Le deuil à l’agonie

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Les Québécois cherchent à ignorer la mort. Ils tiennent de moins en moins à la souligner, au grand dam des maisons funéraires, qui perdent des profits. Quand la mort change de visage… Ce texte initialement publié dans le Magazine Jobboom d’octobre 2007 revit maintenant sur Internet.

Un mort est étendu depuis trois jours sur une planche de bois soutenue par deux chevalets, au milieu du salon. Dessous, des seaux ont été placés pour recueillir les fluides qui s’échappent de la dépouille. Voisins, cousins et amis défilent en priant. Autour flotte une odeur de putréfaction.

Un conte d’épouvante? Nenni : ce sont les conditions insalubres dans lesquelles se déroulait la veillée du corps au Québec, il y a 100 ans. À l’époque, le croque-mort était à la fois un travailleur chargé de la réfection des routes et du transport des marchandises. La mort des autres lui permettait seulement d’arrondir ses fins de mois.

C’est dire le chemin parcouru par cet ouvrier! Aujourd’hui à la tête d’une industrie qui génère plus de 300 millions de dollars par an au Québec, l’entrepreneur de pompes funèbres prend en charge les 55 000 décès qui surviennent chaque année dans la province. «De la simple gestion du cadavre, il est passé à la gestion de l’événement de la mort», constate Raymond Lemieux, professeur de sociologie des religions à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval.

L’urbanisation est en grande partie responsable de l’ascension de cette profession. «Après la Seconde Guerre mondiale, quand les gens ont quitté les campagnes pour travailler en ville, ils habitaient des appartements trop exigus pour veiller les corps à domicile», explique Sébastien St-Onge, sociologue et auteur de l’essai L’industrie de la mort (Éditions Nota Bene, 2001).

Pas d’exposition, pas de cérémonie, pas d’enterrement. Un nombre croissant de clients se contentent désormais de funérailles minimalistes et moins onéreuses.

Pour résoudre ce problème, les premiers salons funéraires ouvrent à Montréal et à Québec dans les années 1940, en même temps que se répandent les techniques modernes d’embaumement grâce au formaldéhyde, une solution chimique qui stoppe temporairement la décomposition du corps.

Cercueils, couronnes de fleurs et cierges mortuaires cessent d’être confectionnés par les familles et sont remplacés par des objets manufacturés. Les entreprises élargissent peu à peu leurs services : cimetière privé, columbarium, mausolée, chapelle oecuménique, salle de réception, prise en charge des certificats de décès, notices nécrologiques, cartes de condoléances, alouette! Les maisons funéraires deviennent des one-stop shopping.

La débâcle

Les affaires allaient plutôt rondement jusqu’à ce que les traditions funéraires commencent à s’effriter il y a 10 ans. «Les entrepreneurs de pompes funèbres ont bâti leurs infrastructures en fonction du modèle traditionnel : exposition du corps, funérailles catholiques, réunion de famille. Toutefois, les gens abandonnent ce carcan – en particulier les baby-boomers, qui ont mis de côté la religion et les rituels qui y sont rattachés. Or, les rites religieux étaient souvent les seuls rituels associés aux funérailles», constate David Émond, coordonnateur du Département de thanatologie au Collège de Rosemont.

Pas d’exposition, pas de cérémonie, pas d’enterrement. Un nombre croissant de clients se contentent désormais de funérailles minimalistes et moins onéreuses. «Comme les familles sont dispersées et que tout le monde est pressé, le corps est incinéré, puis chacun repart de son côté», observe Sébastien St-Onge.

Le taux d’exposition a fondu depuis les années 1970, alors que près de 100 % des défunts étaient embaumés puis exposés. Aujourd’hui, seulement 50 % des gens choisissent cette option, selon la Corporation des thanatologues du Québec (CTQ).

D’autre part, l’incinération, autorisée par l’Église de Rome en 1963, est plus populaire que jamais au Québec : 50 % des gens optent pour ce mode de disposition du corps, contre à peine 3 % en 1970.

«Les services funéraires sont moins rentables qu’autrefois, admet Marc Poirier, vice-président aux opérations chez Magnus Poirier, à Montréal. Plusieurs entreprises croulent sous les dettes.»

«Elles s’accrochent en attendant le fameux death boom prévu au cours des prochaines décennies, alors que les baby-boomers termineront leur vie», explique Sébastien St-Onge. En 2041, il y aura près de 110 000 décès par année, selon l’Institut de la statistique du Québec, le double d’aujourd’hui. C’est 300 funérailles chaque jour!

Dans le vent

Certains toutefois n’attendent pas la manne et misent sur des concepts adaptés aux goûts des Québécois. Par exemple, dans son site, le Complexe funéraire Fortin / Services d’incinération C.I.F. ne se gêne pas pour promouvoir la crémation, se targuant même d’être le «numéro un de l’incinération au Québec», au «meilleur prix garanti».

L’entreprise Harmonia, fondée à Québec en novembre 2006, ne compte même pas d’embaumeur parmi son personnel. Elle offre le chemin le plus rapide vers l’au-delà : la crémation directe, sans exposition ni cercueil. «Nous donnons plutôt la priorité à la préservation de la mémoire du disparu», explique Yvon Rodrigue, président.

Ainsi, leurs professionnels en «ritualité» organisent une cérémonie des cendres dans un lieu choisi par la famille – au Musée des beaux-arts ou au milieu d’un champ, par exemple. Ils proposent aussi des produits commémoratifs, tel qu’un bijou contenant les cendres du défunt, un cédérom-souvenir ou une courte biographie de la personne décédée.

Ces pratiques irritent plusieurs propriétaires de maisons funéraires traditionnelles, dont Richard Hébert, de la Maison funéraire Hébert et fils, à Dolbeau-Mistassini. «Je trouve irresponsable qu’on remette à la famille une boîte de cendres sur le coin de la table, quelques heures après la mort de son proche!»

Selon lui, il est nécessaire de voir la dépouille au salon funéraire afin d’amorcer le processus de deuil. Un avis que partage Josée Jacques, psychologue du deuil et auteur du livre Les saisons du deuil (Les Éditions Québécor, 2e édition, 2006). «Cette étape peut aider les proches à prendre conscience que la personne est bel et bien morte et faciliter l’acceptation.»

Certains déploient des trésors d’imagination pour répondre aux fantasmes funéraires des clients, qui souhaitent de plus en plus une cérémonie à leur image.

«Le salon funéraire est aussi un lieu de dialogue pour les gens qui ont connu le défunt, ajoute Raymond Lemieux. Chacun a une anecdote à raconter à son sujet. Le fait d’échanger ainsi à propos du disparu est fondamental pour faire son deuil.» Ce sociologue croit que les gens ont tendance à escamoter les funérailles parce que le rapport à la mort a changé. «La mort est vécue comme un échec, un accident imprévu et anormal. Comme si ce n’était pas dans l’ordre des choses de mourir.»

Yvon Rodrigue doute cependant que l’exposition du corps ait un impact sur l’acceptation de la mort. «Désormais, 85 % des gens meurent à l’hôpital, souvent en compagnie de leur famille, ce qui rend l’exposition obsolète. La famille commence à faire son deuil pendant que la personne dépérit.» Pour cette raison, il croit que l’avenir appartient surtout aux services commémoratifs – comme la cérémonie des cendres personnalisée –, plutôt qu’aux services funéraires.

Ma mort me va si bien

De fait, pour regarnir le tiroir-caisse, un nombre grandissant de maisons funéraires traditionnelles s’efforcent d’offrir des obsèques sur mesure. Ainsi, l’entreprise Magnus Poirier offre aux immigrants des services adaptés à leur culture, qu’ils soient Vietnamiens ou Polonais. «Nos clients peuvent être servis dans 14 langues, dont l’arabe, le créole ou le portuguais», soutient Marc Poirier.

Certains centres funéraires, comme le Complexe funéraire Mont-Royal, à Montréal, proposent des cérémonies laïques avec un «célébrant», aussi appelé «meneur de rites» ou «passeur». «Il apporte du sens à la célébration et aide les familles à faire leur deuil», explique Paule Lebrun, qui forme des meneurs de rites dans son école Ho rites de passage, à Montréal.

Ses élèves sont par exemple des comédiens, des professeurs ou des infirmières aux soins palliatifs qui veulent ajouter une corde à leur arc personnel et professionnel. «Ce sont des gens dotés d’une grande maturité intérieure», dit-elle. Au Complexe funéraire Mont-Royal, trois thanatologues et un ancien prêtre ayant suivi une formation de célébrants aux États-Unis organisent des rites funéraires.

D’autres déploient des trésors d’imagination pour répondre aux fantasmes funéraires des clients, qui souhaitent de plus en plus une cérémonie à leur image. «Par exemple, nous avons déjà monté un décor avec des arbres et un chevreuil empaillé à l’occasion de la mort d’un amateur de chasse», se rappelle Nadia Fournier, conseillère aux familles chez Georges Fournier et fils, à Amqui.

Un chevreuil empaillé? Y a rien là! Cynthia Corriveau, thanatologue au Complexe funéraire Mont-Royal, a déjà fait venir un éléphant d’un zoo pour combler les désirs d’une famille endeuillée.

Chercher le sens

Élisabeth Lehoux, une artiste montréalaise qui confectionne des urnes funéraires sous la bannière Dressed for Eternity, s’interroge sur le bien-fondé de telles extravagances. «Il est maintenant possible de faire exploser des cendres dans un feu d’artifice… Mais, franchement, est-ce vraiment ce qu’on souhaite quand sa mère est morte et qu’on a de la peine?»

«Il y a quelques années, Urgel Bourgie a fait une campagne publicitaire dont le slogan était “C’est comme vous voulez”, se souvient Alain Leclerc, directeur général de la Fédération des coopératives funéraires du Québec. Ça laissait entendre que tout est permis lors de l’organisation de funérailles. Sauf qu’on réalise qu’on ne peut pas faire n’importe quoi, finalement; il faut respecter le processus de deuil des vivants.»

«Spirituellement, les Québécois se sont affaiblis, observe Sébastien St-Onge. Ils ont perdu le code social tissé par la religion qui donnait un sens à la mort. Maintenant, la mort repose sur les frêles épaules de l’individu, qui doit résoudre seul la plus grande énigme de l’existence humaine.»

Les rituels laïques personnalisés peuvent toutefois servir de point d’appui, estime David Émond. «Le phénomène est encore à l’état embryonnaire, mais il propose au moins de servir de canevas à la quête du sens.»

Croque-mort…?!

D’où vient le terme «croque-mort»? Selon la légende, la personne qui fermait le cercueil devait s’assurer que son occupant était décédé en lui croquant l’orteil à la hauteur de la deuxième phalange… Apparemment, la douleur est si vive à cet endroit qu’elle peut réveiller un mort. Toutefois, l’expression pourrait aussi découler de l’ancien mot «croquer», qui voulait dire «faire disparaître» : jadis, on utilisait un crochet pour traîner le mort enveloppé dans son suaire jusqu’à la fosse commune.

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