Les nouveaux marchés du jeu vidéo

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Femmes, personnes âgées, malades, employés en formation… L’industrie du jeu vidéo compte désormais sur de nouveaux joueurs pour éviter le game over.

Tiré du magazine Les carrières des TIC 2014.

Oubliez le cliché du geek affalé sur un canapé, devant sa console ou son ordinateur. Les joueurs ont de nouveaux visages, aussi variés que ceux d’une quadragénaire dans le métro, d’une personne âgée en clinique médicale ou d’employés en formation. Le jeu vidéo s’est démocratisé, comme l’explique Sylvianne Pilon, gestionnaire de projets – formation à TECHNOCompétences, le Comité sectoriel de main-d’œuvre en technologies de l’information et des communications. «Depuis près de 5 ans, on assiste à l’arrivée massive de nouveaux joueurs, c’est-à-dire les filles, les gens âgés ou les femmes de 35 à 40 ans, qui sont bien différents des joueurs acharnés.»

Que la partie commence

Une première percée auprès de cette clientèle atypique avait été réussie par la console Wii, lancée par Nintendo en 2007, dont le caractère ludique avait séduit des personnes d’âges très variés.

Les entreprises n’ont d’autre choix que de diversifier leur offre de produits en se tournant vers les jeux sociaux.
— Sylvianne Pilon, TECHNOCompétences

Le développement des plateformes mobiles a quant à lui permis l’essor des jeux sociaux, offrant aux jeux vidéo des bataillons de nouveaux clients. Une réalité qui se reflète dans les chiffres d’affaires : même si les jeux traditionnels remportent toujours la part du lion, les jeux sociaux, c’est-à-dire des jeux en ligne permettant de partager son expérience (scores, défis, etc.) avec son réseau, représentaient 36 % du marché du jeu en ligne et 13 % du marché global du jeu vidéo en 2012. En 2016, leur part devrait atteindre 18 % du marché, prédit l’IDATE, une société spécialisée dans l’économie numérique. Facebook domine largement ses concurrents en tant que plateforme de jeu social, avec 235 millions de joueurs actifs en août 2012. Ce qui n’est pourtant qu’une miette au regard du milliard de joueurs potentiels dont dispose ce réseau…

Les règles du jeu

Ces nouveaux joueurs représentent autant de consommateurs indispensables pour une industrie qui, bien que toujours en croissance, amorce un virage décisif. «Les entreprises n’ont d’autre choix que de diversifier leur offre de produits en se tournant vers les jeux sociaux. Les plus visionnaires, comme Ubisoft, ont été proactives dans le développement de ces nouveaux créneaux», affirme Sylvianne Pilon, qui note le développement, en parallèle, de tout un microcosme de petits éditeurs de jeux dédiés au Web, aux réseaux sociaux et aux terminaux mobiles.

C’est le cas de l’éditeur de jeux sociaux Ludia, qui surfe sur cette vague depuis 2007. Il fait aujourd’hui partie des 10 plus importants développeurs de jeux sur l’App Store d’Apple, avec plus de 70 millions de jeux téléchargés. En 2012, l’entreprise montréalaise a recruté 100 personnes, pour porter son effectif à 270. «Il y a beaucoup moins de barrières à l’entrée pour créer des jeux sociaux», dit Sylvianne Pilon. Un jeu traditionnel nécessite un budget moyen de 8,7 M$ avec une équipe de 65 personnes pendant 600 jours, alors qu’un jeu sur le Web requiert seulement 300 000 $ et 7 personnes pendant 156 jours, d’après l’Association canadienne du logiciel de divertissement.

Les jeux sérieux : l’arbre qui cache la forêt

Les jeux sérieux contribuent eux aussi à attirer une nouvelle clientèle. Ces jeux profitent de leur caractère divertissant et immersif au service d’objectifs éducatifs ou de santé. Ils attirent une clientèle hétéroclite allant des militaires (America’s Army) aux malades (Ben’s Game), en passant par les personnes âgées (Programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima), jusqu’aux entreprises.

Les grands éditeurs du jeu vidéo s’arrachent déjà les programmeurs, les concepteurs réseaux et les développeurs d’applications Web.
— Sylvianne Pilon, TECHNOCompétences

«Contrairement à Ubisoft, qui produit un jeu pour le public, nous le faisons pour un client, comme un organisme, une association, un musée, à qui l’on fournit un outil sur mesure pour présenter un produit, communiquer, éduquer ou promouvoir. Il y a dix ans, on utilisait des dépliants. Aujourd’hui, on utilise le jeu sérieux», affirme Caroline Julien, présidente du studio montréalais de jeux sérieux multiplateformes CREO, auquel on doit notamment la plateforme Internet Science en jeu, qui rassemble de nombreux contenus scientifiques sous la forme d’un monde virtuel ludique.

«Pour l’instant, la culture d’entreprise et les moyens technologiques ne sont pas encore mûrs, mais dans quelques années, cela va être le Klondike», prévoit Sylvianne Pilon. Une analyse corroborée par Caroline Julien : «Nous ne disposons pas de chiffres pour le Québec, mais en Europe, le marché des jeux sérieux devrait être multiplié par sept à l’horizon 2015.»

Joueurs différents, compétences différentes?

Sérieuses ou sociales, ces nouvelles formes de jeux devraient générer de nombreuses occasions d’emploi dans les années à venir. «Les mécaniques du jeu social sont très différentes de celles d’un jeu traditionnel. Quand un jeu sort, ce n’est que le début de l’aventure, puisqu’il faut continuer à innover en proposant de nouveaux niveaux, en corrigeant des bogues, pour maintenir l’intérêt. On est dans une logique de service», affirme Jean-Sébastien Boulard, directeur des ressources humaines chez Ludia.

De nouvelles compétences sont donc requises, par exemple celles des professionnels du marketing interactif ou de l’ergonomie, pour accroître la rentabilité de ces jeux ou développer leur mécanique assez particulière. «Pour cette raison, les grands éditeurs du jeu vidéo s’arrachent déjà les programmeurs, les concepteurs réseaux et les développeurs d’applications Web», confirme Sylvianne Pilon. Les concepteurs de jeux sont aussi particulièrement recherchés, surtout si les plateformes mobiles leur sont familières.

Du côté des jeux sérieux, les besoins sont moindres… pour l’instant. Cependant, les candidats possédant des compétences variées, comme des aptitudes en pédagogie, en scénarisation et la connaissance technique des mécanismes du jeu, seront favorisés, d’après François Boucher-Genesse, cofondateur d’Ululab. Sa jeune entreprise montréalaise de trois personnes, spécialisée en conception et en développement de jeux éducatifs pour appareils mobiles, a lancé son premier jeu à l’automne 2013. «On est à la croisée de deux mondes : d’un côté, des pédagogues et des chercheurs qui ne disposent pas des multiples compétences techniques pour faire un jeu et, de l’autre, une industrie du jeu vidéo qui manque cruellement de bases en pédagogie, nécessaires à ce type de projet. Des passerelles commencent à être jetées.» Pour l’industrie du jeu vidéo et ses travailleurs, la partie ne fait donc que commencer…

Quand le jeu se conjugue au pluriel

La conception d’un jeu vidéo a toujours été un travail d’équipe, mais cette notion déborde aujourd’hui des cadres traditionnels. Pour le dernier opus de son jeu Assassin’s Creed, Ubisoft fait appel à des historiens et à des architectes pour recréer les décors de l’Italie du XVe siècle.

Les jeux sociaux poussent cette tendance à un niveau jamais vu. «Nos projets rassemblent des équipes de 15 à 20 personnes, qui travaillent en multidisciplinarité accrue, confirme Jean-Sébastien Boulard, directeur des ressources humaines chez Ludia. Ainsi, le concepteur et le gestionnaire de projet doivent s’impliquer davantage dans la conception du jeu pour y intégrer les aspects marketing propres aux jeux sociaux, comme la monétisation ou la rétention des joueurs.»

Les jeux sérieux repoussent ces limites encore plus loin. Selon l’objectif de ces jeux, des collaborations doivent être menées au-delà des murs du studio, avec des professionnels du domaine de la santé s’il s’agit de jeux à visée thérapeutique, des professionnels tels que des pilotes d’avions ou des conducteurs de camions s’il s’agit de simulations pour apprendre à voler ou à conduire, etc. «La contrainte supplémentaire d’un jeu sérieux, c’est d’offrir une dimension pédagogique en plus du fun, sans que ce dernier nuise à l’apprentissage», affirme François Boucher-Genesse, cofondateur d’Ululab. L’image du geek isolé comme un moine copiste n’est vraiment plus à la mode!

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