Faire son legs professionnel avant de partir à la retraite

Les quelques années qui précèdent la retraite peuvent devenir un calvaire si on y est mal préparé. Comment garder le cœur à l’ouvrage? Comment lâcher prise le moment venu? Les Cercles de legs, un concept québécois, aident les travailleurs à partir en beauté.

«Je ne sais pas si je vais toffer encore cinq ans. Je suis tannée, tannée.» Suzie ne connaît pas les trois femmes auxquelles elle se confie dans une salle communautaire sans personnalité. Lorsque ses yeux se remplissent de larmes, elle s’en excuse en riant. «Vous voyez l’effet que ça me fait de parler de la retraite?»

Nathalie, Lise et Janine lui offrent un sourire compréhensif. Comme Suzie, elles participent à la première rencontre d’un Cercle de legs, un groupe de discussion et de réflexion destiné aux travailleurs en fin de carrière. Ici, il n’y a ni tabous ni interdits. En échange de leur transparence avec le Magazine Jobboom, les participantes ont demandé – et obtenu – l’anonymat.

Les Cercles de legs visent à remotiver les travailleurs qui approchent de la retraite et à faciliter le transfert des connaissances en entreprise. Il s’agit d’un enjeu important, puisque 1,1 million de Québécois quitteront le marché du travail d’ici 2021, selon les dernières estimations de la Régie des rentes du Québec.

Au cours de six rencontres de trois heures réparties sur plusieurs mois, les participants d’un Cercle font divers exercices de groupe dirigés par un animateur. Dessin, dialogue, musique et visualisation, notamment, leur permettent d’extérioriser leurs émotions et de faire le point sur leur carrière. Ils sont ensuite prêts à déterminer ce qu’ils désirent laisser à leur milieu de travail au moment de leur départ – le legs. Nathalie, par exemple, souhaite transmettre les processus administratifs qu’elle a mis au point au cours de sa carrière.

Cette approche, qui rappelle un peu la thérapie de groupe, peut surprendre. Après tout, la retraite n’est-elle pas le moment que plusieurs attendent avec impatience? «Ce n’est pas si simple», explique Diane Doyon, la consultante en développement professionnel et organisationnel qui a créé le concept. Parfois, l’anticipation a des répercussions sur le milieu de travail.

Il faut faire comprendre ce qu’il en coûte de réinventer la roue chaque fois qu’un employé expérimenté part.
— Jean-François Harvey, doctorant en gestion, HEC Montréal

Par exemple, certaines personnes ont trop hâte de partir. «Ce sont celles qui comptent les jours, comme si elles étaient en prison.» D’autres sont tellement attachées à leur travail qu’elles ne voient pas comment leur employeur pourra se passer d’elles, ce qui les amène à repousser continuellement leur départ. Ajoutez à cela les remarques des collègues – «son époque est révolue» ou «qu’est-ce qu’on fera sans lui?» – et vous obtenez le cocktail parfait pour une fin de carrière déprimante ou stressante.

À force de voir «des gens d’expérience qui partaient mal» dans la fonction publique fédérale où elle travaillait, Diane Doyon a eu l’idée des Cercles de legs. Avec l’aide de Jacques Limoges, professeur associé au département d’éducation de l’Université de Sherbrooke, elle a défini la notion de legs professionnel.

Devoir laisser un tel héritage motive le travailleur en fin de carrière : il a soudainement un projet personnel et concret à réaliser. À la fin, cela assure un transfert des connaissances en entreprise. Tant l’individu que l’organisation en bénéficient.

Choc des générations

Des participants de divers milieux ont fait l’expérience des Cercles de legs : éducation, fonction publique, finance, soins de santé… Le Centre de santé et de services sociaux (CSSS) La Pommeraie, en Montérégie, en a tiré de grands avantages. Au cours des années 2000, une crise intergénérationnelle a frappé l’établissement. Les jeunes infirmières auxiliaires qui y amorçaient leur carrière ressentaient peu d’attachement envers l’employeur, car elles étaient avantagées par une pénurie de main-d’œuvre. Si quelque chose leur déplaisait, elles pouvaient changer d’emploi à leur guise. Toutefois, leurs consœurs plus expérimentées ne voyaient pas cette attitude d’un bon œil.

À ces tensions s’ajoutait une charge de travail qui ne cessait de croître. Les doyennes avaient l’impression que, malgré leurs années de dévouement, le CSSS les considérait comme des citrons dont il faut extraire tout le jus pendant qu’il est encore temps. À force de donner sans rien recevoir, elles perdaient leur motivation, et le climat de travail s’en ressentait.

C’est pourquoi, en 2009, le service des ressources humaines a mis sur pied un programme de coopération intergénérationnelle fondé sur une version adaptée des Cercles de legs.

En plus de la formation habituelle, les participantes ont obtenu une journée libre par semaine pendant six mois, non pas pour se reposer, mais pour réaliser un projet en lien avec le milieu de travail, comme la création d’une capsule vidéo sur l’éthique ou, encore, l’accompagnement de leurs collègues plus jeunes. En d’autres mots, le CSSS leur a accordé le temps nécessaire pour concrétiser leur legs.

«Dès le départ, les infirmières auxiliaires ont reçu ça comme un véritable cadeau de pouvoir consacrer une partie de leur horaire à une réflexion et à un projet personnel», raconte la coordonnatrice du programme par intérim, Karine Tétreault.

Les retombées ont été nombreuses : augmentation de la motivation, diminution du stress, amélioration du climat de travail, et même fidélisation des recrues à l’organisation. Les employées parlent également plus ouvertement de leur retraite. «Les dates de départ sont connues plus d’avance», souligne Karine Tétreault. Cela permet de mieux planifier le travail de celles qui restent.

Le programme, initialement offert uniquement aux infirmières auxiliaires, est désormais ouvert à d’autres corps de métier. Son succès est tel que l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux (AQESSS) a remis, en 2011, un prix au CSSS La Pommeraie pour avoir pris cette initiative.

Coûteux, mais payant

«Sur le plan individuel, tout le monde gagnerait à participer à un Cercle de legs», croit Jean-François Harvey, un doctorant en gestion à HEC Montréal qui a collaboré au programme du CSSS La Pommeraie. Hélas! bien des employeurs ne voient pas la chose du même œil.

D’une part, à 1 200 $ par personne, le coût du programme peut sembler excessif dans un contexte «où les entreprises coupent dans les budgets et cherchent des formations de courte durée one-size-fits-all», note Diane Doyon. D’autre part, les frais associés à la perte d’expertise lors d’un départ à la retraite sont difficiles à évaluer.

Signe que l’aspect financier représente un frein pour les organisations, seulement 300 personnes ont suivi la formation depuis sa création en 2005 (dont la moitié au Québec et le reste en Belgique et en Suisse, où Diane Doyon a fait connaître le concept en donnant des conférences).

Toutefois, ne rien faire peut aussi se révéler onéreux, affirme Jean-François Harvey. Le défi, pour un travailleur, consiste à convaincre son employeur que le jeu en vaut la chandelle. «Il faut faire comprendre ce qu’il en coûte de réinventer la roue chaque fois qu’un employé expérimenté part.» L’argument sera d’autant plus percutant si l’on occupe un poste critique ou si l’on possède une grande expertise.

Rester plus longtemps

Les résultats peuvent être surprenants, comme en témoigne le cas de Germaine Faucher, directrice de La Petite Bottine, un centre de la petite enfance (CPE) de l’Estrie.

En 2010, après 30 années dans la même garderie, elle se sentait prête pour la retraite, même si elle n’avait que 60 ans. Lorsqu’elle a entendu parler, par hasard, des Cercles de legs, elle s’est dit que c’était une bonne façon de préparer son départ. Son employeur était du même avis et il a accepté de payer la formation.

Au fil des rencontres, elle a «retrouvé des choses qu’elle avait perdues avec la routine qui prenait trop de place»… à commencer par sa motivation et son énergie. Aujourd’hui, elle s’occupe d’un projet d’agrandissement du CPE. Pas mal pour une personne qui s’apprêtait à partir!

«Je ne pense plus quitter mon travail avant mes 65 ans, souligne Germaine Faucher. Quand mon projet sera réalisé, j’analyserai la situation à nouveau.» Mais lorsqu’elle prendra sa retraite, ses «collègues en auront entendu parler d’avance» et ses dossiers, dont un texte qui raconte l’histoire de la garderie, «seront prêts pour la personne qui suivra».

Il est trop tôt pour savoir si l’effet sera aussi bénéfique pour Nathalie, Lise, Janine et Suzie. Dans la salle communautaire où elles sont assises, leur première rencontre tire à sa fin, et Suzie semble un peu plus sereine. Elle n’a peut-être pas encore retrouvé l’énergie pour toffer les cinq années à venir, mais, pour l’instant, l’abcès est crevé et les larmes, séchées.

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