Les périls de l’idéalisme

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Tant qu’à travailler, aussi bien faire ce qui nous passionne, entend-on souvent. Or, à trop vouloir exercer un métier dans les règles de l’art, on risque de se mettre les nerfs à vif.

Pensons à l’enseignant féru de pédagogie dont toute l’énergie, en classe, est accaparée par quatre ou cinq cas de déficit d’attention. Ou encore à ce technicien de centre d’appels soucieux de résoudre votre problème de connexion Internet, mais qui est évalué uniquement selon les produits qu’il réussit à vous vendre au passage. Alors que je travaillais comme correctrice, on m’a déjà demandé de relever seulement les fautes les plus apparentes et d’oublier la syntaxe et le style par souci d’économie. J’en rageais!

Tenter d’atteindre des objectifs auxquels on ne croit pas entraîne un stress considérable qui peut faire s’effondrer la motivation, voire mener au burn-out.

Vrai, les organisations se concentrent de plus en plus sur des objectifs de rentabilité à court terme, si bien que le but du travail semble réduit à faire fonctionner le «système» au plus bas coût possible, selon des critères établis par des gestionnaires éloignés des tâches à accomplir. Or, si la vitesse et l’efficacité sont nécessaires pour faire sonner les tiroirs-caisses, qu’a-t-on vraiment accompli comme travailleur si les clients que l’on tente d’aider demeurent inquiets, ignorants ou frustrés?

Voilà pourquoi certains employés vivent ce que les psys appellent la dissonance cognitive, un sentiment d’inconfort qui survient quand, par exemple, les pratiques en vigueur dans notre milieu de travail empêchent l’expression de nos valeurs profondes. Le conflit interne qui en résulte est loin d’être futile. En fait, il prend aux tripes, mettant en cause l’identité professionnelle que nous nous sommes forgée, laquelle a servi à bâtir notre identité tout court. Ainsi, selon le psychologue organisationnel Christian Voirol, tenter d’atteindre des objectifs auxquels on ne croit pas entraîne un stress considérable qui peut faire s’effondrer la motivation, voire mener au burn-out – en dépit d’une charge de travail raisonnable.

Les manières de parer à ce type d’affront varient selon chacun. Certains vont devenir je-m’en-foutistes, d’autres vont se concentrer sur les détails de leur tâche pour oublier ce qui les choque, d’autres encore vont rationaliser, c’est-à-dire trouver des raisons de rentrer dans le rang. «Toutes ces stratégies drainent de l’énergie et ont un coût sur le plan de la santé mentale», souligne Christian Voirol.

Comment gagner sa vie sans perdre la boule dans ce contexte? Pour Jean-Pierre Brun, professeur de management à l’Université Laval et conseiller-expert en santé-sécurité au travail, l’idéal est de trouver, par le dialogue, un juste milieu entre les critères de l’individu et ceux de l’organisation. «Une personne peut trouver bizarre la façon de fonctionner de son employeur, mais dès qu’elle est au fait de ses contraintes, elle peut comprendre. Au même titre, une fois que le gestionnaire connaît mieux les valeurs de travail de l’individu, il peut faire des ajustements.» Il importe au moins de tenter le coup avant de songer à démissionner, ne serait-ce que pour verbaliser l’état émotif qui nous tenaille.

Mais les organisations ouvertes à ce genre d’exercice sont plutôt rares, avertit Jean-Pierre Brun. «Un trop grand nombre d’entre elles considèrent la remise en question de leurs modes de fonctionnement comme une menace, alors qu’en réalité, les employés sont en train de dire qu’on pourrait mieux faire le travail.» Et, conséquence de ce manque d’écoute, ce sont souvent les meilleurs éléments qui partent, ajoute-t-il.

Il faut dire qu’il existe aussi des individus aux principes trop rigides. Ce sont d’ailleurs eux qui risquent le plus de ne pas tenir le coup mentalement. Quand on a l’impression que tout est mauvais dans l’organisation, c’est probablement qu’on pèche par excès d’idéalisme, pense Christian Voirol. Ou qu’on n’est pas à sa place.

Comme quoi les fleurs du tapis n’ont pas le même relief pour tout le monde.

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