Fins limiers des chiffres

Illustration : Marie-Eve Tremblay, Colagene.com

Détournements de fonds, fraudes, crimes économiques, litiges financiers et commerciaux… Rien n’échappe à la vigilance des juricomptables, ces Sherlock Holmes modernes du monde des affaires.

Il y a quelques années, Jonathan Allard a passé de nombreuses nuits blanches à tenter de percer les secrets de Vincent Lacroix, auteur de la fraude de 115 millions de dollars dans la tristement célèbre affaire Norbourg.

«Pendant six mois, en 2005, j’ai passé au peigne fin les contenus de centaines de boîtes de documents financiers provenant de la firme Norbourg. Pour comprendre comment la fraude avait eu lieu, il a fallu mettre à jour des processus extrêmement complexes de camouflage et de transferts de fonds à l’intérieur de Norbourg», raconte Jonathan Allard, comptable professionnel agréé expert en juricomptabilité (CPA, CA, CA • EJC) et directeur chez Navigant Conseil, une firme spécialisée en juricomptabilité chargée d’enquêter sur cette affaire.

Le juricomptable, aujourd’hui âgé de 31 ans, a également dû témoigner devant le tribunal. «C’était l’étape la plus stressante de mon travail. Les questions ne sont pas connues d’avance! Il faut être très bien préparé», dit-il.

Débusquer les fraudeurs

Le premier volet du travail des juricomptables consiste donc à repérer les fraudeurs, du contrôleur financier qui a détourné des fonds dans son entreprise jusqu’aux Vincent Lacroix et Earl Jones de ce monde, qui dépouillent des dizaines d’investisseurs de leurs économies.

Les juricomptables exercent dans des cabinets spécialisés en juricomptabilité ou au sein de cabinets comptables. Ces professionnels procèdent à des vérifications des systèmes comptables, à la recherche d’anomalies et d’indices laissant soupçonner une fraude. Ils vont, par exemple, examiner en détail les états financiers des dernières années. Suivant leurs vérifications, ils peuvent interroger des suspects.

«Nous ne pouvons pas contraindre les suspects à nous rencontrer. Mais dans la très grande majorité des cas, ils acceptent de le faire. C’est, pour eux, une occasion de faire valoir leur point de vue. Les fraudeurs ignorent souvent l’ampleur des preuves que nous détenons et ils croient qu’ils réussiront à s’en sortir comme toujours!» dit Jonathan Allard.

Et s’il y a matière à poursuite, les juricomptables témoigneront devant les tribunaux. De la solidité de la preuve comptable dépend la décision du juge. «Nous communiquons des résultats d’enquêtes comptables très poussées à des juges et à des avocats. Expliquer des notions comptables complexes avec des mots simples est tout un défi», constate Stéphan Drolet, FCPA, FCA, CA • EJC, associé, juricomptabilité, chez KPMG.

Régler les litiges

Mais les juricomptables ne font pas qu’aider à résoudre des crimes économiques. «Les fraudes qui font la une des journaux constituent le côté le plus sensationnaliste de la profession. Une bonne partie de notre expertise s’applique à résoudre des litiges financiers et commerciaux», explique Michel Hamelin, CPA, CA, CA • EJC, responsable de la juricomptabilité au sein du cabinet comptable Demers Beaulne.

Les dossiers de fraudes financières se complexifient et ont des ramifications internationales. Les experts sont rares, faisant en sorte que les bons candidats ont l’embarras du choix.
— Nathalie Francisci, Chef du développement corporatif chez JobWings, un réseau de sites en emploi spécialisés, notamment en finances et en comptabilité.

Par exemple, les juricomptables peuvent quantifier les dommages et les coûts subis par un plaignant lors d’un bris de contrat. Ils peuvent également déterminer la valeur d’une entreprise, dans le cas où des actionnaires décideraient de vendre leurs actions.

L’assistance aux entreprises ayant subi des sinistres constitue le troisième domaine de prédilection des juricomptables. «Supposons qu’une PME doive fermer ses portes pendant quelques mois à la suite d’un incendie. S’il y a mésentente avec l’assureur, on peut quantifier les pertes d’exploitation et d’interruption des affaires subies par l’entreprise, afin de faciliter un règlement. Mais si la mésentente persiste, on pourrait alors avoir à témoigner devant le tribunal», précise Michel Hamelin.

L’intervention des juricomptables permet d’ailleurs de mieux préserver les intérêts de ceux qui ont subi un dommage ou une perte. «Autrefois, en cas de litige avec l’assureur, les juges avaient tendance à couper la poire en deux. Mais depuis une dizaine d’années, grâce à l’intervention des juricomptables, ils comprennent mieux la valeur réelle des enjeux. Désormais, leurs décisions vont davantage dans le sens de ceux qui ont subi un vrai préjudice», dit la juricomptable solo Vicky Poirier, CPA, CA, CA • EJC, qui dirige sa propre entreprise, Quantum juricomptable.

Mieux vaut prévenir que guérir

Grâce à leurs connaissances très poussées en matière de fraudes, les juricomptables sont souvent appelés à intervenir en amont. Juricomptable depuis 1989, Stéphan Drolet signale qu’une «bonne partie» de son travail consiste à diagnostiquer les risques de fraudes dans les entreprises. «Où sont les dangers de détournements de fonds ou de fraudes? Où se trouvent les tentations? C’est ce que nous devons déceler», explique ce professionnel chez KPMG. Par exemple, son équipe peut suggérer de mettre en place un processus d’appel d’offres systématique afin d’éviter les tentatives de corruption de la part de fournisseurs. «Les juricomptables sont aussi des experts de la prévention», constate Vicky Poirier.

Du pain sur la planche

Le travail ne manque pas pour ces fins limiers des chiffres. Spécialiste du recrutement de professionnels en finance, Nathalie Francisci confirme que les juricomptables sont de plus en plus recherchés. «Les dossiers de fraudes financières se complexifient et ont des ramifications internationales. Les experts sont rares, faisant en sorte que les bons candidats ont l’embarras du choix», dit-elle.

Avis est donc lancé aux futurs enquêteurs du monde des affaires : vos talents ne resteront pas longtemps inexploités!

Portrait robot du juricomptable

Voici une courte liste des qualités que doit posséder ce professionnel, en plus de son expertise comptable très pointue.

  • Ferré en psychologie
    «On ne peut repérer les fraudeurs qu’en comprenant leur façon de penser. C’est pourquoi les juricomptables sont de fins connaisseurs de la psychologie humaine», affirme Nathalie Francisci, Chef du développement corporatif chez JobWings, un réseau de sites en emploi spécialisés, notamment en finances et en comptabilité.
  • Habile avec les technologies
    «La preuve d’un méfait ou d’une fraude se trouve souvent dans les systèmes informatiques. Pour comprendre et analyser ces données, il faut bien plus que la maîtrise de Microsoft Office…», dit Stéphan Drolet, juricomptable chez KPM G. Son conseil : suivre des cours sur les logiciels d’exploration de données (data mining).
  • Flexible et mobile
    Chez les juricomptables, pas de routine, les cas sont tous différents. «On peut avoir à plancher sur un dossier en urgence en plein mois de juillet, pendant que nos amis sont à la plage. Et on peut s’envoler à 24 heures d’avis vers l’Allemagne ou les îles Caïmans pour suivre la piste d’un fraudeur», illustre Michel Hamelin, responsable de la juricomptabilité au cabinet Demers Beaulne.
  • Fort en chiffres
    Les employeurs de juricomptables n’embauchent que des as de l’audit. La vérification, c’est la meilleure école qui soit pour décortiquer le fonctionnement des entreprises et des organisations. Selon Jonathan Allard, directeur chez Navigant Conseil, deux ou trois années d’expérience en vérification sont nécessaires avant de se tourner vers la juricomptabilité.

Si la juricomptabilité vous intéresse…

Les juricomptables ne disposent pas d’un titre protégé. Certains portent le titre de CPA, CA, CA • EJC (pour comptable professionnel agréé expert en juricomptabilité). D’autres ont le titre de Certified Fraud Examiner (CFE) ou d’Expert en Évaluation d’Entreprises (EEE). Qu’on soit CPA, CA, CPA, CGA ou CPA, CMA, on peut avoir le titre de CFE ou de EEE et être, par conséquent, juricomptable. Car il y a des avantages certains à avoir un titre qui témoigne de la compétence de son titulaire aux yeux des tribunaux et des grandes organisations.

Trois voies de formation s’offrent aux futurs juricomptables :

  • le diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en juricomptabilité de l’Université de Toronto. Ce programme comporte deux ans de cours à distance et à temps partiel, ainsi que deux périodes de résidence d’une semaine. (www.utoronto.ca/difa);
  • le programme de certification de l’Institut canadien des évaluateurs d’entreprises;
  • le programme de formation de l’Association of Certified Fraud Examiners (www.acfe.com/).