Les dangers des réseaux sociaux

Illustration : Katrinn Pelletier, Colagene

Les réseaux sociaux sont pratiques pour se faire de nouveaux «amis». Mais ces sites d’échanges peuvent aussi être traîtres et planter un poignard dans le dos des travailleurs, qu’ils soient employés ou patrons.

Une insulte de moins de 140 caractères à l’endroit de l’artiste Cœur de pirate sur Twitter et c’était fini : un animateur d’une station de radio au Saguenay a appris à la dure l’automne dernier qu’exprimer ses vues personnelles sur le Web se mariait difficilement avec sa vie professionnelle. Il a perdu son emploi sur-le-champ.

Un an plus tôt, dans la même région, une école secondaire du secteur Jonquière mettait à pied un enseignant à la suite de la circulation dans l’école d’une photo sur laquelle on le voyait lors d’une fête, une cigarette douteuse à la main. Des élèves avaient tiré l’image compromettante de la page Facebook du professeur.

De par le monde, les cas de cyberdéboires de travailleurs se multiplient. Et le Québec n’est pas en reste. En se dévoilant sur les réseaux sociaux, les travailleurs courent le risque de commettre des bourdes qui peuvent leur coûter leur gagne-pain, voire leur carrière. Mais les travailleurs ne sont pas les seuls éclaboussés. L’utilisation des réseaux sociaux constitue aussi une menace pour ceux qui les emploient. Perte de productivité, érosion de la réputation de leur entreprise et fuite d’informations stratégiques inquiètent de plus en plus de patrons. Et avec raison.

La popularité des réseaux sociaux et leur pouvoir de communication à grande échelle deviennent exponentiels. À lui seul, le site Facebook recense 3,5 millions d’abonnés au Québec. Et 96 % des travailleurs québécois considèrent les réseaux sociaux comme utiles à leur travail, selon un sondage d’Isatis Marketing. Il reste que seule une minorité d’employeurs réglementent pour l’instant leur utilisation.

Difficile de chiffrer le nombre de litiges professionnels liés à l’utilisation des réseaux sociaux au Québec. La Commission des normes du travail n’a reçu aucune plainte à ce sujet. Mais pour cet article, une dizaine de litiges professionnels liés à l’utilisation des réseaux sociaux ont été recensés dans les médias et auprès de bureaux d’avocats. Près de la moitié ont donné lieu à des sanctions, dont des congédiements. «L’obligation de loyauté envers son employeur est inscrite dans la loi, et toute critique publique envers lui peut être sanctionnée», explique Éloïse Gratton, avocate-conseil en droit des technologies de l’information au cabinet McMillan, à Montréal.

Cette tendance n’étonne guère Pierre Trudel, professeur en droit et technologies de l’information à l’Université de Montréal. Selon lui, les internautes ne réalisent pas assez le caractère public, immédiat et persistant de leurs actions sur le Web. «Ce qu’on ne montrerait pas à son patron dans le monde réel, on ne devrait pas le mettre sur Facebook.»

Terrain miné

À la base de ces litiges, qui sont appelés à se multiplier selon Éloïse Gratton, rien de moins qu’une révolution dans les communications institutionnelles. «Les médias sociaux autorisent les débats et la circulation d’idées en dehors des lignes hiérarchiques, ce qui effraie les employeurs», explique Pierre Trudel.

Exit les messages officiels conçus par la direction qui ont longtemps permis à une entreprise de contrôler son image sur des canaux publics balisés. Dorénavant, les réseaux sociaux permettent une libre conversation multidirectionnelle entre patrons, employés et clients, sur laquelle personne ne peut opposer son veto. L’unique planche de salut pour les entreprises devient la gestion de leur réputation en ligne, selon Philippe Le Roux, président de l’agence marketing Phéromone, à Montréal. «On est dans un changement de paradigme. Les entreprises ne peuvent plus être en mode réaction; elles doivent aussi être actrices dans les réseaux pour ne pas en être victimes.»

La compagnie américaine de restauration rapide Domino’s Pizza a goûté aux conséquences d’une campagne de dénigrement en ligne. En 2009, deux employés en uniforme de travail postaient sur YouTube une vidéo de leur «recette» personnelle incluant «fromage aux crottes de nez» et «salami aux flatulences». En quelques jours, le clip a été visionné plus d’un million de fois et l’image de l’entreprise a été entachée. Congédiés, les fauteurs de troubles ont été condamnés par un tribunal pour avoir distribué de la nourriture frelatée.

Cependant, l’atteinte à la réputation d’un employeur n’est pas toujours intentionnelle. Les simples cybergaffeurs existent. Par exemple, en 2007, en Colombie-Britannique, une entreprise a découvert qu’un employé animait un blogue raciste, où il mentionnait au passage son employeur. Après son renvoi, le travailleur a fait appel devant les tribunaux. La Cour a considéré que «les propos haineux du plaignant ne s’adressaient pas expressément à son employeur ou à ses collègues». Il a pu réintégrer son poste après avoir fermé son blogue et s’être excusé.

Autorité échaudée

Certains travailleurs sont plus à risque d’être trahis par les réseaux sociaux. Particulièrement ceux dont la crédibilité cautionne l’autorité qu’ils doivent exercer sur le plan professionnel. Entourés de jeunes accros aux réseaux, les enseignants sont notamment des proies faciles. En novembre dernier, le Collège Shawinigan a sanctionné six étudiantes pour avoir tenu, sur Facebook, des propos critiques à l’encontre de deux professeurs. De leur côté, les enseignants ne sont pas à l’abri d’une intrusion des élèves dans leur vie virtuelle – et donc personnelle. En Grande-Bretagne, par exemple, 47 % des professeurs disent craindre cette éventualité, selon un sondage mené par la maison de production anglaise Teachers TV.

Les patrons devraient tolérer un usage raisonnable des réseaux sociaux, mais s’assurer de baliser l’utilisation de ces canaux.

À Montréal, Ian Lafrenière, porte-parole du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), affirme que la direction est déjà intervenue auprès de policiers actifs dans les médias sociaux. Ces derniers affichaient des photos d’eux en uniforme et exprimaient des opinions personnelles contraires au discours officiel du SPVM. «Cette situation crée un problème d’image, car le public a alors l’impression que ces personnes représentent le Service. Ce qui n’est pas le cas.»

La fine frontière qui sépare les opinions publiées à titre d’individu ou de professionnel est souvent au cœur des dérapages. L’individu et le travailleur devraient-ils vivre sous deux identités distinctes en ligne? Les professionnels se posent la question, notamment ceux de la confrérie journalistique, qui n’ont guère d’autre choix que d’être omniprésents dans les réseaux sociaux. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec a d’ailleurs amendé son code de déontologie afin d’y inclure les règles d’éthique s’appliquant à l’usage des réseaux sociaux. Le Collège des médecins du Québec a aussi publié un guide d’exercice sur le médecin et la publicité, qui consacre plusieurs paragraphes aux médias sociaux et aux risques d’y divulguer des informations confidentielles. «Le médecin qui utilise ces moyens doit être conscient de leur caractère éminemment public», peut-on y lire.

Serrer la vis

Selon l’avocate Éloïse Gratton, les entreprises prennent conscience des risques auxquels les réseaux sociaux les exposent. Mais peu réglementent leur utilisation. «C’est à l’état embryonnaire», constate Ahmed Galipeau, président du cabinet de relations publiques montréalais AGC Communications.

En 2010, 31 % des employeurs canadiens avaient mis en place une politique d’utilisation des réseaux sociaux, selon Aon Canada, une firme-conseil en ressources humaines et gestion de risques. Et au Québec, plus des trois quarts des répondants d’un sondage mené auprès des membres de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés disent qu’il n’y a pas de politique d’utilisation des réseaux sociaux dans leur organisation.

Les patrons sont frileux devant ces nouvelles technologies, qu’ils connaissent souvent peu, remarque Ahmed Galipeau. Ils les contrôlent donc mal et ne voient pas toujours venir les crises, déplore Annabelle Richard, avocate française spécialisée en technologies de l’information qui pratique à Paris et à New York. «Les entreprises me contactent souvent à la suite d’un problème lié à leur réputation, à une fuite d’information ou à la critique d’un supérieur qui a été ébruitée.»

En partenariat avec des compagnies de sécurité Internet, l’avocate met en place des chartes d’utilisation des réseaux sociaux au sein des entreprises qui le souhaitent.

Pour être efficace, une telle politique précise les limites de leur utilisation au sein de l’entreprise, en établissant notamment quels sites sont accessibles, à quel moment, et avec quel matériel – peut-on par exemple «twitter» depuis son cellulaire de bureau? Les employés sont aussi informés des peines encourues s’ils ne respectent pas les règles, explique-t-elle.

Selon barometre.multiple-media.com, site qui publie un sondage mensuel sur l’adoption des technologies, en 2009, 67 % des employeurs québécois interdisaient l’utilisation de Facebook au travail. Ce qui n’empêche toutefois pas les employés de poursuivre leur vie virtuelle sur leur ordinateur personnel, à la maison…

C’est pourquoi Florent Francoeur, président de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés, juge contre-productif d’interdire les réseaux sociaux au bureau. «On ne mène pas ses employés avec une baguette», dit-il. Les patrons devraient plutôt tolérer un usage raisonnable des réseaux sociaux, mais s’assurer de baliser l’utilisation de ces canaux. «Il faut des règles claires pour que les employés ne puissent dire qu’ils ne savaient pas qu’ils commettaient une erreur.»

Jouer le jeu

Établir une politique d’utilisation est un premier pas vers une utilisation efficace du Web 2.0, qui peut se révéler profitable pour les organisations. «Ceux qui s’y sont lancés ne le regrettent pas!» assure le spécialiste en communication-marketing, Ahmed Galipeau. Les médias sociaux permettent notamment aux entreprises de mieux communiquer avec leurs clients, de veiller à leur image, de multiplier leurs relations et d’é tablir une communication conviviale au sein de l’organisation.

Les réseaux sociaux sont aussi d’excellents outils pour révéler les dysfonctionnements internes au sein d’une entreprise. Les gestionnaires devraient s’en servir pour être à l’écoute de leurs employés et dialoguer avec eux, pense Philippe Le Roux, de l’agence Phéromone. S’ils restent libres d’émettre des opinions constructives, les travailleurs se sentent valorisés – et donc peut-être moins enclins à critiquer vertement leur employeur, explique-t-il.

Dévoiler sa vie privée, mais juste assez. Participer à un libre dialogue hors des voies hiérarchiques tout en respectant son rang. Le temps – et le gros bon sens – devraient faire leur œuvre pour baliser l’usage des réseaux sociaux par les professionnels. «Avec le Net, on a l’impression de réinventer la roue», dit l’avocate Annabelle Richard. «Mais on ne fait que transposer les règles du monde réel dans l’espace virtuel.»

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