Aide à l’entreprise : du gaspillage?

Le gouvernement du Québec investit plus d’un demi-milliard de dollars par an dans 1 000 organismes de soutien à l’entrepreneuriat dont l’utilité n’est jamais évaluée. De l’argent jeté par les fenêtres?

Un «dinosaure», un «sac de nœuds», un «panier de crabes». Le système d’aide financière accordée aux entrepreneurs par l’État québécois donne lieu à une avalanche de critiques de la part de plusieurs observateurs du milieu.

Au Québec, 60 % du financement en capital de risque provient du public, du parapublic et des syndicats, alors qu’en Ontario, c’est l’inverse : 60 % du financement vient du privé.

L’an dernier, le gouvernement Charest a dépensé 556 millions pour donner un coup de main aux entrepreneurs, dont 275 millions ont été investis dans des fonds d’investissement en capital de risque – montants qui devraient être reconduits cette année, bonifiés d’un investissement de 321 millions sur trois ans dans des fonds fiscalisés. Au Québec, plus d’un entrepreneur en démarchage sur quatre bénéficie de ces fonds par l’entremise de l’un ou l’autre des mille organismes et programmes publics voués à leur cause. Il y en a pour tout le monde dans l’enveloppe : femmes, immigrants, écologistes, artistes, démunis, geeks de l’informatique, relève en entreprise.

Dans le reste du pays, seulement un entrepreneur sur dix profite de l’aide de l’État pour lancer son entreprise, selon un sondage publié en mai 2011 par la Fondation de l’entrepreneurship. En fait, le Québec est la province qui alloue le plus de soutien financier à ses entreprises, sous forme de programmes d’aide au démarrage, de subventions et de crédits d’impôt en tous genres, affirme Robert Gagné, professeur à l’Institut d’économie appliquée. «Notre entrepreneuriat est quasiment étatique!» illustre-t-il.

Une affirmation «un peu exagérée», selon Yvon Gasse, titulaire de la Chaire en entrepreneuriat et innovation de l’Université Laval. Notamment en raison de la modestie des subventions offertes aux entrepreneurs par l’État – un maximum de 6 000 $ pour le démarrage, par exemple. «La paperasse pour les obtenir est si fastidieuse que la majorité des entrepreneurs préfèrent se débrouiller seuls. Pour eux, la valeur ajoutée est insignifiante.»

Il souligne cependant qu’au Québec, 60 % du financement en capital de risque – c’est-à-dire en prise de participation dans la propriété des entreprises – provient du public, du parapublic et des syndicats, alors qu’en Ontario, c’est l’inverse : 60 % du financement vient du privé.

«Si la vigueur de l’entrepreneuriat dépendait des ressources que l’État y consacre, le Québec serait le champion de la création d’entreprises!» lance pour sa part Pierre Duhamel, journaliste économique depuis 30 ans. Or, ce n’est pas le cas. Le taux de propriétaires d’entreprise est deux fois plus élevé au Canada anglais et, en général, leurs compagnies ont un meilleur taux de survie. Cherchez l’erreur.

Notre société n’a plus les moyens de financer les entrepreneurs comme on distribue les bonbons.
– Paul-Arthur Fortin, fondateur de la Fondation de l’entrepreneurship

Apparus dans la mouvance du «Maître chez nous» de Jean Lesage, dans les années 60, les programmes d’aide financière ont joué un rôle crucial pour l’essor de l’entrepreneuriat chez les francophones, explique Jacques Rouillard, historien du travail à l’Université de Montréal. Mais au fil des ans, ces organismes se sont multipliés de façon exponentielle. «Au final, on a davantage créé un “esprit de subventionné” que l’esprit d’entreprise», estime Françoise Bertrand, présidente de la Fédération des chambres de commerce du Québec.

Aujourd’hui, un dégraissage s’impose, affirment de nombreux experts, dont Paul-Arthur Fortin, qui a notamment mis sur pied la Fondation de l’entrepreneurship. «Des entrepreneurs modèlent leur projet en fonction de l’obtention d’un financement de l’État. Ils souhaitent que le gouvernement prenne les risques à leur place!»

«Il faut plutôt promouvoir l’autonomie et la responsabilisation, ajoute Nathaly Riverin, directrice de l’École d’Entrepreneurship de Beauce. Ce n’est pas en ajoutant d’autres organismes d’aide qu’on accouchera du prochain SNC-Lavalin.»

Serrer la vis

Le plus aberrant, selon les spécialistes, c’est que la performance des organismes de soutien n’est jamais évaluée. «Le gouvernement vérifie si le budget alloué à un programme X a été dépensé, mais ne s’assure pas que ledit programme a donné des résultats», explique Robert Gagné, qui a présidé le Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques. Ce groupe d’experts en économie avait été mis en place en 2009 par le ministère des Finances en vue de la préparation du budget 2010-2011.

«On ne sait pas, par exemple, si telle mesure a effectivement permis à telle entreprise de survivre après le démarrage», remarque Françoise Bertrand.

Robert Gagné constate que les organismes et programmes voués à l’aide à l’entreprise, par exemple le réseau des 120 centres locaux de développement (CLD), ne déterminent pas d’objectifs de rendement. «Les fonctionnaires responsables n’étaient même pas capables de préciser au comité combien de programmes gouvernementaux étaient consacrés à l’aide à l’entreprise!»

Le ministre délégué aux Finances du Québec, Alain Paquet, confirme que les organismes ne font pas l’objet d’un «suivi statistique systématique» de la part du gouvernement et qu’ils ne sont pas tenus de fixer des «cibles précises» – par exemple, un nombre donné d’entrepreneurs à soutenir chaque année. Une latitude étonnante, compte tenu de l’importance des sommes qu’ils engloutissent. «Le gouvernement ressent le besoin de corriger cette situation, assure le ministre. Ceci dit, sans le travail de ces organismes, le taux d’entrepreneuriat au Québec serait peut-être pire encore.»

Des organismes se livrent des guerres. «C’est à qui attirera le plus d’entrepreneurs, histoire d’obtenir des subventions plus généreuses», raconte le directeur d’un organisme qui préfère garder l’anonymat.

Certains prennent d’ailleurs l’initiative de se doter de leurs propres indicateurs de productivité – c’est le cas du CLD des Pays-d’en-Haut, à Sainte-Adèle, qui offre formation et financement à 150 entrepreneurs par an. «Je suis en faveur d’une évaluation de performance, dit Stéphane Lalande, directeur général. Peut-être réalisera-t-on alors l’inutilité de certains organismes. Pour ma part, j’observe que des mandats se chevauchent à l’intérieur d’un même territoire.»

Des organismes se livrent même des guerres. «C’est à qui attirera le plus d’entrepreneurs, histoire d’obtenir des subventions plus généreuses», raconte le directeur d’un organisme qui préfère garder l’anonymat. «Des entrepreneurs se font même dire qu’on cessera de les aider s’ils cognent à la porte d’une autre agence de soutien en même temps.»

Ces «chicanes de clocher» préoccupent Alain Paquet, qui a coprésidé la tournée nationale de consultation cet hiver en vue de la Stratégie québécoise de l’entrepreneuriat. «C’est contre-productif.»

Pendant cette tournée, les chefs d’entreprise ont été nombreux à se plaindre d’être laissés en plan par les organismes lorsqu’ils ne pouvaient répondre à leurs besoins, au lieu d’être dirigés ailleurs. Aussi, ils se sont dits exaspérés par la paperasse qui varie d’un organisme à l’autre. Certains doivent soumettre quatre plans d’affaires différents pour répondre aux exigences de chacun.

«C’est un système très bureaucratisé, contraire au dynamisme entrepreneurial», déplore Yvon Gasse. Des sondages réalisés en 2008 et 2009 par la Fédération canadienne des entreprises indépendantes révèlent d’ailleurs que la «paperasserie d’entreprise» exigée par le gouvernement est un «irritant majeur» pour 41 % des PME québécoises, contre 32 % des PME canadiennes.

À ces frustrations s’ajoute le manque de flexibilité de certains programmes, dont les critères sont si pointus que «ça frise le ridicule», dit Françoise Bertrand.

Stéphane Lalande convient que le démarrage d’une entreprise est «trop complexe» au Québec. Il sait aussi que ses collègues et lui-même passent pour des «technocrates du plan d’affaires». «Il y a un décalage entre l’entrepreneur habité par son rêve et le professionnel du CLD, mais c’est nécessaire. Si on veut que l’entreprise prenne son envol, il faut de la planification, des calculs, des structures. Les entrepreneurs ont parfois du mal à composer avec ça.»

Nathaly Riverin suggère que le Québec se dote d’un protecteur du citoyen qui entendrait les griefs des entrepreneurs concernant les programmes et la réglementation. Cela se fait à Singapour, par exemple. «Un comité doté d’un pouvoir administratif entend les plaintes et ajuste le système en continu. C’est de cette attitude réactive dont le Québec a besoin.»

En privé

Le titulaire de la Chaire en entrepreneuriat Rogers–J.-A.-Bombardier de HEC Montréal, Louis Jacques Filion, pense qu’on exagère l’inefficacité des programmes d’aide à l’entrepreneuriat. Selon lui, dans l’ensemble, les organismes sont compétents. «Peut-être même plus qu’ailleurs en Amérique du Nord. C’est d’autant plus valeureux qu’ils fonctionnent seuls, avec très peu d’appui du privé. C’est cela qui doit changer au Québec.»

Aux États-Unis et au Canada anglais, les fondations privées pullulent, remarque-t-il. «La fondation américaine Kauffman, au Missouri, investit des centaines de millions de dollars par année pour aider les entreprises. Elle développe du matériel scolaire pour sensibiliser les jeunes à l’entrepreneuriat, entre autres. Nos grands chefs d’entreprise devraient faire la même chose.»

La «paperasserie d’entreprise» exigée par le gouvernement est un «irritant majeur» pour 41 % des PME québécoises, contre 32 % des PME canadiennes.

Nathaly Riverin croit aussi à une contribution accrue du privé. Elle cite l’exemple des Beaucerons, dont on vante souvent la fibre entrepreneuriale – Saint-Georges de Beauce figurait d’ailleurs au neuvième rang des 100 villes les plus entrepreneuriales au Canada en 2010, selon un classement de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante.

«En Beauce, quand un jeune veut se lancer en affaires, on le dirige tout de suite vers tel chef d’entreprise prospère qui pourrait lui fournir du financement, vers tel autre qui pourrait lui donner de l’équipement. Cette solidarité est un exemple à suivre.»

Le ministre Paquet estime que les «acteurs financiers» – banques, fonds fiscalisés (comme ceux de la FTQ et de la CSN), fonds d’investissement économique régionaux, Mouvement des caisses Desjardins – devraient aussi collaborer en étant plus tolérants au risque vis-à-vis des entrepreneurs.

«Les gens d’affaires se plaignent que leurs projets d’entreprise sont évalués avec des ratios financiers d’un autre siècle», dit-il. Ce serait particulièrement vrai quand les entrepreneurs franchissent la «vallée de la mort», soit l’épisode critique qui survient de deux à cinq ans après le démarrage de leur compagnie. «Alors que les entrepreneurs ont besoin de capitaux importants pour la commercialisation de leurs produits, les institutions financières ont tendance à se retirer. Or, l’État ne peut assumer les risques à toutes les étapes.»

Le gouvernement souhaiterait voir se multiplier des initiatives comme Anges Québec. Fondé en 2008 par l’homme d’affaires François Gilbert, ce réseau réunit 70 entrepreneurs d’expérience qui ont investi jusqu’ici 10 millions de dollars dans des projets d’entreprise prometteurs. En mars, Québec a d’ailleurs annoncé qu’il injecterait 20 millions de dollars dans ce fonds.

«J’ai voulu tendre la main à des gens qui ont de bonnes idées, mais qui ont du mal à financer leurs rêves, dit François Gilbert. J’ai réussi ma carrière d’entrepreneur, c’est ma manière de redonner.»

«Notre société n’a plus les moyens de financer les entrepreneurs comme on distribue les bonbons, croit Paul-Arthur Fortin. Par contre, le gouvernement peut intervenir dans les écoles en promouvant l’esprit d’entreprise auprès des jeunes. En somme, je souhaite que l’État providence fasse place à un État éducateur.»

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