Les limites du dévouement

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«Ce n’est pas dans ma description de tâches.» Voilà une phrase qui a un arrière-goût de poussière.

On l’associe au commis paresseux (et syndiqué, comme le veut le stéréotype) qui s’abstient d’aider à déplacer un meuble ou de chercher un renseignement. Selon le gros bon sens, il devrait rendre un service, mais il ne le fait pas pour cause de bureaucratie absurde ou de mauvaise volonté. Prononcer ces mots en cette époque où il est bien vu de «faire partie de la solution», d’«être proactif», d’«embrasser le changement» ou de «ne pas travailler en silo» est presque un blasphème.

Pourtant, il arrive encore qu’un travailleur ose dire – ou penser – cette phrase honnie quand son supérieur lui confie une mission qui sort du cadre habituel. Or, il pourrait bien avoir raison de blasphémer!

Il y a une inadéquation entre les ambitions des organisations et les ressources dont elles disposent.
— Jean-Pierre Brun, professeur de management, Université Laval

Pour Jean-Pierre Brun, professeur de management à l’Université Laval, seule une minorité de travailleurs se borne à faire le minimum requis de nos jours. La plupart, croit-il, en font déjà plus que prévu. «Et on leur demande d’en faire encore plus.»

Plans stratégiques, projets spéciaux, comités ad hoc, nouvelles procédures, changement de logiciel, exploration de nouveaux marchés… Les organisations rivalisent de créativité pour se démarquer de la concurrence. Cela entraîne une intensification du travail dans tous les domaines, poursuit le spécialiste. «On pourrait croire que c’est plus facile dans le secteur public, mais ce n’est pas le cas. Le travail s’intensifie partout.»

Toutes ces nouvelles initiatives, si judicieuses soient-elles, alourdissent la charge de travail des employés. «Il y a une inadéquation entre les ambitions des organisations et les ressources dont elles disposent», affirme Jean-Pierre Brun. Car, à travers tout ça, les travailleurs doivent continuer à faire leur job ordinaire, celui pour lequel ils sont évalués.

Un changement, même s’il paraît anodin, ne vient jamais sans sa liste de tâches à exécuter, qui, elles-mêmes, entraînent des microajustements. Cela peut devenir très complexe, estime Martine Chanier, présidente et conseillère en management chez Agora Ressources d’affaires, une firme-conseil en gestion du changement située à Montréal. L’une des entreprises où elle intervient en coaching a implanté un nouveau système de facturation en janvier 2012. Mais les problèmes techniques sont tels que l’ancien système était toujours utilisé en novembre. «Les employés ont encore les documents en double!», s’exclame-t-elle.

Les conséquences du changement sont rarement évaluées, soutiennent les deux spécialistes. La plupart du temps, les gestionnaires lancent de nouveaux projets sans en déterminer l’importance par rapport au reste, ni revoir l’ordre des priorités, ni, surtout, évaluer la charge de travail qui en découle. Il faut dire qu’ils sont, eux aussi, débordés. «Les cadres sont de moins en moins près de leur équipe parce qu’ils servent de main-d’œuvre pour les projets de la direction», explique Jean-Pierre Brun. Leur parler de description de tâches, c’est tourner le fer dans la plaie!

Heureusement, ce genre de situations n’est pas sans issue, à condition que les deux parties sachent communiquer.

Ainsi, l’employé, plutôt que de s’opposer à une nouvelle demande, pourra renégocier son emploi du temps en montrant en quoi la requête aura une incidence sur le reste de son travail. Des échéances peuvent-elles être repoussées? L’ordre des priorités peut-il être modifié? Est-ce possible d’obtenir de l’aide externe? Voilà des questions à explorer. Tenir un journal de son emploi du temps (oui, une autre tâche à exécuter!) peut aider à faire valoir son point de vue.

De son côté, le gestionnaire a tout intérêt à mener ses projets en consultant ses troupes. Elles connaissent le travail dans le menu détail et peuvent voir venir les complications. Leur demander leur avis permet aussi de savoir quelles sont leurs limites, mais, surtout, cela démontre de la reconnaissance, ce puissant levier.

Selon Martine Chanier, les employés peuvent accomplir plus que l’on pense lorsqu’ils se sentent pris en compte. «La fatigue ne vient pas du travail comme tel, mais de la mauvaise façon de travailler. Ça pèse, de ne pas se sentir considéré. L’être humain est comme ça : si l’on appuie sur le bouton de l’encouragement et de la reconnaissance, il a une propension à prendre du plaisir à ce qu’il fait.» Or, ces temps-ci, le bouton, il clignote!

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