l’industrie du pétrole montrent les retombées au Canada, ils sont obligés de mettre l’Alberta dans un graphique à part», ironise Pierre-Olivier Pineau, professeur titulaire et expert en énergie à HEC Montréal.

Si on compare les 15 900 emplois promis sur 20 ans issus des sables bitumineux aux 160 000 emplois perdus dans le secteur manufacturier depuis 10 ans, dont une bonne partie est liée à la montée du dollar canadien arrimé au prix du pétrole, le Québec est plus perdant que gagnant.
— Pierre Patry, trésorier de la CSN

Pour sa campagne de publicité, l’ACPP s’est basée sur une étude du Canadian Energy Research Institute (CERI) parue en 2011, selon laquelle l’industrie du bitume représentera 905 000 emplois en 2035 – soit 800 000 de plus que ce qu’elle compte déjà. Cette donnée spectaculaire dissimule toutefois un déséquilibre : 86 % de ces emplois seront localisés en Alberta, l’Ontario n’en recevant que 7,3 % et le Québec, un maigre 1,75 %. Dans une vingtaine d’années, le secteur représentera, au Québec, 15 900 emplois indirects et «induits»… incluant le temps partiel. Aucun emploi direct n’est en vue.

C’est que, même si les infrastructures de transport suivent le rythme, qu’il s’agisse des pipelines ou du train, les projets d’expansion prévus par l’industrie demeurent bien locaux. «Ce sont avant tout des chantiers de construction, ça reste de la main-d’œuvre locale», rappelle Jean-Thomas Bernard, professeur invité à l’Université d’Ottawa et spécialiste en énergie.

«Sur 20 ans, c’est un bien petit nombre», estime quant à lui Charles Séguin, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Il rappelle qu’en juillet 2013 seulement, il s’est perdu 39 400 emplois au Québec, puis il s’en est créé 15 000 autres en septembre et encore 39 000 en octobre – soit plus du double que ce que promet l’industrie au Québec d’ici une génération.

Maintenir les raffineries

L’industrie a beau brandir le cas de Prévost, il existe peu d’exemples de création d’emplois au Québec, à en croire Bertrand Schepper, chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS). «Aujourd’hui, à part pour quelques entreprises de transport (d’équipement) et des fabricants de camions, il n’y a pas d’emplois liés aux sables bitumineux au Québec», constate-t-il d’emblée.

C’est donc du côté du raffinage que se joue le véritable débat sur les retombées de cette industrie pour le Québec.

Les deux raffineries de la province – celle de Suncor à Montréal et celle d’Ultramar à Lévis – s’approvisionnent en grande partie en Algérie, au Kazakhstan et dans la mer du Nord. Les projets de pipelines sur la table leur permettraient d’ajouter à leur panier des bruts continentaux. «Ça va probablement faire en sorte que le prix [du brut] va moins fluctuer parce que l’approvisionnement va être plus constant», explique Daniel Cloutier, représentant national du syndicat Unifor-Québec, présent dans le secteur de l’énergie. «Plus que d’ouvrir de nouvelles raffineries, ça permettrait surtout de maintenir ces raffineries-là en vie, ainsi que leurs emplois.»

Suncor souhaite en effet s’approvisionner à même ses productions de bitume dans l’ouest. Par contre, Ultramar confirmait récemment à l’Office national de l’énergie qu’elle lorgne bien davantage le pétrole léger du Bakken (un gisement qui englobe une partie de la Saskatchewan, du Manitoba, du Dakota du Nord et du Montana) que le brut lourd des sables bitumineux albertains, sa raffinerie n’étant pas conçue pour traiter ce dernier.

Donner d’une main pour prendre de l’autre

Avec leur 1,6 million de barils par jour, «les sables bitumineux constituent la plus importante exportation du Canada», se réjouit Janet Annesley.

Sauf que la croissance de l’industrie est aussi, indirectement, la cause de nombreuses pertes d’emplois dans d’autres secteurs d’exportation, puisqu’elle fait grimper la valeur du dollar canadien, estiment divers économistes.

«On voit que le Canada se met dans une situation où la valeur du dollar commence à être directement liée à la valeur du pétrole», estime Bertrand Schepper. Or, tous les autres exportateurs subissent de plein fouet la hausse du dollar. Pour eux, «passer d’un dollar canadien à 0,65 $ (sa valeur dans les années 1990) à la parité (dans les récentes années), c’est presque une chute de prix de 50 %», illustre quant à lui Jean-Thomas Bernard.

Selon Pierre Patry, trésorier de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), près de 50 % des pertes d’emplois dans le secteur manufacturier des 10 dernières années sont attribuables à la montée du dollar canadien. «Si on compare les 15 900 emplois promis sur 20 ans issus des sables bitumineux aux 160 000 emplois perdus dans le secteur manufacturier depuis 10 ans, dont une bonne partie est liée à la montée du dollar canadien arrimé au prix du pétrole, le Québec est plus perdant que gagnant», affirme-t-il.

De toute façon, les promesses d’emplois de l’industrie sont basées sur des hypothèses plus ou moins fiables. La première étant que la production des sables bitumineux triplera d’ici 2035 pour passer à 6,7 millions de barils par jour. Mais une multitude de facteurs pourraient jouer les trouble-fêtes : opposition aux projets de pipelines des communautés touchées et des Premières Nations (compromettant un meilleur accès aux marchés mondiaux); chute des cours du pétrole ou hausse des coûts de production; nouvelles réglementations environnementales, etc.

Pressée d’obtenir coûte que coûte l’acceptation sociale pour ses projets de pipelines, l’industrie a, au Québec, tout misé sur la carte de l’emploi. Or cette carte pourrait n’être qu’un deux de pique.

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