L’univers parallèle des travailleurs autistes

Illustration : Katrinn Pelletier, Colagene.com

Défiant les idées reçues, de plus en plus d’autistes tentent de faire leur place sur le marché du travail. Tant mieux, car ces travailleurs fiables et assidus font souvent le bonheur de ceux qui les embauchent. Mais encore faut-il que les recruteurs voient le potentiel derrière leurs manières atypiques.

Au premier regard, rien n’y paraît.

Louis Therrien, 28 ans, incarne le jeune homme modèle. Grand brun élancé, poli, bien habillé. Job au service d’administration du Casino du Lac-Leamy, à Gatineau. Bac en histoire et en développement international, projet de maîtrise en développement durable. Propriétaire d’une Toyota et d’un bungalow à Gatineau. Si ses planchers ne reluisent pas assez au goût de sa mère, on a vu pire au rayon des repaires de célibataire. Ne manque plus qu’une fiancée pour compléter le portrait.

Ce sont ses explications d’une minutie inusitée, débitées d’une voix abrupte, ainsi que l’expression figée de son visage qui le trahissent, au bout de quelques minutes d’entretien. Comme Lisbeth Salander, la fascinante crack d’informatique dans la série de polars Millénium, Louis Therrien a un syndrome d’Asperger.

Cette condition neurologique irréversible fait partie de la famille des troubles envahissants du développement (TED), au même titre que l’autisme. Environ 1 % de la population québécoise aurait un TED, soit 80 000 personnes, affirme le psychiatre Laurent Mottron, spécialiste de la question à l’Université de Montréal. Cette estimation est toutefois à prendre avec des pincettes, prévient-il, car les critères définissant les TED fluctuent d’une étude à l’autre.

À des degrés variables, les personnes dites «TED» sont peu enclines à se lier aux autres et ont du mal à décoder le langage verbal et non verbal. Lire les émotions sur un visage, par exemple. Ou faire le tri des informations pertinentes à la conversation. Beaucoup ont des champs d’intérêt restreints à des domaines qu’ils connaissent sur le bout des doigts – chiffres, cartes géographiques, personnages de films – et développent des manies : se balancer, se tordre les mains, tourner en rond. Les troubles envahissants du développement sont souvent accompagnés d’autres problèmes neurologiques, tels le trouble de déficit de l’attention et l’anxiété.

Louis Therrien croit néanmoins que ces limitations n’entament ni la volonté, ni la capacité des «TED» de travailler. «J’en suis la preuve. Cela dit, j’ai essuyé un paquet de rebuffades avant de convaincre un employeur de croire en moi.» Aujourd’hui, il projette une tournée des chambres de commerce du Québec pour faire savoir aux gens d’affaires que les «TED» sont une «main-d’œuvre en or», pour peu qu’on accepte leurs particularités.

Portes closes

Cette sensibilisation s’impose d’autant plus que, au Québec, un nombre croissant de «TED» manifestent le désir d’intégrer le marché du travail depuis les dernières années, remarquent les spécialistes. Un phénomène qui découle possiblement de la hausse de la population «TED» au Québec et du développement des services adaptés à leur condition.

Au milieu des années 1990, les autorités médicales ont décidé d’élargir les critères de l’autisme, engendrant du coup une multiplication des diagnostics. De l’avis général, chercher à quantifier avec précision la population «TED» actuelle au Québec est une démarche kafkaïenne. Une compilation récente des données du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec témoigne toutefois de l’ampleur du phénomène chez les enfants : entre 2001 et 2008, le nombre d’élèves «TED» âgés de 4 à 17 ans est passé de 1 532 à 5 892.

Souvent, les employeurs trouvent le CV des candidats “TED” intéressant, mais ils referment la porte quand on les informe de leur différence.
– Martin Prévost, SSMO-PH

Or, une partie de ces «TED» sont maintenant aux portes du marché du travail. Et ils sollicitent de plus en plus les organismes d’aide à l’emploi.

Ainsi, au Centre de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement (CRDITED) de la Mauricie et du Centre-du-Québec, par exemple, les clients «TED» sont passés d’une vingtaine à 425 par année en 9 ans, tandis qu’aux Services spécialisés de main-d’œuvre pour personnes handicapées (SSMO-PH) À l’emploi – Action main-d’œuvre, à Montréal, on a traité 89 demandes de «TED» en 2010, comparativement à une trentaine il y a 6 ans.

L’ennui, c’est que les employeurs sont réticents à les embaucher. Au Québec, les deux tiers des personnes ayant un TED ou une déficience intellectuelle disent avoir été victimes de discrimination sur le marché du travail, soutient une étude publiée en 2010 par l’Office des personnes handicapées du Québec et l’Institut de la statistique du Québec (Vivre avec une incapacité au Québec. Un portrait statistique à partir de l’Enquête sur la participation et les limitations d’activités de 2001 et 2006). Par exemple, elles se sont vu refuser un job ou l’accès à une entrevue d’embauche à cause de leur condition.

«Souvent, les employeurs trouvent le CV des candidats “TED” intéressant, mais ils referment la porte quand on les informe de leur différence. Il faut parfois brandir le spectre d’une poursuite à la Commission des droits de la personne pour les obliger à leur accorder une entrevue», dit Martin Prévost, coordonnateur au SSMO-PH À l’emploi – Action main-d’œuvre.

Même constat du côté de Lise Boucher, directrice du SEMO La Rescousse du K.R.T.B., un organisme de Rivière-du-Loup qui guide les «TED» dans leur recherche d’emploi. «Je me suis déjà fait répondre qu’une personne handicapée, “ça volait le job des autres!” Mais le plus souvent, les employeurs refusent parce qu’ils craignent qu’un employé “TED” ajoute à leurs nombreux soucis.»

Résultat : au Québec, à peine 10 % des «TED» réussissent à percer le marché du travail, selon Laurent Mottron.

Il faut dire qu’environ le quart des «TED» présentent des difficultés d’adaptation majeures qui compliquent leur participation à la vie active, telle une déficience intellectuelle ou un trouble du langage.

39 % des «TED» et des déficients intellectuels au Québec appartiennent à un ménage vivant sous le seuil de la pauvreté, contre 15 % de l’ensemble des familles a Québec.
Tiré de Vivre avec une incapacité au Québec. Un portrait statistique à partir de l’Enquête sur la participation à des limitation d’activités de 2001 et 2006, 2010.

Les autres ont cependant une intelligence normale, bien que leur cerveau soit organisé différemment de celui des «neurotypiques», comme les «TED» désignent le commun des mortels. «Par exemple, beaucoup sont plus doués que la moyenne pour détecter et mémoriser des données, explique Laurent Mottron. Certains peuvent dire en quelques secondes à quel jour de la semaine correspondait telle date il y a 40 ans, disons. Mais ils ont plus de mal à exercer leur imagination, à avoir des interactions sociales, parfois aussi à maîtriser le langage.»

À cause de leur capacité à emmagasiner de l’information, les «TED» ont souvent de bons résultats scolaires. Quelques-uns cumulent même les doctorats dans des domaines de pointe.

«Hélas! Bien des “TED” instruits dépendent des prestations d’aide sociale et vivent chez leurs parents. C’est un gaspillage de talents et de fonds publics», estime Lise St-Charles, qui a cofondé Concept ConsulTED, à Rivière-du-Loup. Elle et sa partenaire, la travailleuse sociale Brigitte Harrisson, ont mis au point un langage graphique facilitant la communication entre «TED» et «neurotypiques» et l’enseignent à travers le Canada.

Quant à la poignée de «TED» en emploi, ils occupent souvent des boulots pour lesquels ils sont surqualifiés, remarque la psychiatre Ginette Goulard, qui soigne des jeunes «TED» au Centre hospitalier Pierre-Janet, à Gatineau.

La mère de Louis Therrien, Thérésa Tremblay, témoigne : «Alors que mon fils avait un bac en poche, la responsable d’un centre d’emploi lui a offert un poste de triage de déchets dans un entrepôt de récupération!» Et que dire de ce fonctionnaire d’Emploi-Québec qui lui avait conseillé de s’abonner à l’aide sociale, estimant que son syndrome d’Asperger l’empêcherait de travailler…

Le bonheur est dans les détails

Ces difficultés d’intégration tiennent beaucoup au fait que les milieux de travail ainsi qu’une partie des organismes d’aide à l’emploi connaissent encore mal les «TED», pense Martin Prévost.

«Dans l’imaginaire collectif, un “autiste” est un jeune enfant qui ne parle pas, pique des crises et se berce dans un coin, dit-il. Certains pensent même qu’ils ne deviennent jamais adultes, alors qu’en général, ils ont la même espérance de vie que tout le monde. Imaginez la surprise lorsqu’ils se présentent en entreprise!»

«Nos comportements inhabituels font qu’on passe souvent pour des idiots», témoigne Louis Therrien. Il raconte qu’un ancien patron dans un commerce de détail lui donnait des directives en détachant lentement chaque syllabe, comme s’il s’adressait à un enfant de deux ans : «Pourtant, j’avais plus de scolarité que lui!» Peu de temps après, il l’a licencié en disant qu’il ne voulait pas de «handicapé» dans son magasin.

Pourtant, une fois qu’ils intègrent les «TED» à leur équipe, la majorité des employeurs sont satisfaits. Martin Prévost évalue qu’environ 55 % des quelque 360 «TED» aidés par son organisme depuis 6 ans ont obtenu un emploi dès leur première tentative sur le marché du travail, poste qu’ils ont conservé dans la majorité des cas. Ce taux de succès grimpe à 75 % quand, après un premier échec, ils ont persisté dans leurs démarches. Les statistiques sont similaires du côté du SEMO La Rescousse du K.R.T.B.

«Outre les connaissances parfois très fines dont ils peuvent faire profiter une entreprise, ils sont d’une grande fiabilité. Plus que les “neurotypiques”, en fait!» dit Laurent Mottron, qui a eu pour collègues huit «TED» au Laboratoire de neuroscience cognitive du spectre autistique de l’Hôpital Rivière-des-Prairies, à Montréal. «Ils prennent leur travail très au sérieux et respectent les règles.»

Avec les «TED», pas de retards, pas de mensonges, pas d’hypocrisie. Une description qui sied à la travailleuse sociale Brigitte Harrisson, également autiste. «Quand j’ai commencé à travailler dans le secteur public, il y a 20 ans, je calculais chaque minute passée à discuter avec des collègues et je les reprenais à la fin de la journée, par honnêteté vis-à-vis de mon employeur.»

En général, les «TED» prêtent une attention maniaque aux détails et ne sont pas rebutés par les tâches répétitives. Au contraire, cela les rassure. Vincent Arsenault, propriétaire du restaurant Tomates Basilic, à Pointe-aux-Trembles, emploie un autiste dans la vingtaine comme aide-cuisinier. Il assure que ce dernier peut fabriquer 200 cannellonis exactement pareils. «Si la recette indique 82 grammes de veau, il n’y en aura ni 81, ni 83! Personne ne les fait comme lui.»

Au pied de la lettre

Les «TED» ont néanmoins les défauts de leurs qualités. Et des limitations propres à leur condition.

«Il faut les encadrer plus que les autres travailleurs, notamment parce que leurs lacunes sur le plan de l’imagination nuisent à leur capacité de se représenter des solutions en cas d’imprévus, explique Laurent Mottron. Ils ont peu d’initiative, du moins à l’extérieur des situations qu’ils connaissent.»

Ainsi, à l’époque où il déchargeait des camions dans un entrepôt, il y a 10 ans, Louis Therrien raconte avoir déjà lu un livre pendant tout un quart de travail parce qu’aucun véhicule ne se présentait. Ce qui a d’ailleurs entraîné son congédiement. «Comme personne ne m’avait donné de consignes, je n’ai rien fait. Pour moi, ce qui est dit est compris, ce qui n’est pas dit n’est pas compris.»

Sa patronne actuelle au Casino du Lac-Leamy, Martine Lafrance, admet que cette faille a exigé des ajustements importants. «Quand il butait sur un nouveau problème, il paralysait et m’appelait, tout paniqué. En même temps, cela m’a obligée à revoir les procédures pour l’ensemble des employés. J’ai réalisé qu’il y avait bien des zones d’ombre!»

Leur incapacité à mentir et à saisir les sous-entendus peut aussi leur attirer des ennuis. Si le patron se trompe, ils n’hésiteront pas à le dire devant tout le monde en réunion. Même chose si le rapport d’une collègue est truffé de fautes. «Pas avec méchanceté, mais sans gants blancs. Ils n’ont ni filtre social, ni sens politique», affirme la psychiatre Ginette Goulard.

Louis Therrien, qui a déjà invité sa cousine obèse à s’asseoir sur deux chaises parce que cela lui paraissait plus «logique», admet qu’il se met parfois les pieds dans les plats au travail. «Par exemple, il m’arrive de répéter des blagues grivoises dans le mauvais contexte. Ça m’a valu des avertissements de la direction.»

Enfin, certains «TED», et en particulier les Asperger, ont tendance à tenir des discours interminables sur leurs sujets de prédilection. Des sujets parfois aussi étonnants que les filtres à piscine et les alternateurs, dit Nancy Milette, conseillère en gestion de programmes TED pour adolescents et adultes au CRDITED de la Mauricie et du Centre-du-Québec. «On peut toutefois corriger cette manie en demandant à la personne de limiter son intervention à deux minutes, par exemple.»

«TED», mode d’emploi

D’ailleurs, bien des difficultés sont aplanies quand le milieu de travail est préparé à la venue d’un «TED», assurent les intervenants des organismes d’aide à l’emploi interviewés. Tous offrent d’accompagner les employeurs dans cette démarche, avant et après l’embauche.

«Quand on rencontre les futurs collègues, on leur explique notamment que leurs consignes doivent être dénuées de métaphores, car les “TED” comprennent les phrases au sens littéral», dit Lise Boucher. Par exemple, si on leur dit : «Pourquoi as-tu laissé tomber ton travail?», ils peuvent vérifier par terre. «On les prévient aussi que beaucoup n’aiment pas être touchés et ne sont pas portés à regarder dans les yeux.»

Les intervenants vérifient que l’environnement physique convient aux «TED», souvent hypersensibles aux stimuli. «Dans certains cas, le bruit d’un néon ou les jeux d’ombre créés par un arbre dans une fenêtre suffisent à nuire à leur productivité», explique Nancy Milette. L’ajout d’un store ou d’un éclairage d’appoint réglera le problème.

Les organismes d’aide à l’emploi spécialisés offrent aussi aux «TED» un coaching serré. «On leur apprend entre autres à répondre aux questions d’entrevue, dit Martin Prévost. Il arrive même qu’on les accompagne afin de “traduire” des questions pouvant leur sembler floues, telle que “où vous voyez-vous dans cinq ans?”, qui risque d’être interprétée au sens de “dans quelle ville?”.»

À force d’entraînement, certains «TED» peuvent améliorer leurs habiletés sociales, soutiennent les spécialistes. «En somme, on leur apprend à vivre parmi un peuple aux mœurs très différentes des leurs», illustre Jean-François de la Sablonnière, psychiatre répondant auprès du CRDITED du Bas-Saint-Laurent.

Par exemple, à l’aide de dessins, ils assimilent les expressions faciales témoignant d’émotions diverses. «Les “TED” ressentent des émotions, comme tout le monde, mais ils ne les manifestent pas de la même façon», explique Ginette Goulard.

Xavier, un Asperger de 25 ans qui fait du sous-titrage pour les malentendants dans une maison de production montréalaise, est un exemple éloquent de l’efficacité du conditionnement. Rencontré dans un café, ce jeune homme réservé dit avoir acquis «des réflexes de « neurotypique »», à quelques détails près : il compose toujours mal avec les situations imprévues au travail et a tendance à faire des phrases très longues en raison d’un «souci extrême de la qualité de la langue».

Enfant, il n’interagissait avec personne. Les bons soins d’un orthopédagogue et les nombreuses séances d’immersion pour lui apprendre à socialiser sont toutefois venus à bout de ses «blocages», dit-il. Il a maintenant un petit cercle d’amis et une copine depuis quatre ans.

Les collègues de Xavier ignorent qu’il est Asperger et ce dernier ne croit pas qu’ils s’en doutent. «Au pire, on me juge peu bavard, voire taciturne. Pour ma part, je trouve que bien des gens parlent pour ne rien dire!» dit-il, sourire en coin.

Un modèle à imiter?

Fondée en 2004 au Danemark, Specialisterne est la première entreprise au monde à embaucher spécifiquement des autistes et des Asperger. Les 34 employés de cette firme en pleine croissance, dont le chiffre d’affaires s’élève à 3 millions de dollars par an, font notamment des tests de logiciel, du traitement de données et du contrôle de la qualité pour des entreprises en technologies de l’information, dont Microsoft.L’initiateur, Thorkil Sonne, lui-même papa d’un autiste, a créé cette compagnie parce qu’il se désolait de rencontrer tant de «TED» aux aptitudes remarquables vivre en exclus, aux crochets de l’État. Ses employés sont très productifs et performants, assure-t-il, à la condition que leur environnement de travail soit calme, qu’on respecte leur routine, qu’on leur donne des consignes claires et qu’on les traite avec gentillesse.

Thorkil Sonne souhaite que sa réalisation inspire d’autres chefs d’entreprise et que, au bout du compte, un million de «TED» trouvent du travail – un travail valorisant, à la hauteur de leurs compétences. Il a d’ailleurs mis sur pied une fondation, la Specialist People Foundation, afin de promouvoir son modèle d’entreprise à travers le monde. Jusqu’à présent, 60 pays ont manifesté leur intérêt, tandis que l’Écosse et l’Islande ont lancé des filiales de Specialisterne.

 

Sans défenses

Il reste que, pour les «TED» comme pour tout le monde, le succès de l’intégration en emploi tient au fait de trouver un métier et un environnement qui conviennent à leurs aptitudes, dit Nancy Milette.

Autrement, l’expérience peut virer à la catastrophe.

Ç’a été le cas de Francis Rousseau, un Asperger de 49 ans très sensible aux bruits – le simple crissement d’un sac de croustilles l’agresse, dit-il. Avant de faire de la réparation de livres et de la reliure dans une bibliothèque de Rivière-du-Loup, une tâche solitaire commandant de la minutie, il a travaillé pendant 13 ans à l’Hôpital Notre-Dame, à Montréal. Il y a occupé divers postes avant d’être nommé commis aux archives.

Ce travail le mettait en contact avec beaucoup de gens, dans le brouhaha de l’hôpital, en plus d’exiger de la rapidité. «Les patients m’engueulaient parce que je suivais les procédures, les collègues étaient furieux parce que je n’allais pas assez vite… J’ai fini par craquer, usé par les crises d’anxiété», raconte-t-il.

Il était aussi la risée de ses confrères. Parce qu’il portait le même pantalon depuis trois jours. Parce qu’il avait des tics nerveux. Parce qu’il s’exprimait étrangement (il souffre de dyspraxie verbale, un trouble neurologique qui fait que certains mots sont mal prononcés). «Ça me faisait beaucoup de peine.»

«Les “TED” ont une terrible vulnérabilité à la méchanceté, observe Laurent Mottron. Ils ne savent pas se défendre.» En 25 ans de recherche médicale en troubles du développement, il n’a pas rencontré un seul patient qui n’ait été persécuté. «À un point inimaginable.»

Peu soucieux de leur apparence, maladroits et naïfs sur le plan social, ils sont la proie idéale des escrocs et des mauvais esprits. «Ça commence dès l’enfance. La semaine dernière, encore, un de mes patients a été attaché à un arbre au collège, dit-il. Un autre a été quasiment noyé par des étudiants qui voulaient vérifier si un autiste, ça prend l’eau…»

Ces assauts répétés laissent évidemment des séquelles. «Quand ils atteignent l’âge de travailler, beaucoup craignent de retrouver la même dynamique qu’à l’école», explique Ginette Goulard.

Toutefois si le milieu est accueillant, l’expérience du travail peut faire des miracles. «Il faut voir le sourire fendu jusqu’aux oreilles de mon aide-cuisinier quand il arrive le matin!» dit le restaurateur Vincent Arsenault, qui bénéficie d’une subvention d’Emploi-Québec afin de compenser la productivité moins élevée de son employé autiste. «C’est sa vie ici. Il dit qu’il a le sentiment de réaliser quelque chose. Et puis, il a un revenu. Il songe maintenant à quitter le domicile familial pour vivre en appartement.»

«Je crois que le fait de travailler est encore plus important pour les “TED” que pour les “neurotypiques”», conclut Laurent Mottron, qui a d’ailleurs réuni les réflexions émouvantes de nombreux «TED» dans le documentaire L’autisme vu de l’intérieur, diffusé sur YouTube.

«Depuis le début de leur vie, ils se font dire qu’ils ne sont pas normaux. Or, à leurs yeux, le fait de contribuer au monde par leur travail leur donne enfin un statut d’humain, un humain comme les autres.»

Pour ses explications éclairantes et sa générosité, merci à Louise Maio, mère d’Antonio Maio, un jeune autiste de 21 ans de Gatineau, particulièrement doué en dessin.

Quelques «TED» illustres

  • Le pianiste, compositeur et écrivain canadien Glenn Herbert Gould (1932-1982), présumé Asperger selon le psychiatre américain Peter Oswald.
  • L’écrivain, poète et linguiste britannique Daniel Tammet, diagnostiqué Asperger (1979-). Il maîtrise 11 langues et peut réciter par cœur 22 514 décimales du nombre Pi.
  • Temple Grandin, professeure en sciences animales à l’Université du Colorado et autiste (1947-). Un film éponyme sur la vie de cette spécialiste renommée des conditions d’élevage des animaux est sorti en 2009, mettant en vedette Claire Danes.
  • Kim Peek (1951-2009), l’autiste américain qui a inspiré le personnage de Raymond Babbit, incarné par Dustin Hoffman dans le film américain Rain Man. Doté d’une mémoire photographique, il connaissait par cœur 12 000 livres en entier. Il travaillait dans un centre pour personnes handicapées.

À cause de certaines de leurs atypies, les célébrités suivantes sont souvent citées parmi les présumés «TED» :

  • Le peintre et sculpteur italien Michel-Ange (1475-1564).
  • Le compositeur autrichien Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791).
  • Le compositeur allemand Ludwig van Beethoven (1770-1827).
  • Le naturaliste anglais Charles Darwin, père de la théorie de l’évolution (1809-1882).
  • Le physicien théoricien helvético-américain Albert Einstein (1879-1955).
  • L’inventeur et industriel américain Thomas Edison, fondateur de General Electric (1847-1931).
  • L’informaticien américain Bill Gates, fondateur de Microsoft (1955-).
  • L’ex-premier ministre britannique Winston Churchill, également prix Nobel de littérature (1874-1965).

 

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