Nos quatre vérités

Il y a la poutine et la manie de déménager tous en même temps. Il y a la lutte pour le français dans une langue pourtant maltraitée. Avec ses particularités et ses paradoxes, le Québec est un cas d’espèce parfois difficile à déchiffrer. Même pour une vieille laine, dont les ancêtres ont labouré la Côte-de-Beaupré en 1634. Imaginez pour une personne de la Mongolie intérieure qui débarque à Dorval…

Professeur de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, l’Argentin Victor Armony est bombardé de questions de la part des immigrants qu’il rencontre – étudiants, collègues, amis. De là l’idée de regrouper sous un seul couvert l’essentiel de la personnalité québécoise dans Le Québec expliqué aux immigrants (VLB Éditeur, 2007). L’ouvrage pourrait tout aussi bien s’intituler Le Québec expliqué aux Québécois, tant cette analyse trace un portrait juste du berceau de la francophonie en Amérique.

Il fourmille aussi d’éclaircissements sur la perception des immigrants à l’égard des Québécois, qui pourraient animer le débat sur les accommodements raisonnables! Le délabrement de nos infrastructures, la médiocrité architecturale de nos maisons, la saleté de nos rues et nos innombrables sans-abri les déçoivent.

L’heure du reality check a sonné… de part et d’autre.

Q › Pourquoi vouloir expliquer le Québec aux immigrants? La question des accommodements raisonnables y est-elle pour quelque chose?

R › Non, j’ai écrit ce livre à l’été 2006, avant que le débat ne s’emballe.

Q › Pourquoi vous être personnellement intéressé à la nation québécoise, alors que bien des immigrants de longue date vivent toujours en marge?

R › Je suis sociologue, alors je m’intéresse spontanément à la société québécoise. Comme bien des Québécois, j’éprouve des frustrations à l’égard des immigrants qui ne font pas l’effort de s’intégrer. Certains sont ici depuis 30 ans, ils ne parlent pas français et ont des préjugés incroyables à propos de la société québécoise. J’en ai moi-même été choqué! Il y a un problème de communication entre la majorité francophone et certaines communautés culturelles. Les Juifs, par exemple, qui sont pourtant ici depuis deux siècles.

Q › La méconnaissance du Québec est-elle due au fait que le Québec est peu connu à l’étranger?

R › Je rencontre des immigrants de la Belgique et de la France, titulaires de doctorat, qui ont une vaste culture. Ils arrivent au Québec et ne comprennent pas que cette société soit majoritairement francophone et différente du reste du Canada. Alors, imaginez celui qui débarque du bout du monde! Les immigrants s’attendent à trouver le Canada, l’Amérique du Nord, les images médiatiques, les films, la culture populaire américaine. Même si le gouvernement du Québec souligne le caractère francophone de la province à l’étranger, les immigrants ne le croient vraiment qu’au moment où ils arrivent et voient qu’effectivement ça se passe en français.

Q › Les immigrants nous font-ils l’honneur de nous choisir ou leur accorde-t-on plutôt le privilège d’être accueillis chez nous?

R › C’est une excellente question, qui permet de démêler un peu les problèmes d’intégration. Je comprends les Québécois qui disent : «Écoutez! C’est chez nous, et nous sommes ainsi depuis des siècles.» Mais je comprends aussi l’immigrant qui quitte son pays, fait des sacrifices pour s’installer ici, vient donner son travail, ses talents, ses enfants pour peupler le pays. Les attentes peuvent être différentes d’un immigrant à un autre, surtout pour les diplômés universitaires qui ont de l’expérience dans des domaines de pointe; ils pourraient aussi bien s’établir ailleurs, aux États-Unis, en Ontario, en Angleterre… Mais il ne faut pas se dire qu’ils daignent venir chez nous, c’est la mauvaise attitude.

Q › Que viennent-ils chercher ici?

R › Un immigrant cherche généralement à améliorer sa qualité de vie, surtout celle de ses enfants. Il veut se bâtir une nouvelle vie : un bon travail, des moyens, des ressources, une bonne éducation pour ses enfants, la sécurité personnelle, échapper à la violence dans certains cas. Ce sont des choses élémentaires. C’est donc normal que nos débats sur la langue et la nation leur paraissent triviaux. C’est encore plus vrai pour les réfugiés qui quittent un pays en guerre civile où il y a des persécutions ethniques. Ils arrivent ici et se demandent : «Mais de quoi se plaignent-ils?» Il faut leur expliquer que ce n’est pas si trivial; la langue, l’identité, la culture d’une nation sont des questions fondamentales.

Q › Vous dites qu’au mieux, les immigrants nous trouvent corrects, et qu’au pire, ils considèrent notre société comme plus médiocre que celle qu’ils ont quittée. Est-ce la raison pour laquelle certains repartent désenchantés?

R › C’est un phénomène complexe où jouent plusieurs facteurs. Les Français, par exemple, sont parfois déçus et repartent. Il y a là des problèmes d’ajustement entre les attentes de l’immigrant et la réalité. Mais cette question va au-delà du cas québécois. L’immigrant qui déchante au Québec vivrait la même désillusion aux États-Unis. J’ai connu des immigrants iraniens, colombiens, vietnamiens, de pays où on se fait une idée d’un Canada doté d’un grand développement humain et social. Or, ils s’installent et n’arrivent pas à obtenir ne serait-ce qu’un rendez-vous chez le docteur! C’est un choc. Souvent issus des classes supérieures dans leurs pays, ces gens avaient accès à des soins de santé privés de grande qualité. Il faut leur expliquer qu’ici tout le monde fait la file, même le fils du premier ministre, et que tous recevront la même qualité de soins. C’est un coup pour eux de constater l’égalitarisme de notre société.

Q › Est-ce que notre marché du travail donne la chance aux immigrants de réussir et de s’épanouir?

R › C’est une question délicate. J’ai entendu beaucoup de témoignages de gens qui m’ont confié ne pas avoir trouvé l’ouverture envers les immigrants à laquelle ils s’attendaient. Certains crient au racisme et à la discrimination. Il peut arriver qu’un employeur ait des préjugés par rapport à une nationalité, à un groupe ethnique. Des cas ont été documentés. Mais ce n’est pas généralisé et pas pire qu’ailleurs. Je me demande aussi si ce n’est pas un réflexe «corporatif» propre au Québec. Nous avons des ordres professionnels forts et des syndicats puissants. Une organisation du travail serrée qui mène à des difficultés bureaucratiques qui font que les gens ne peuvent pas exercer leur profession. Une sorte de corporatisme selon lequel on ne veut pas des autres parce qu’ils pourraient ne pas être aussi bons que nous.

Q › Ce sont des réactions chauvines?

R › Oui, mais certainement pas racistes, ni xénophobes.

Q › Est-ce que le travail et l’école forment la voie royale de l’intégration des immigrants?

R › Absolument! Après la crise économique de 2001 en Argentine, des centaines de professionnels argentins sont venus au Québec. À ceux que j’ai rencontrés, je conseillais de suivre une formation à l’université ou au cégep, peu importe. Et pas besoin de s’embarquer dans un doctorat de six ans! Ce qu’il leur fallait, c’est un diplôme québécois. En prime, ils gagnaient une immersion dans la langue et la culture, ce qu’ils n’auraient pas eu en restant à la maison. Ils développaient des liens, établissaient un réseau, comprennaient comment fonctionne la société. Ceux que j’ai connus et qui l’ont fait s’en sont admirablement bien sortis! C’est là qu’on voit que ce n’est pas si difficile de trouver un emploi de qualité au Québec. Ce n’est pas le nom étranger qui pose problème, mais des expériences étrangères. Vous avez un diplôme de l’université de Buenos Aires, une des meilleures en Amérique latine, mais qui le sait? Pour les employeurs québécois, c’est une université du fin fond du monde, dans un pays où il y a des crises économiques, des émeutes et des coups d’État. Alors…

Q › Les immigrants en région, est-ce une utopie?

R › C’est une utopie. Mais c’est un phénomène universel. Depuis plus de 200 ans, les immigrants s’établissent d’abord dans les grandes métropoles. Au début du XIXe siècle, quand les grands mouvements de migration vers les États-Unis ont commencé, ils se sont rassemblés à New York, pas au Vermont. Mais ce serait bien si l’immigration n’était pas qu’un truc montréalais! On ne serait pas pris avec ces débats un peu excessifs sur les accommodements raisonnables. Les immigrants vont là où les occasions économiques et les logements se trouvent. On ne peut demander à des gens qui ont fait l’effort de quitter leur pays d’être altruistes au point d’aller s’établir là où même les Québécois ne veulent pas vivre.

Q › Est-ce que les immigrants exigent beaucoup de la société québécoise?

R › La crise autour des accommodements raisonnables est nettement exagérée. Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire que, dans les bureaux, on ne sait plus quoi faire avec ces immigrants qui demandent toutes sortes d’accommodements. Cette crise est issue de quatre ou cinq malheureux événements. Si nous pouvions faire la statistique de toutes les rencontres interculturelles qui se produisent chaque année, on se rendrait compte qu’il s’agit de quatre ou cinq cas de dérapage sur des milliards de possibilités!

Q › Vous êtes arrivé en 1989. Quelques mois plus tard, on sombrait dans le psychodrame de l’Accord du lac Meech. Avez-vous regretté votre choix à ce moment-là?

R › Non, mais j’aurais aimé avoir un livre comme le mien! Je ne comprenais absolument rien à ce qui se passait. Il y avait aussi la crise d’Oka, une affaire d’autochtones et de trous de golf. Mon épouse et moi, on ne comprenait rien, mais nous avons senti que, contrairement à notre situation dans notre pays d’origine, nous allions pouvoir nous épanouir ici. Nous voyions des Québécois et des Canadiens en pleine crise nationale, demeurer malgré tout extrêmement pacifiques. J’ai vu alors une disposition naturelle à avoir des débats politiques sur des thèmes difficiles de façon civilisée. La discussion portait quand même sur des enjeux qui, ailleurs, ont mené à des guerres civiles et à des génocides. Ici, on se contente de débattre sur le sens des mots. C’est admirable!