Le bilinguisme ne fait pas l’unanimité

«Ambition est un mot bilingue», clamait récemment l’Université McGill sur ses affiches publicitaires. Pour atteindre gloire et prospérité au Québec, faut-il vraiment être «fluent dans les deux langues», comme le prône Elvis Gratton? Tout dépend à qui on pose la question.

Absolutely/Tout à fait!

Les Québécois francophones devraient «en revenir de l’anglais comme langue de l’oppresseur» et l’étudier avec encore plus d’assiduité pour pouvoir transmettre et recevoir des connaissances dans un cercle élargi, clame Daniel Weinstock, philosophe et professeur à l’Université McGill. Dans le monde scientifique, notamment, les articles et les colloques en anglais n’ont jamais été aussi nombreux, tous domaines d’études confondus.

Certes, le risque que le français se «louisianise» au Québec existe bel et bien, et il faut des remparts pour le protéger, croit le philosophe. Mais dans la mesure où le français demeure la langue d’usage dans les écoles, il encourage sans réserve l’apprentissage intensif de l’anglais dès le début de la scolarisation des petits Québécois. Au même titre qu’on leur apprend à compter. «Autrement, on risque de les handicaper sur le plan professionnel.»

Il faut effectivement être bilingue pour accéder aux meilleurs emplois au Québec. Selon un sondage réalisé en 2010 auprès de 138 recruteurs par l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’UQAM, les deux tiers des postes cadres comportent cette exigence à Montréal. Selon Denis Morin, professeur et spécialiste du recrutement à l’ESG, la tendance va même en s’accentuant depuis cinq ans. «Les recruteurs veulent des employés avec un maximum d’aptitudes, entre autres sur le plan linguistique, afin d’être opérationnels sur-le-champ.»

Par ailleurs, cette exigence s’applique aussi aux anglophones, qui ont «beaucoup de mal à décrocher un poste intéressant au Québec quand ils ne parlent pas français», ajoute Benoit Desgroseillers, directeur général du Centre de gestion de carrière de l’ESG.

En général, les attentes des employeurs en matière de bilinguisme sont justifiées, estime Denis Morin, entre autres à cause des liens commerciaux étroits qu’entretiennent les entreprises québécoises avec le reste du Canada et les États-Unis, où les affaires se brassent évidemment en anglais. Les exportations à destination des autres provinces et des autres pays – incluant celui de l’oncle Sam – représentaient presque la moitié du PIB québécois en 2010 (44,7 %).

Dans ce contexte, tous devraient avoir la même chance de rayonner sur le marché du travail, estime Daniel Weinstock; pas seulement les enfants de parents capables de leur payer des cours particuliers d’anglais pour pallier les «lacunes» du programme scolaire actuel. «Je ne veux pas d’une société de castes où certains jobs ne sont accessibles qu’à l’élite.»

Attention, danger!

Dans le camp opposé, Éric Warren, recruteur depuis six ans pour la firme Emergik inc., à Montréal, pense que la maîtrise de l’anglais en tant que «langue internationale des affaires» est un «besoin surévalué».

Certes, il faut des travailleurs bilingues pour transiger avec le reste de la planète, convient-il. Mais il s’indigne qu’au Québec, et en particulier à Montréal, 80 % des postes qu’il a la tâche de pourvoir exigent l’anglais, alors que les recrues n’auront jamais de contacts avec des clients à l’international.

«Au fond, c’est pour faciliter les communications à l’interne avec des collègues unilingues anglais, ou pour répondre aux besoins de la communauté anglophone de Montréal», note-t-il. Une situation qu’il juge «discriminatoire» à l’égard des candidats unilingues francophones écartés de la course. «Après tout, la Charte de la langue française stipule qu’ils ont le droit de travailler dans leur langue au Québec», dit-il.

Le démographe Patrick Sabourin pense aussi que l’économie mondialisée a le «dos large» pour légitimer l’exigence du bilinguisme en entreprise. Il met en cause les «caprices» des employeurs qui veulent une main-d’œuvre remplaçable et mobile. «Si tous les travailleurs sont bilingues, il devient plus facile de les déplacer sur l’échiquier.»

Ceci dit, à sa connaissance, aucune étude récente n’a mesuré si les demandes des employeurs sur le plan de la connaissance de l’anglais correspondent aux besoins réels du marché de l’emploi au Québec.

Pour le commissaire d’école montréalais Akos Verbocky, aussi agent de développement à la Conférence régionale des élus de Montréal, les liens économiques avec nos voisins anglophones ne sont pas une raison pour faire une «fixation» sur l’anglais au Québec. «Fixation» qui, selon lui, se manifeste entre autres par le choix de HEC Montréal d’offrir dès septembre une maîtrise en logistique in English only, en plus du MBA en anglais déjà en place.

«Il faut arrêter de penser que tout doit forcément se passer en anglais. D’abord, les deux tiers de la planète ne le parlent pas [NDLR : entre 1,5 et 2 milliards de personnes apprennent l’anglais, sur une population mondiale de 7 milliards, tandis qu’environ 330 millions de personnes ont l’anglais pour langue maternelle]. Il y a moyen de faire des affaires dans bien d’autres langues, dont le français. Quand il est question d’argent, les gens s’organisent pour se faire comprendre!» dit-il.

Akos Verbocky craint qu’à force d’insister pour embaucher des employés parfaitement bilingues, «comme si tout le monde s’en allait à Wall Street», les entreprises québécoises en viennent à privilégier l’anglais comme langue de travail. Par commodité, par efficacité. Parce que c’est la langue de la majorité en Amérique du Nord.

Dans les années 1960, rappelle-t-il, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme avait révélé que des membres des communautés francophones des autres provinces canadiennes finissaient par abandonner le français après avoir jonglé avec les deux langues officielles, le bilinguisme étant une sorte d’antichambre de l’anglicisation. «Il faut donc être vigilent au travail. Autrement, le français deviendra la langue de l’intimité, réservée aux conversations autour du feu.»

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