Suffisante, l’aide aux prisonniers?

Cours de mathématiques, formation professionnelle en menuiserie, atelier d’imprimerie. Au Québec, les prisons se donnent des airs de polyvalentes pour aider les détenus à se reprendre en main, eux qui viennent souvent des milieux les plus indigents. Des mesures de réhabilitation mal acceptées par une population craintive.

La buanderie de la prison d’Orsainville, à Québec, tourne au ralenti en ce lendemain de tempête de neige. Des détenus plaisantent à côté de la calandre et des sécheuses à gaz. Tatouages, gros bras, vieux t-shirts, visages amochés. Dans le fond de la pièce, un prisonnier à la tête blanche, le dos courbé, plie de la literie. «Lui, ça fait plus longtemps que moi qu’il est ici, et j’ai 31 ans de service!» raconte Jocelyn Huot, agent de service correctionnel.

Les «stagiaires» de la buanderie, comme on les appelle officiellement, nettoient le linge de la prison et celui de clients externes, tels que les centres d’hébergement et de soins de longue durée de la région. «Ils apprennent à faire fonctionner des machines à la fine pointe, comparables à celles de n’importe quelle buanderie industrielle, insiste Jocelyn Huot. On offre un service aussi professionnel qu’ailleurs.»

Les détenus doivent signer un contrat les engageant à travailler 36 heures par semaine, pour une rémunération équivalente à 35 % du salaire minimum au Québec. Soit trois dollars et des poussières l’heure.

Pour certains, et pas forcément les plus jeunes, il s’agit d’un premier emploi à vie. Souvent parce que les peines de prison s’empilent depuis l’adolescence. «Je leur enseigne des choses aussi rudimentaires que se lever le matin, dit Jocelyn Huot. Ou faire sa toilette avant de se présenter au boulot.»

Les détenus interrogés ne s’en plaignent pas. «Au moins, quand on sort de prison, on peut écrire une expérience de travail sur notre CV», dit un jeune stagiaire.

L’emploi, une bouée

La buanderie est une des innombrables mesures d’aide à l’emploi créées dans les prisons fédérales et provinciales du Québec depuis 40 ans (voir encadré Deux types de prisons au Québec).

Une aide «vitale», estiment les spécialistes du monde carcéral, étant donné les lacunes des détenus sur le plan de la formation : «La plupart sont issus de milieux très défavorisés, au bas de l’échelle sociale», observe Jean Poupart, un expert de l’intégration sociale des personnes judiciarisées à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.

Au moins les deux tiers n’ont pas de diplôme d’études secondaires. Toxicomanie, troubles de santé mentale et dépendance à l’aide sociale s’ajoutent au cocktail (voir encadré Un sombre tableau).

Les programmes de réhabilitation permettent aux détenus de suivre des cours, du primaire jusqu’à l’université, de faire des stages de travail et de consulter des conseillers d’orientation. À la fin de leur peine, ils peuvent continuer leurs démarches de réinsertion professionnelle auprès d’organismes communautaires qui leur sont consacrés, avec le soutien financier d’Emploi-Québec.

La prison d’Orsainville, par exemple, a notamment mis sur pied des ateliers en métallurgie, imprimerie et électronique automobile. Des formations professionnelles sont aussi offertes dans des prisons provinciales et fédérales, telles que la plomberie, la coiffure et la pose de systèmes intérieurs.

Ces activités, payées en bonne partie par les détenus eux-mêmes (voir encadré Trop gâtés?), se sont imposées au fil des décennies à la lumière d’études démontrant que trouver un emploi au cours des premiers mois suivant la libération réduit beaucoup le risque de commettre d’autres délits.

Une des plus récentes recherches à ce sujet, réalisée en Norvège en 2009, établit que les personnes libérées qui travaillent ont un taux de réincarcération 42 % plus bas que les sans-emploi. «Bref, la réhabilitation est bénéfique à la fois pour l’individu judiciarisé, qui retrouve de la dignité et de la confiance en ses moyens, mais aussi pour la collectivité, puisqu’il ne menace plus la sécurité publique», explique Jean Claude Bernheim, chargé de cours en criminologie et en droit de la personne à l’Université de Saint-Boniface, au Manitoba.

En prison comme en société, l’inscription à une formation, à un atelier de travail ou à un service d’aide à l’emploi est volontaire. «Mais les personnes judiciarisées savent que c’est un gros plus dans leur dossier de libération», explique Sandy Lapointe, directrice intérimaire des services professionnels à la prison d’Orsainville. Cela donne aussi droit à une modeste allocation – cinq dollars par jour pour aller à l’école, par exemple. Par contre, seuls ceux dont le comportement est exemplaire peuvent participer : pas de drogue, pas de violence.

Les salles de classe de la prison d’Orsainville ressemblent à celles de n’importe quelle école – murs vert tendre, pupitres d’écoliers, plantes sur le rebord des fenêtres. Martin Lapierre, 31 ans, s’acharne à finir les études secondaires qu’il a abandonnées à 15 ans. Cheveux rasés, doigts jaunis par la nicotine, l’air timide, il raconte ses problèmes de toxicomanie depuis l’âge de 12 ans, ses «jobs plates» dans des usines de sa ville natale, Thetford Mines. Les vols perpétrés pour payer sa drogue. Une fois, il s’est électrocuté gravement en piquant des fils d’Hydro-Québec. Il est «en dedans» depuis septembre 2011 et sera libéré en juin.

C’est son premier séjour derrière les barreaux, et il assure que ce sera le dernier. «La bouffe est trop mauvaise», dit-il, sourire en coin. Avec l’aide de la conseillère d’orientation qui travaille à la prison, il a choisi un métier : soudeur haute pression. «Je veux repartir à neuf. J’étudie matin et soir pour avancer plus vite. Les profs m’aident beaucoup», dit-il.

Une aide trop chiche

Tous les détenus et ex-détenus interviewés pour ce dossier ont exprimé de façon souvent poignante leur reconnaissance vis-à-vis des formateurs, conseillers d’orientation et responsables d’atelier de travail. Plusieurs affirment avoir enfin compris «ce qu’[ils] valaient» et ce «dont [ils] étaient capables» grâce aux divers programmes de réhabilitation. Ils se réjouissent d’avoir quitté les milieux criminels pour mener une vie «comme tout le monde».

Il reste que la réussite n’est pas donnée à tous. Chaque année, 1 500 détenus reçoivent de l’aide à l’emploi dans les prisons provinciales. Seulement la moitié, après leur libération, trouvent un job, poursuivent leurs études ou continuent leurs démarches d’orientation, selon le Comité consultatif clientèle judiciarisée adulte. «Les autres sont réincarcérés, ou disparaissent sans laisser de trace», précise Yvan Robinson, directeur général de La Jonction, un service d’aide à l’emploi de Québec.

Ces résultats sont insuffisants aux yeux du criminologue Jean Claude Bernheim, aussi président de l’Office des droits des détenus. Bien qu’il loue la «compétence» et l’«engagement» des intervenants, il se désole que les considérations administratives, comme les fréquents transferts de prisonniers entre les établissements, «entravent trop souvent» les projets de réhabilitation des détenus.

Il regrette aussi que l’accès à la formation et à l’aide à l’emploi soit si limité. À la prison d’Orsainville, par exemple, il y a seulement 100 postes de stagiaires en atelier et 150 places à l’école, pour une population de 600 détenus. «On fait des miracles avec les moyens financiers dont on dispose», assure Sandy Lapointe, responsable des services professionnels de l’établissement.

À l’échelle du pays, Service correctionnel Canada (SCC) estime que jusqu’à 20 % de ses 14 874 détenus suivent une formation, tandis qu’environ 40 % participent à un atelier de travail. Dans les prisons provinciales, environ 20 % des détenus ont poursuivi leur scolarité en 2010-2011, et 33 % ont participé à des ateliers de travail, rémunérés ou non.

De l’avis de Jean Claude Bernheim, ce régime sec s’explique en partie par l’augmentation de la population carcérale, mais aussi par le changement de philosophie sociale amorcé au Québec dans les années 1980. «Comme dans les autres institutions, la perspective des autorités correctionnelles est passée de collective à individualiste. La réhabilitation n’est plus leur obligation; elle repose sur les seules épaules de la personne judiciarisée.»

«Les détenus eux-mêmes ont intégré ce discours axé sur l’autonomie», remarque le sociologue Jean Poupart. Au début des années 2000, son équipe de recherche a mené des entrevues avec une trentaine d’ex-prisonniers. «La grande majorité affirmaient qu’au-delà des programmes de réinsertion, c’est surtout la volonté propre de changer qui pouvait sortir un individu de la délinquance. À force de l’entendre, ils ont fini par le croire.»

Jean Poupart s’en désole : «On impute à des gens souvent déjà démunis la responsabilité de se sortir de la marginalité, sans s’interroger sur les conditions sociales qui les y ont précipités.»

Espoir et préjugés

L’aide aux «délinquants» n’est pas une cause populaire, vu le ressentiment et la méfiance du public. Et ce, même si leur réhabilitation est une aubaine pour les contribuables, considérant que les coûts d’incarcération sont d’au moins 100 000 $ par année, par détenu, selon des données du SCC et du ministère de la Sécurité publique du Québec. L’État débourse environ 25 000 $ pour accompagner pendant un an une personne sortant d’une prison fédérale. «Puis, une fois réinsérée, elle vient grossir les rangs des payeurs d’impôt», dit Yvan Robinson.

L’approche punitive et «l’isolement entre quatre murs» paraissent malgré tout les options les plus sécuritaires aux yeux d’une bonne partie de la population, dit Sandy Lapointe.

D’où les nombreuses critiques à l’endroit des programmes de réinsertion. Un exemple : les ateliers de travail en prison. «Des entrepreneurs se plaignent qu’il s’agit d’une compétition injuste», témoignent des employés du milieu carcéral. Des conseillers en emploi confient aussi se faire haranguer dans des partys de famille parce qu’ils sont «payés pour aider des criminels», raconte l’une d’eux.

Pourtant, même l’Association des Familles de Personnes Assassinées ou Disparues, fondée par le controversé sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, n’est pas contre la réhabilitation. Sa mission vise surtout le soutien aux victimes, explique la porte-parole Elizabeth Pousoulidis, mais l’un n’empêche pas l’autre. «Le meurtrier de mon frère est allé cinq fois en prison pour des délits plus ou moins graves avant de tuer, il y a six ans. S’il avait bénéficié de plus d’encadrement quand il était détenu, une vie humaine aurait peut-être été épargnée.»

Il n’empêche que l’hostilité du public s’est accentuée au cours des dernières années, observe Mohamed Lotfi. Depuis 22 ans, il donne la parole à ceux qu’il appelle les «hommes de passage», à l’émission radiophonique Souverains Anonymes, enregistrée à l’Établissement de détention de Montréal (mieux connu sous le nom de prison de Bordeaux). «Il y a une surenchère des questions judiciaires en ce moment, et c’est en partie la faute des médias qui diffusent des émissions à la Claude Poirier», déplore le journaliste et acteur. La population est en proie à l’insécurité, conséquence possible des attentats du 11 septembre, croit-il.

Mohamed Lotfi est un chaud partisan des programmes d’insertion professionnelle. «En prison, il y a une mine d’or de travailleurs qui ne demandent qu’à être aiguillés.» En 1995, il a lui-même lancé une émission de télé au Canal Vox, au cours de laquelle des détenus de Bordeaux faisaient valoir leurs compétences dans l’espoir d’être recrutés par des employeurs. Le concept a été abandonné au bout de six mois. «Entre autres parce que les autorités correctionnelles craignaient que l’opinion publique ne soit pas prête. C’était trop révolutionnaire à leurs yeux.»

En 22 ans, il a pourtant vu nombre de détenus donner un sérieux coup de barre à leur vie. «L’un d’eux est même devenu directeur de la programmation d’une radio à sa sortie de prison, raconte-t-il. Sa participation à Souverains Anonymes lui avait donné la piqûre!» Mais la plupart de ces transformations s’opèrent lentement. Il cite l’exemple d’un de ses protégés qui s’est retrouvé une quarantaine de fois derrière les barreaux pour fraude. «Un cas désespérant. Aujourd’hui, c’est un agent de voyages respecté, un modèle de réinsertion réussie. En côtoyant les prisonniers, j’ai appris que les êtres humains peuvent changer fondamentalement. Contre toute attente.»

Un sombre tableau

Selon les dernières données disponibles sur les détenus des prisons provinciales au Québec (P) et des pénitenciers fédéraux à travers le Canada (F) :

  • De 60 à 70 % d’entre eux n’ont pas terminé leur secondaire, voire leur primaire (P et F).
  • 70 % ont des antécédents d’emploi instables (F).
  • 4 % des hommes et 11 % des femmes n’ont jamais travaillé (P).
  • 60 % n’ont pas de compétences spécialisées (F).
  • 52 % reçoivent des prestations d’aide sociale (P).
  • 52 % éprouvent des problèmes familiaux et conjugaux (P).
  • Le tiers a connu la violence familiale; 19 %
  • ont été agressés physiquement; 13 % l’ont été sexuellement (P).
  • 59 % ont des problèmes de consommation d’alcool et de drogues (P).
  • 11 % souffrent de troubles mentaux à l’admission (F).
  • En 2007-2008, ils étaient âgés en moyenne de 36 ans (P) et de 33 ans à l’admission (F – âge médian).
  • Environ 9 sur 10 sont des hommes (P et F).

Sources : Ministère de la Sécurité publique du Québec, Service correctionnel Canada

Trop gâtés?

Dans les établissements de détention sous l’autorité du gouvernement du Québec, les détenus autofinancent la grande majorité de leurs activités de réhabilitation, ainsi que les petits «luxes» dont seuls peuvent profiter les plus sages, comme la télé dans la cellule (cellule qui, de visu, se résume à un mince matelas, des toilettes et un lavabo vétustes…).

Les prisonniers qui travaillent comme stagiaires aux ateliers reçoivent une rémunération correspondant à 35 % du salaire minimum (autour de 3 $ l’heure), tandis que ceux inscrits à l’école ou veillant à l’entretien de la prison ont droit à une allocation de quelques dollars par jour (les montants varient selon les établissements).

Tout le monde est payé par le Fonds de soutien à la réinsertion sociale (FSRS), caisse totalement financée par les détenus grâce à la vente des biens et des services qu’ils produisent en atelier. Dix pour cent de leur salaire retourne systématiquement au FSRS. Enfin, le Fonds récolte les profits de la «cantine» – une sorte de dépanneur offrant notamment friandises, cigarettes, déodorants et autres produits de base.

C’est le FSRS qui organise et finance la formation scolaire, professionnelle et personnelle ainsi que les loisirs et les sports des détenus. Il soutient aussi les prisonniers indigents.

Dans les pénitenciers fédéraux, les détenus qui travaillent ou suivent une formation sont aussi rémunérés entre 5,25 $ et 6,90 $ par jour. Même ceux qui refusent toute participation à des programmes d’activités ont droit à une allocation de 1 $ par jour. Ces sommes sont versées par l’État. Les détenus cotisent aussi à un fonds similaire au FSRS, la Caisse de bienfaisance des détenus, qui sert notamment à payer des activités éducatives, sociales et récréatives.

Dans les prisons fédérales comme provinciales, les détenus qui s’inscrivent à des études postsecondaires paient de leur poche leurs droits de scolarité et leurs livres, sauf exception.

Deux types de prisons au Québec

Le Québec compte :

  • 18 établissements de détention provinciaux où sont purgées les peines de deux ans moins un jour. En 2010-2011, ils ont enregistré 40 777 admissions (cela comprend aussi les prévenus, soit les gens en attente de procès).
  • 13 pénitenciers fédéraux pour les peines de deux ans et plus. En décembre 2011, on y dénombrait 3 385 personnes.

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Dans ce dossier

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– Des galères au Goulag