Redevenir salarié

Plusieurs employés rêvent de dire «bye-bye boss» pour vivre de leur passion, que ce soit dessiner des vêtements ou faire cuire des petits gâteaux. Certains font le saut, mais la réalité peut les ramener sur terre de façon brutale. Comment survit-on à un échec d’entrepreneur? Parfois, retourner travailler pour autrui s’impose.

En 2000, quand Mélanie Veilleux se lance en affaires à 23 ans avec sa sœur Sophie pour fonder Falbala, une gamme de prêt-à-porter pour femmes, elle sait que c’est un pari risqué. Elle quitte pourtant son emploi dans une bijouterie et se jette dans le vide, s’accrochant à un plan d’affaires monté avec l’aide du Service d’aide aux jeunes entrepreneurs.

Au début, les deux sœurs travaillent d’arrache-pied depuis l’appartement de Mélanie, parfois jusqu’à 15 heures par jour. Leurs efforts sont récompensés : elles arrivent à faire parler d’elles dans les magazines de mode et plusieurs actrices québécoises s’affichent en robes Falbala. «Même si c’était hyper exigeant, j’étais vraiment fière de ce que j’avais bâti avec ma sœur», raconte Mélanie. Si bien qu’en 2005, elles ouvrent un atelier-boutique.

Un emploi, c’est l’occasion de reprendre un peu une vie normale, de se redonner le droit au bonheur.
– François Lefort, psychologue du travail

Les ventes vont rondement, mais l’entreprise a des soucis financiers – les clients paient souvent 90 jours après la livraison, tandis que les fournisseurs, eux, doivent être payés sur-le-champ. Puis, coup de théâtre, en 2006, leur maman est atteinte d’un cancer grave. Les filles passeront environ une année à profiter des derniers moments avec elle, ce qui les obligera à reléguer les affaires au second plan.

«Quand tu es salarié, tu peux expliquer à ton employeur que tu vis une crise personnelle ou familiale. Mais quand tu es en affaires, ton entreprise ne peut pas survivre sans toi. Il n’y a pas de place pour les imprévus», confie Mélanie. Quelques mois après les funérailles, Mélanie et Sophie doivent fermer l’entreprise qu’elles avaient mis sept ans à faire croître. «C’était un double deuil. Je m’étais tellement investie dans ce projet professionnel!»

Mélanie n’est pas toute seule dans le club des entrepreneurs déçus. Selon le ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation du Québec, plus de la moitié des 30 000 entreprises créées chaque année ne survivent pas plus de trois ans. La situation est particulièrement difficile pour les microentreprises (de un à quatre employés), selon un rapport publié en 20081. Cela fait beaucoup de gens qui doivent se réorganiser en moins de deux pour pouvoir continuer à gagner leur vie.

«Quand notre projet n’est pas rentable et que la situation ne semble pas vouloir s’améliorer, que notre santé est compromise par le stress, il faut savoir passer à autre chose. Cela veut souvent dire retourner sur le marché du travail comme salarié», conseille François Lefort, psychologue du travail et fondateur du site de consultation psychologique et de coaching aideenligne.ca.

Retourner pointer

Le chapitre Falbala terminé, Mélanie Veilleux a dû mettre son CV à jour. «C’était difficile. Il y avait peu d’emplois en mode, et de toute façon j’envisageais mal d’aller travailler pour un autre designer ou pour une entreprise après avoir suivi ma propre vision pendant plusieurs années.» Elle tente d’ailleurs de réaliser un nouveau projet avec d’autres associés, en vain : elle doit se résoudre à trouver un emploi et devient gérante dans un resto-bar branché.

«Au début, c’était douloureux pour moi de dire aux gens que j’avais fermé Falbala et que je travaillais en restauration», confie Mélanie. Mais selon François Lefort, se retrouver sur une liste de paie peut représenter un répit salutaire. «Bien souvent, cela fait des mois qu’on vit un stress pénible en voyant venir l’échec de notre projet. Un emploi, c’est l’occasion de reprendre un peu une vie normale, de se redonner le droit au bonheur.» La transition n’a pas à être vue comme un recul; au contraire, on peut en profiter pour faire fructifier ses compétences. «Je travaille dans un domaine différent, mais je peux continuer d’utiliser mes habiletés, par exemple pour gérer le personnel et trouver des occasions de croissance», dit Mélanie.

Certains ex-entrepreneurs craignent toutefois de perdre une bonne part de liberté et d’autonomie en retournant travailler pour autrui. C’est le cas de Marie-Ève Berlinger, qui s’apprête à quitter la vie de travailleuse autonome comme consultante en stratégies de communications pour un emploi à l’Institut national de l’image et du son. «Je cherchais plus de stabilité financière et de paix d’esprit, et on m’a offert un emploi génial sur un plateau d’argent. Pourtant, j’ai peur de m’ennuyer du précieux équilibre travail-vie personnelle que j’ai en travaillant de chez moi.»

Certaines grosses firmes peuvent se méfier de quelqu’un qui a un profil d’entrepreneur. Elles le perçoivent comme un rebelle qui va résister aux instructions.

 

Choisir sa nouvelle vie

D’où l’importance de ne pas sauter sur n’importe quelle offre d’emploi. «Il faut s’assurer que notre futur employeur a des valeurs compatibles avec les nôtres et qu’on pourra jouir d’une certaine autonomie», fait valoir Erick Beaulieu, conseiller d’orientation qui travaille en pratique privée. «C’est important de bien magasiner pour trouver un compromis honorable, comme un horaire plus flexible ou la possibilité de faire du télétravail

Encore faut-il avoir les moyens de magasiner. «Idéalement, quand on s’aperçoit que notre entreprise fait naufrage, il ne faut pas attendre d’être dans une position tellement vulnérable qu’on doive accepter n’importe quel emploi», suggère Erick Beaulieu.

Reste à convaincre les recruteurs de nous embaucher! Et à ce chapitre, les entrepreneurs dans l’âme ont intérêt à canaliser leur énergie autrement. Certaines grosses firmes peuvent se méfier de quelqu’un qui a un profil d’entrepreneur. Elles le perçoivent comme un rebelle qui va résister aux instructions. «C’est le premier préjugé qu’on doit défaire en entrevue avec un employeur potentiel. Il faut le convaincre qu’on n’a pas perdu l’esprit d’équipe et que toute l’énergie qu’on a déployée à lancer notre entreprise, on est prêt à la mettre à son service», conseille François Lefort.

Naturellement, il pourrait être tentant d’omettre un ratage entrepreneurial dans un CV. Mais il ne faut pas le cacher, et il ne faut surtout pas en avoir honte. «Il s’agit de jouer de franchise avec un futur employeur et lui expliquer pourquoi notre projet n’a pas fonctionné. Un bon intervieweur saura s’informer de ce qu’on a appris de cette expérience, et dans ce cas, une réponse claire et honnête est de rigueur. Par exemple : “j’ai trop investi de capital” ou “j’avais mal évalué la compétition”. On peut ensuite recentrer la conversation sur notre motivation à travailler pour l’entreprise», préconise François Lefort.

Et si on se sent totalement allergique à l’idée d’avoir un patron? «Il faudrait peut-être chercher à savoir pourquoi en consultant un professionnel en orientation ou en psychologie. Parfois, les craintes ne sont pas justifiées et en parler peut dédramatiser la situation», fait valoir Erick Beaulieu.

En somme, il faut voir ce retour à l’emploi comme une occasion de refaire ses forces et de réfléchir à notre échec pour mieux planifier un prochain projet. C’est ainsi que Mélanie Veilleux voit les choses. «J’ai appris qu’en tant qu’entrepreneur, tu ne peux pas espérer être bon dans tous les aspects des affaires – il faut connaître ses forces et aller chercher de l’aide, ou les bons partenaires pour pallier ses faiblesses. J’ai encore envie de bâtir quelque chose par moi-même. D’ailleurs, la restauration m’intéresse de plus en plus. Mais pour l’instant, je suis en apprentissage.»

1. Ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation. Taux de survie des nouvelles entreprises au Québec, 2008.

FailCon : une conférence sur… l’échec!
En 2009, Cass Phillips, organisatrice d’événements spécialisés pour les start-upsdans la Silicon Valley, réalise que toutes les conférences qu’elle organise et auxquelles elle assiste invitent les présentateurs à parler en long et en large de leurs bons coups, mais que personne ne parle jamais d’échec. Or, une grande quantité de nouvelles entreprises, surtout dans le domaine des technologies, se plantent. Pour Cass Phillips, inciter les gens à s’exprimer ouvertement sur leurs erreurs et sur ce qui les a amenés à déclarer faillite est un partage essentiel de connaissances. Elle décide donc d’organiser la première FailCon, une conférence d’un jour s’adressant aux entrepreneurs en technologie, aux investisseurs, aux développeurs et aux designers, afin qu’ils se penchent sur leurs propres échecs et ceux des autres, pour mieux assurer le succès de leur prochain projet.La troisième conférence FailCon a eu lieu en octobre 2011 à San Francisco, et une première édition européenne s’est aussi tenue à Paris à l’automne. Des pourparlers sont en cours pour l’organisation de conférences FailCon au Chili, à Berlin, Milan et Londres.