Valeurs refuges

Illustration : Katrinn Pelletier, colagene.com

Des firmes de génie qui obtiennent des contrats dans un contexte de fraude et de corruption… ça ne devrait pas exister. La profession d’ingénieur met de l’avant des valeurs solides qui garantissent l’intégrité du travail.

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La compétence, le sens de l’éthique, la responsabilité et l’engagement social… Ces quatre grandes valeurs sont au cœur de la profession. Et ça ne date pas d’hier! Déjà, en 1887, pendant la construction du réseau de chemin de fer, des ingénieurs se sont regroupés pour fonder la Société des ingénieurs civils du Canada. «Ils voulaient maintenir une indépendance professionnelle face aux investisseurs pour assurer la sécurité et la pérennité de leurs ouvrages», raconte Maud Cohen, ing., présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec. Une situation toujours d’actualité, 125 ans plus tard!

Aujourd’hui, ces valeurs sont énoncées dans le Guide de pratique professionnelle rédigé par l’Ordre. Un outil de référence qui vise à faciliter l’atteinte de l’excellence. «Le professionnel qui rend un service doit avoir les compétences adéquates et il lui faut assumer les responsabilités de ses actions. Il doit aussi faire preuve de l’éthique nécessaire pour que ses choix soient indépendants plutôt qu’influencés par des gens qui aimeraient à tout prix réduire les coûts. Et enfin, le professionnel doit évaluer l’impact de son travail sur l’environnement et l’être humain», explique Maud Cohen. Le Guide ne fait que suggérer des pratiques. Mais plusieurs de ces valeurs se retrouvent également dans le Code de déontologie, qui, lui, édicte les règles à suivre.

Des valeurs, ça s’apprend?

Au moins un cours de votre formation devrait aborder le travail de l’ingénieur face à la société et les quatre valeurs chères à l’Ordre. «Mais la meilleure façon de transmettre ces valeurs, c’est en les intégrant dans l’enseignement de cours plus techniques», croit Richard Thibault, ingénieur électricien à la retraite qui enseigne à la maîtrise en gestion de l’ingénierie de l’Université de Sherbrooke.

Pour atteindre cet objectif, l’Ordre a élaboré un atelier pour les professeurs de toutes les facultés de génie. «Je les aide à concevoir des activités qui marient les questions techniques et éthiques de la profession», raconte Richard Thibault, qui anime certains de ces ateliers.

Il peut s’agir d’apporter un article de journal qui traite de questions éthiques et d’en discuter avec les étudiants. Les questions soulevées par la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, qui a débuté au printemps dernier, feraient un excellent sujet de discussion.

L’Ordre aborde aussi régulièrement les questions des valeurs et de l’éthique avec ses membres. Par exemple, lors de son colloque de 2011, l’atelier « Un cadeau… J’accepte ou pas? J’en donne ou pas » visait à déterminer les risques éthiques de certains gestes professionnels. Un sujet toujours brûlant d’actualité dans le prolongement des accusations de fraude et de corruption qui ont frappé des firmes de génie au printemps 2012.

Tout ça demeure un peu théorique? Des ingénieurs racontent comment ces valeurs se concrétisent dans leur quotidien.

  1. COMPÉTENCE

  2. Martin Roy est ingénieur en génie mécanique et président de la firme Martin Roy et Associés, à Deux-Montagnes. C’est un spécialiste du bâtiment durable qui a remporté de nombreux prix dans le domaine. Il a notamment conçu les systèmes mécanique et électrique de la salle de spectacle de la TOHU, à Montréal, le premier bâtiment certifié LEED Or au Québec. «Pour moi, la compétence implique de se tenir au courant de tout ce qui se fait dans notre domaine et de mettre en application nos nouvelles connaissances», dit-il.

    Avant d’obtenir le contrat pour la TOHU, Martin Roy avait assisté à une conférence de l’International Energy Agency. «On y démontrait comment ventiler des bâtiments de façon naturelle et mécanique avec des systèmes intégrés, dans le but d’économiser de l’énergie. Quand est arrivé le projet de la TOHU, en accord avec le client, j’ai décidé d’utiliser cette façon de faire.» Il est aussi allé chercher les ressources nécessaires et a notamment collaboré avec un professeur du département Building, Civil and Environmental Engineering de l’Université Concordia. Au final, le système de ventilation de la TOHU consomme 70 % moins d’énergie que les systèmes traditionnels.

    Mon sens de l’éthique m’amène à maintenir les mêmes standards de qualité dans tous les types de projets, qu’ils soient petits, gros, bénévoles ou très lucratifs.
    Jennifer Brochu, ingénieure en génie de la construction

    Pour Chafik Baghdadi, ingénieur junior en génie agroalimentaire, la compétence se reflète aussi dans le savoir-être. «On s’améliore en étant ouvert d’esprit, en étant à l’écoute de nos collègues et des clients, et en travaillant en équipe.» Responsable de la recherche et développement et du contrôle de la qualité à la meunerie Les Moulins de Soulanges, à Saint-Polycarpe, en Montérégie, il doit parfois développer de nouvelles variétés de farine. «Pour qu’elles répondent exactement aux besoins d’un client, je dois écouter ce que me rapporte notre représentant commercial. Et avant d’utiliser une variété de blé dans mes formules, je dois m’assurer auprès de la responsable de l’approvisionnement qu’on en a le tonnage suffisant.»

  3. SENS DE L’ETHIQUE

  4. «L’éthique, c’est faire passer les intérêts de la société et de l’humain en général avant ses propres intérêts», résume Richard Thibault.

    Chafik Baghdadi l’associe aussi à l’honnêteté. La meunerie achète le blé directement aux agriculteurs. «Nous payons en fonction de la qualité – selon le pourcentage de protéines contenues dans la céréale, par exemple.» Or, les agriculteurs n’ont pas les outils pour vérifier l’évaluation de la compagnie. «Ce serait facile de tricher, mais c’est évidemment contre les valeurs de l’entreprise et contre mes principes professionnels. Je ne pourrais jamais travailler pour une compagnie qui ne partagerait pas cette valeur.»

    On ne devrait jamais dire “ce n’est pas ma faute, je n’y avais pas pensé”. On est toujours responsable de ce qu’on fait dans la mesure de notre connaissance des données scientifiques actuelles.
    Martin Roy, ingénieur en génie mécanique

    Le sens de l’éthique est aussi au premier rang des valeurs professionnelles de Jennifer Brochu, ingénieure en génie de la construction qui s’implique au sein de l’organisme Ingénieurs Sans Frontières Québec. En 2009 et 2010, elle a participé à un projet de conception d’un système d’approvisionnement en eau destiné à un village du Rwanda. «Mon sens de l’éthique m’amène à maintenir les mêmes standards de qualité dans tous les types de projets, qu’ils soient petits, gros, bénévoles ou très lucratifs. Toute la conception de notre système a été faite selon les normes québécoises d’ingénierie afin de garantir un produit de qualité», assure-t-elle. Comme le béton était mélangé là-bas à la main, évaluer son degré de résistance était ardu. «Dans le doute, on ne prenait pas de risque et on ajoutait un peu plus de ciment pour assurer un ouvrage solide et durable.»

  5. RESPONSABILITE

  6. «L’ingénieur est responsable de ses travaux et il doit accepter uniquement les mandats pour lesquels il a les compétences requises», mentionne Richard Thibault pour illustrer cette valeur.

    «On ne devrait jamais dire “ce n’est pas ma faute, je n’y avais pas pensé”. On [l’ingénieur] est toujours responsable de ce qu’on fait dans la mesure de notre connaissance des données scientifiques actuelles», soutient Martin Roy. Il demande donc à son équipe de proposer des solutions qui ont fait leurs preuves. Et si, une fois en place, une structure ne fonctionne pas, il se rassoit avec le client pour évaluer la situation et corriger le tir. «Ça nous est arrivé d’installer un ventilateur supplémentaire pour obtenir les résultats attendus», illustre-t-il.

    L’ingénieur qui possède des connaissances scientifiques poussées doit s’impliquer pour aider la société à faire de meilleurs choix.

    Jennifer Brochu partage cet avis. En 2011, Ingénieurs Sans Frontières Québec s’est aperçu que l’eau stagnait dans le réservoir du système d’approvisionnement au Rwanda. «On est retourné sur place installer un purificateur. Plus tard, la pompe s’est brisée et on a dû trouver quelqu’un là-bas pour la réparer.»

  7. ENGAGEMENT SOCIAL

  8. L’ingénieur qui possède des connaissances scientifiques poussées doit s’impliquer pour aider la société à faire de meilleurs choix, indique Richard Thibault.

    «Par exemple, un client industriel peut me demander d’installer un système de ventilation pour évacuer les contaminants afin de ne pas incommoder ses travailleurs, dit Martin Roy. Mais si les contaminants évacués peuvent causer des dommages à l’environnement extérieur, il faut aussi en tenir compte. Ou encore si la solution la plus simple consomme beaucoup d’énergie, on devrait proposer au client d’investir un peu plus dans une solution moins énergivore pour réduire les gaz à effet de serre.» Il a déjà refusé de travailler avec des clients qui s’opposaient à une solution plus durable.

    Martin Roy est aussi personnellement impliqué auprès d’organismes de protection de l’environnement. Ainsi, il a aidé Nicolas Boisclair, le coréalisateur du documentaire Chercher le courant qui dénonce les projets hydroélectriques sur la rivière Romaine, à analyser des données sur l’efficacité énergétique.

    L’engagement social pour Jennifer Brochu consiste à mettre ses compétences au service de communautés dans le besoin et de contribuer ainsi à l’amélioration de leur qualité de vie. «Avant notre intervention au Rwanda, des femmes et des enfants devaient aller chercher l’eau en bas de la montagne trois fois par jour. Aujourd’hui, dégagés de cette tâche, les enfants vont à l’école et les femmes se consacrent à d’autres activités comme l’artisanat et la vannerie et améliorent ainsi leur situation économique.»

Cet article est tiré du guide
Les carrières de l’ingénierie 2013