Le français au travail, une cause désuète?

Illustration : Kelly Schykulski, colagene.com

Une bonne partie des jeunes Québécois étudient et bossent en anglais sans que cela leur fasse un pli sur l’identité. La logique économique leur donne raison : travailler dans cette langue est en moyenne plus payant que de le faire en français. La langue de Molière s’érode-t-elle dans les milieux de travail du Québec?

Au Quartier général de la Défense nationale à Ottawa, chaque salle de réunion est décorée d’une affiche laminée où figurent les Pères de la Confédération canadienne. Sous les politiciens en redingote posant pour la postérité, un énoncé de la direction rappelle à qui veut s’en souvenir que «chacun a le droit d’employer le français ou l’anglais durant les réunions».

Un principe d’équité «louable», ironise David, employé au ministère depuis six ans, mais qui ne survit pas à la réalité. «Les journées se déroulent presque toutes en anglais au travail. Mais le plus désolant, c’est que ce sont les francophones qui s’asservissent eux-mêmes.»

La moitié de l’équipe dont il fait partie à titre d’agent des politiques est composée de francophones du Québec. Les autres sont des Canadiens anglais dont la plupart maîtrisent assez bien le français pour assister à une réunion ou lire des communications rédigées dans cette langue, selon le fonctionnaire de 36 ans. D’ailleurs, le bilinguisme est une exigence pour travailler au sein de l’unité.

Mais chaque fois que David s’exprime en français devant ses collègues, il se sent comme l’«hurluberlu de service» menant un «combat obsolète pour la survie de sa langue». Pas aux yeux des anglos, qui semblent apprécier, précise-t-il, mais bien devant les francophones. «Ils me font les gros yeux en réunion.» Le fonctionnaire se dit aussi irrité par les innombrables échanges de courriels en anglais… entre francophones. «Ça fait plus “branché” que d’écrire dans leur langue, je présume.»

Penser que l’usage du français au travail est une coquetterie de ringard ne relève pas de la lubie. Comme pourraient le chanter les gars de Radio Radio, «here au Québec, le money talks in English». Même après 35 ans de régime sous les auspices de la Charte de la langue française, faisant du français la lingua franca des milieux de travail, il est toujours plus lucratif d’avoir un boulot où tout se passe en anglais. Le salaire annuel moyen des travailleurs à temps plein dont le français est la langue exclusive de travail est de 41 100 $, comparativement à 49 200 $ chez ceux utilisant seulement l’anglais, selon une étude inédite, dont le Magazine Jobboom a pu consulter des extraits, du démographe Patrick Sabourin, président de l’Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA). Les emplois bilingues sont encore plus avantageux, car ils rapportent en moyenne 53 900 $ par année.

Et ça se sait, constate le chercheur. L’attrait pour l’anglais est très marqué chez les jeunes, a-t-il mesuré il y a deux ans, alors qu’il menait une étude sur les facteurs de choix d’un cégep à Montréal. «Pour beaucoup, c’est la langue de la mobilité sociale ascendante, la clef de voûte pour décrocher des postes prestigieux.» Cette perception se vérifie : au Québec, plus d’anglophones (11,9 %) que de francophones (8,3 %) occupent des postes de cadres supérieurs et de direction en proportion de leur nombre.

À Montréal, la proportion de travailleurs qui s’affairent principalement en français n’est que de 64,9 %.

Mathieu Bock-Côté, sociologue, chargé de cours à l’UQAM et auteur de l’essai Fin de cycle paru en février chez Boréal, s’inquiète aussi de voir les nouvelles cohortes de travailleurs «intérioriser la contrainte du bilinguisme» sans état d’âme, comme si cela allait de soi qu’il faille désormais parler anglais pour faire sa marque au Québec. «Et encore, il faut le parler “sans accent”, histoire de gommer la trace honteuse de ses origines!»

Selon lui, ce comportement s’était raréfié pendant les 20 ans qui ont suivi l’adoption successive des 3 lois visant à protéger le français au Québec, le point d’orgue étant la création de la Charte de la langue française en 1977. Celle-ci a notamment consacré le français «langue normale et habituelle du travail» et garanti aux travailleurs le droit d’exercer leurs activités en français. À la même époque, des cohortes de Québécois francophones scolarisés accédaient à des postes de pouvoir et créaient leurs propres entreprises, sur fond de revendications nationalistes.

Travailler en français : ce que dit la loi

Depuis 1977, la Charte de la langue française «reconnaît aux travailleurs le droit d’exercer leurs activités en français» et «tous les employeurs du Québec» sont tenus de le respecter. Les entreprises employant 50 personnes et plus doivent se soumettre à un processus de francisation particulièrement serré encadré par l’Office québécois de la langue française (OQLF), qui les oblige, par exemple, à fournir des outils de travail en français. Le site Internet de l’OQLF explique d’ailleurs dans le détail comment s’applique la loi en fonction de la taille de l’entreprise et des diverses situations au boulot. Par exemple, on apprend que les employeurs ne sont pas obligés de tenir les réunions en français, ni de parler dans cette langue à leurs employés. Par contre, les communications écrites doivent se faire en français.

Si bien qu’aujourd’hui, 82,4 % des travailleurs affirment utiliser surtout, sinon uniquement, le français au boulot, à la lumière des dernières données sur la langue du travail publiées par l’Office québécois de la langue française (OQLF).

Mais une analyse plus attentive jette le doute sur la solidité de ces acquis.

À Montréal, cœur économique de la province, la proportion de travailleurs qui s’affairent principalement en français n’est que de 64,9 %, selon l’étude de l’IRFA, État du français comme langue de travail : une analyse comparative des régions de Montréal et d’Ottawa (juin 2010). Donc, environ le tiers des travailleurs résidant sur l’île parleraient le plus souvent anglais au travail, alors que les anglophones d’origine représentent seulement 17,7 % de la population montréalaise. Dans la grande région de Montréal, incluant les couronnes, l’anglais a la cote au boulot dans une proportion de 23,3 %, tandis que les anglos constituent 12 % de cette population.

C’est aussi sur ce territoire qu’on trouve le plus fort pourcentage de francophones capables de s’exprimer en anglais, les jeunes tenant le haut du pavé : 62,7 % du groupe des 20-29 ans de la région de Montréal se sont déclarés bilingues, révèle le recensement de 2006. Leurs concitoyens plus vieux sont beaucoup moins nombreux à maîtriser l’anglais, le taux moyen de bilinguisme pour tous les groupes d’âges étant de 47,6 %. Dans l’ensemble du Québec, environ un francophone sur trois se déclare bilingue.

Cosmopolites

En général, les jeunes francophones ont un rapport plus dédramatisé à l’anglais que leurs aînés, remarque Monica Heller, anthropologue et professeure à l’Université de Toronto. Sans doute que les générations précédentes sont encore marquées par l’image d’un père porteur d’eau obéissant au foreman et par les luttes linguistiques ayant secoué le Québec dans les années 1960.

«Les jeunes n’ont pas les mêmes craintes parce qu’ils constatent la place qu’ont prise les francophones au sein des directions d’entreprise», explique la spécialiste des pratiques langagières. De plus, beaucoup estiment que l’anglais est une nécessité dans le contexte de la mondialisation, puisque à l’heure actuelle c’est l’espéranto permettant de transiger avec une bonne partie de la planète.

Cela ne menace pas leur identité de francophones pour autant, soutiennent des études récentes. «Leur relation avec l’anglais est surtout utilitaire», explique le sociologue Sébastien Arcand, professeur à HEC Montréal. En janvier dernier, il a fait paraître une analyse des comportements linguistiques des diplômés de son université qui travaillent dans la région de Montréal. «La majorité estime que l’anglais n’est ni plus ni moins qu’une corde à leur arc pour réaliser leurs ambitions», dit-il.

D’ailleurs, l’usage fréquent de l’anglais au boulot ne leur donne pas forcément l’impression de travailler dans cette langue, concluent diverses enquêtes publiées par le Conseil supérieur de la langue française, dont Le français et les jeunes (2008). Même quand leurs collègues sont anglophones, qu’ils passent leur journée à transiger en anglais avec des clients et que la terminologie associée à leur domaine est en anglais, comme c’est le cas dans les technologies de l’information, par exemple. Pour eux, l’identité francophone d’une entreprise se révèle surtout à travers la documentation et les relations administratives à l’interne (la paperasse des ressources humaines, entre autres).

La plupart des travailleurs interviewés dans ce dossier ont dit accepter sans peine que leur quotidien se déroule en tout ou en partie en anglais. Une graphiste francophone travaillant dans l’industrie de la mode à Montréal raconte même s’amuser avec ses collègues des courriels de la direction traduits en français à l’aide de Google, envoyés souvent une heure après la version anglaise. Pourtant, l’OQLF a bel et bien délivré à l’entreprise un certificat de francisation. En principe, cela signifie que l’usage du français y est généralisé, mais dans les faits, selon la graphiste, tout se passe en anglais. Les patrons demandent de cacher les notes de service en anglais et de changer la langue des logiciels quand ils attendent les inspecteurs de l’OQLF. «Personne ne s’en offusque. On est happés par nos activités, ça roule.»

En somme, on forme en anglais beaucoup de travailleurs qualifiés au Québec, et cela pourrait avoir un effet bien plus structurant sur la situation linguistique de la société que les mesures de francisation en entreprise, par exemple.
– Patrick Sabourin, démographe

Le Magazine Jobboom a constaté ce même pragmatisme chez la plupart des 23 étudiants du baccalauréat international rencontrés en mars dernier au Collège Jean-de-Brébeuf, à Montréal. Parmi ce groupe composé à 70 % de francophones, deux ou trois se sont indignés de la nomination de hauts cadres unilingues anglais dans des entreprises québécoises, comme ç’a été le cas récemment à la Banque nationale et à la Caisse de dépôt et placement. L’un d’eux s’est aussi dit «choqué» de la «discrimination» envers les unilingues français générée par l’exigence du bilinguisme de plusieurs employeurs.

Mais les autres ont tous insisté sur le caractère primordial de l’anglais dans l’économie actuelle, et sur son rôle d’interface pour aller à la rencontre du reste du monde. D’ailleurs, les deux tiers d’entre eux croient qu’il est plus avantageux sur le plan financier de fonctionner en anglais qu’en français au travail.

Force d’attraction

L’état d’esprit de notre petit échantillon de jeunesse québécoise ne serait pas anecdotique, selon le démographe Patrick Sabourin. Il en veut pour preuve la popularité des cégeps et des universités anglophones auprès des francophones et, surtout, des allophones du Québec. Chez les francophones, le taux de fréquentation des cégeps anglais est passé de 4,5 % en 1998 à 5,2 % en 2009. Chez les allophones, la proportion était de 60 % en 1998. Bien qu’elle ait fortement diminué, elle demeure très élevée, à 40 %.

Depuis 1997, francophones et allophones totalisent ensemble plus de la moitié des nouveaux inscrits dans les cégeps anglais, qui sont d’ailleurs pleins à craquer. Les demandes d’inscription y ont bondi de 30 % au cours des cinq dernières années, contre 10 % du côté des cégeps français.

Par la suite, la grande majorité des diplômés des cégeps anglophones se retrouve sur les bancs des universités anglaises du Québec. Ces dernières décernent environ 30 % des baccalauréats dans la province.

«En somme, on forme en anglais beaucoup de travailleurs qualifiés au Québec, et cela pourrait avoir un effet bien plus structurant sur la situation linguistique de la société que les mesures de francisation en entreprise, par exemple», soutient Patrick Sabourin.

Le français doit être adopté par 85 % des immigrants pour maintenir sa vitalité. Autrement, au rythme auquel le Québec se transforme sur le plan démographique, les gains linguistiques réalisés depuis les années 1960 s’effriteront.
– Akos Verboczy, commissaire scolaire à Montréal.

C’est qu’étudier en anglais est un «prélude» à la vie au travail dans cette langue, croit-il, puisque c’est souvent là que se tissent des réseaux professionnels et amicaux déterminants pour l’avenir. C’est aussi au cégep et à l’université que les futurs travailleurs intègrent le vocabulaire lié à leur futur emploi. «Comment travailler en français quand on a appris son métier en anglais?» D’ailleurs, une étude de l’IRFA menée en 2010 par son collègue démographe Robert Maheu a montré que 47 % des francophones ayant étudié en anglais à l’université travaillaient surtout dans cette langue, deux ans après l’obtention de leur diplôme.

Le sociologue Mathieu Bock-Côté est partisan de l’imposition de la Charte de la langue française au cégep, ce qui obligerait francophones et allophones à y étudier en français. Il s’indigne que la classe politique consente à l’«anglicisation des milieux de travail» au nom de l’économie mondialisée. «L’État a abandonné le projet de faire du Québec une société où on peut gravir les échelons en français.»

Une illustration de cette démission, selon lui : les cours d’anglais payés par le gouvernement provincial aux immigrants francophones pour les aider à trouver du travail. Depuis 2008, 1 095 nouveaux arrivants en auraient bénéficié, au coût de 2,1 millions de dollars, selon ce que rapportait Le Devoir en avril. «Cette mesure envoie le signal que le français n’a pas le statut de nécessité au Québec.»

Moi et l’autre

Le commissaire scolaire Akos Verboczy, lui-même immigrant d’origine hongroise, s’inquiète de voir tant de néo-Québécois se tourner vers l’anglais.

Cet «enfant de la loi 101» ayant appris le français dans la classe d’accueil d’une école de Côte-des-Neiges soutient que les directions d’école ont «beaucoup de mal» à inciter les élèves à parler français à l’extérieur des classes, surtout dans les milieux à forte concentration d’immigrants (à la Commission scolaire de Montréal, plus de 50 % des élèves sont allophones dans 70 écoles). «Dès que les jeunes sont relevés de l’obligation de fonctionner dans cette langue, ils basculent vers l’anglais», dit Akos Verboczy.

Une observation corroborée par Caroline Quesnel, enseignante de français au Collège Jean-de-Brébeuf depuis 20 ans. Celle qui joue souvent les «don Quichotte de la langue» en décrochant des murs du collège les annonces de partys rédigées en anglais note que la plupart des allophones de ses classes ont un rapport «instrumental» au français. «Comme ils sont souvent ambitieux, ils s’appliquent parce qu’il y a une épreuve ministérielle de français à réussir pour entrer à l’université. Mais sinon, je ne sens pas leur attachement à cette langue. Beaucoup parlent anglais dans les couloirs.»

Akos Verboczy, qui a grandi dans le Montréal immigrant, soutient qu’aux yeux d’une partie des allophones, le français est une langue «inutile», promue par des «arriérés», voire des «racistes».

Le quart des immigrants du Québec n’utilisent d’ailleurs «jamais» le français au travail, ou alors «à l’occasion», révèle l’étudiante en démographie Yulia Presnukhina, dans un mémoire de maîtrise sur l’intégration linguistique des immigrants au marché du travail (Université de Montréal, 2011). Un autre quart le parle «régulièrement», tandis que la moitié fonctionne «uniquement» en français.

«C’est trop peu : le français doit être adopté par 85 % des immigrants pour maintenir sa vitalité, soutient Akos Verboczy. Autrement, au rythme auquel le Québec se transforme sur le plan démographique, les gains linguistiques réalisés depuis les années 1960 s’effriteront.»

En effet, la croissance démographique des immigrants dépasse largement celle des francophones «de souche». Sur l’île de Montréal, la population des allophones grimpera de 20,6 % à 29,5 % d’ici 2031, alors que celle des francophones chutera de 54,2 % à 47,4 %. La proportion d’anglophones passera quant à elle de 25,2 % à 23 %.

Aussi, dit Akos Verboczy, une des grandes priorités à la Commission scolaire de Montréal est de «faire du français la langue des gagnants» dans les écoles, une «langue de culture et de réussite sociale» aux yeux des immigrants et des francophones. Au moyen d’activités telles que les radios et les journaux étudiants, les équipes d’improvisation, les spectacles de musique, etc. «Il est urgent d’agir : on n’a pas le droit de démissionner de nous-mêmes.»

commentez@jobboom.com

Dans ce dossier

Francophonie : des possibilités inexploitées
Le bilinguisme ne fait pas l’unanimité
D’autres lois sur la langue de travail

Charité bien ordonnée

Beaucoup de francophones auraient la manie de dévier la conversation vers l’anglais à la moindre hésitation en français de la part de leur interlocuteur, ont noté plusieurs interviewés dans ce dossier. En entrevue au Devoir, en mars dernier, l’ex-président du Conseil supérieur de la langue française Conrad Ouellon a déploré le «petit côté sociable, très gentil» des Québécois faisant qu’ils «cèdent devant la moindre manifestation ou présence d’une conversation en anglais», soit pour accommoder ou pour «montrer» qu’ils savent parler cette langue.

«Mais parfois aussi, c’est bêtement par souci d’efficacité qu’on opte pour l’anglais, histoire d’accélérer le rythme des réunions ou de s’assurer que tout le monde a compris le message», nuance David, agent des politiques à la Défense nationale.

Il souligne néanmoins le caractère insidieux de cette habitude en citant l’exemple de ses coéquipiers anglophones qui insistent pour s’exercer à parler le français. Or, leurs collègues francophones bifurquent sur l’anglais au bout de quelques minutes. «D’abord, c’est vexant pour les anglophones, mais surtout, cela envoie le message que les francophones ne sont pas assez fiers de leur langue pour la promouvoir. Comment voulez-vous que les autres la respectent?»

Travailler en anglais, so what?

En mars dernier, le Magazine Jobboom a rencontré une classe du Collège Jean-de-Brébeuf, à Montréal, pour savoir où se situe la prochaine génération de travailleurs par rapport à la question du français au travail. L’exercice n’est pas scientifique, mais il confirme l’observation qu’ont faite plusieurs experts interrogés pour ce dossier : en majorité, les jeunes n’en feront pas une maladie si l’anglais s’inscrit dans leur quotidien; ce sera même plus payant, croient-ils.

Échantillon : 23 étudiants
Âge : 17 et 18 ans
Sexe : Femmes 15 • Hommes 8
Langue maternelle : Français 16 • Bilingue créole-français 1 • Anglais 1 • Autre 5
Êtes-vous né(e) au Québec? Oui 19 • Non 4
Vos parents sont-ils nés au Québec? Oui 9 • Non 9 • Couple mixte 5
Langue(s) la (les) plus fréquemment parlée(s) au sein de votre cercle social : Français 13 • Français et anglais 3 • Français, anglais et autre 3 • Français et autre 2 • Autre 2
Langue la plus fréquemment parlée au travail (si vous avez un travail) : Anglais 3 • Français 16 • Sans travail 4
Connaissance de la langue anglaise (autoévaluation) : Intermédiaire 12 • Très bonne 11

1. Selon vous, le français devrait-il être la langue obligatoire dans les milieux de travail au Québec?
Oui. 1
Oui, mais l’usage de l’anglais au travail ne me rebute pas. 17
C’est sans importance. 4
Je ne sais pas. 1

2. À votre avis, le fait de fonctionner en anglais au travail est-il plus avantageux sur le plan financier que de parler français?
Oui. 16
Non. 5
Je ne sais pas. 2

3. Croyez-vous qu’il soit nécessaire de parler anglais pour intégrer le marché du travail québécois?
Oui. 8
Non. 1
Cela dépend du travail qu’on fait. 14

4. Croyez-vous qu’il soit nécessaire de parler anglais pour accéder à des échelons supérieurs au travail?
Oui. 22
Non. 1

5. Est-il pertinent de défendre le droit de travailler en français au Québec?
Oui, c’est très important. 6
C’est important, mais il ne faut pas tomber dans l’hystérie. 14
Non, c’est une lutte dépassée. 3

6. Quitteriez-vous un emploi ou refuseriez-vous un poste si on vous obligeait à travailler en anglais?
Oui, sans hésiter. 0
Cela dépend du poste. 10
Non, cette situation ne me dérange pas. 13

7. Croyez-vous qu’au Québec le fait de fonctionner surtout en français au travail puisse nuire au développement d’une entreprise?
Oui. 10
Non. 10
Je ne sais pas. 3

8. Accepteriez-vous de travailler pour un patron unilingue anglais?
Oui. 19
Non. 4

Un «nous» pas assez «inclusif»

Certains immigrants du Québec privilégient l’anglais parce qu’ils se sentent exclus des cercles professionnels ou communautaires francophones. C’est du moins ce que suggère une étude du Conseil supérieur de la langue française menée en 2009 auprès d’immigrants non francophones. Quant aux réseaux anglophones, ils seraient plus inclusifs et mieux organisés pour accueillir les nouveaux arrivants, de l’avis des principaux intéressés.

Un air souvent entendu par l’anthropologue Monica Heller, de l’Université de Toronto, qui connaît des immigrants ayant choisi de s’installer en Ontario parce qu’ils trouvaient les Québécois francophones trop «racistes» (la plupart parlaient très bien le français, dit-elle, mais se sentaient malgré tout exclus).

Les données sur l’emploi donnent d’ailleurs du poids à ces témoignages. En 2009, les immigrants de longue date (10 ans et plus) en Ontario avaient un taux de chômage à peu près égal à celui de la population ontarienne de «souche» (8,9 % chez les premiers, 8,4 % chez les deuxièmes), tandis qu’au Québec on parle de 10,7 %, comparativement à 7,6 % chez les natifs.

Ce n’est pas que le cœur des francophones soit plus noir que celui des anglos, précise Monica Heller : «Le racisme est toujours le produit d’un conflit entre deux groupes autour d’un enjeu.» Dans le cas du Québec, les tensions concernent le droit du groupe majoritaire – les francophones – à contrôler les règles du jeu sur le territoire qu’il habite, notamment le maintien du français comme langue du travail.

Quand on veut, on peut

L’entreprise internationale de jeux vidéo Ubisoft est la première de son secteur à avoir obtenu son certificat de francisation de l’Office québécois de la langue française, en 2008. Les démarches ont duré quatre ans. «C’était tout un défi parce que la conception de jeu se fait avec des outils standards qui sont en anglais», explique Cédric Orvoine, directeur des communications. La compagnie, qui a ouvert son studio montréalais en 1997, a des antennes dans 23 pays. «Il fallait trouver le moyen de fonctionner en français ici tout en respectant l’exigence de comptabilité avec nos bureaux ailleurs dans le monde.»

Ainsi, les logiciels de design et de programmation de jeux vidéo et la terminologie qui y est associée demeurent en anglais, histoire de faciliter les échanges à l’international. Par contre, l’environnement de travail des ordinateurs au studio de Montréal est en français, ainsi que tous les logiciels qui ne sont pas techniques, comme Windows.

Cédric Orvoine estime qu’environ 80 % des activités quotidiennes se déroulent en français. «Évidemment, comme on communique parfois avec 23 pays en même temps, il y a des réunions en anglais», dit-il. Mais les rencontres du comité de direction se déroulent en français. Quitte à traduire les éléments principaux des échanges si un anglophone y assiste. Des cours de français sont de plus proposés à tous les employés non francophones (environ 10 % de l’effectif vient du Canada anglais ou d’ailleurs dans le monde). Aussi, lorsque les 2 000 employés de Montréal participent à l’assemblée annuelle, les allocutions sont en français. Une traduction simultanée est offerte en anglais.

Le bureau de Montréal se fait aussi un devoir d’envoyer d’abord toutes ses communications en français aux employés, suivies de la version anglaise, alors que c’est l’inverse lorsqu’elles émanent du siège social, pourtant situé en France. «Les hauts dirigeants ont une perspective plus internationale», explique Cédric Orvoine. Il insiste néanmoins sur le fait qu’il n’y avait «aucun geste politique» derrière la démarche de francisation. «Les patrons de la division québécoise trouvaient simplement naturel que l’entreprise s’intègre à la culture locale, dit-il. Sans vouloir tomber dans le romantisme, on peut dire qu’Ubisoft vit une histoire d’amour avec le Québec. C’est ici qu’on a bâti le studio le plus performant.»

Parce que leurs réflexions et leurs connaissances ont nourri ce reportage, remerciements au chiropraticien Winston Chan, membre du Conseil supérieur de la langue française du Québec et du conseil d’administration de la Jeune Chambre de commerce de Montréal, à Allanah de Marco, étudiante en histoire à l’Université Concordia, et à Guy Lachapelle, professeur de science politique à l’Université Concordia et directeur de l’Agence universitaire de la francophonie.