Mon faux job en Chine

Illustration : Adam James Turnbull, colagene.com
Illustration : Adam James Turnbull, colagene.com

En Chine, selon une règle tacite dans le milieu des affaires, un visage occidental est un gage de confiance et de crédibilité. Et des Occidentaux se prêtent au jeu, moyennant une généreuse rétribution. Témoignage.

John a vécu cinq ans à Beijing. Durant son exil, ce Montréalais a occupé divers postes dans les médias avant de tomber sur une annonce étrange dans le site pour expatriés That’s Beijing! Le descriptif : promouvoir un appareil déridant l’épiderme auprès de cliniques de chirurgie esthétique à travers la Chine, pour le compte de YAGOC Inc., qui se dit l’antenne chinoise d’un manufacturier dont le siège social se trouve en Californie.

Ce poste à mi-temps, qui requiert des déplacements réguliers un peu partout en Chine, est rémunéré de 750 ¥ à 1 000 ¥ (de 125 $ à 170 $) par journée de travail, même si celle-ci ne dure qu’une heure ou deux. Toutes les dépenses sont prises en charge : déplacements, repas, hôtels et renouvellement de visas d’immigration (car les autorités chinoises requièrent que tout étranger détienne un visa en règle).

Tenté, John répond à l’annonce en incluant une photo de lui. Il reçoit immédiatement un coup de fil et obtient un rendez-vous au bureau de YAGOC, dans une tour de verre du China Business District, un des quartiers financiers de la ville.

John décroche le poste, qui consiste non pas à assumer des responsabilités, mais à jouer le rôle du directeur marketing de YAGOC. En effet, il s’agit d’un face job, un type d’emploi pour le moins étonnant apparu avec l’hyper internationalisation de la Chine. Les titulaires en sont toujours des Occidentaux. Dans l’imaginaire du milieu des affaires chinois, un visage occidental est gage de confiance et de crédibilité.

Notre Canadien se prêtera à cette mascarade deux années durant. Du fait de la nature douteuse de cette activité, il a souhaité garder l’anonymat.

Poudre aux yeux

En gros, la fonction correspond à celle d’un représentant, mais poussée à l’extrême. La personne, choisie avant tout pour son apparence, devient le visage de l’entreprise et de son produit. Ses tâches consistent à prendre contact avec les clients, participer à des mondanités, établir des liens entre fournisseurs et acheteurs ou encore prononcer des allocutions lors d’évènements de relations publiques. En revanche, le titulaire ne prend jamais part aux négociations, pas plus qu’il ne signe d’ententes. Il évolue plutôt dans une zone grise d’artifices, flirtant avec la manipulation selon les enjeux.

Il importait peu que John n’ait rien d’un directeur marketing et que son mandarin soit rudimentaire.

Ainsi, les cartes professionnelles de John indiquent un titre qu’il n’a pas. L’adresse américaine qui y figure semble vraie, mais il en doute. «Tout ceci était vraiment obscur, se souvient-il. Ils m’avaient assuré que ce manufacturier de Los Angeles était bel et bien américain avec un laboratoire de fabrication situé quelque part en Arizona. Après vérification dans Google, rien ne sortait. Mes partenaires expliquaient ce manque d’info comme un moyen d’éviter la concurrence déloyale!»

De 2009 à 2011, John s’est déplacé à la rencontre de divers gros clients à travers le pays, de la frontière russe jusqu’à la province du Sichuan. Quand l’occasion commerciale l’exigeait, histoire de faire bonne impression, il pouvait descendre dans un hôtel de luxe, où il était attendu par un chauffeur en BMW ou en Audi aux vitres teintées. De là, il se rendait dans des cliniques de chirurgie esthétique et autres centres de beauté pour faire la démonstration du fameux appareil rajeunissant.

L’effet premier de ce dispositif était de causer un «coup de soleil» sur le derme. La surchauffe des couches supérieures de la peau provoquant un étirement instantané; les petites rides disparaissaient et les plus profondes s’estompaient visiblement – mais temporairement. Le prix : autour de 5 000 ¥ (plus de 800 $ canadiens) pour une séance de 10 à 15 minutes.

En présence de clientes qui venaient de payer pour leur «traitement», John accompagnait alors le personnel de ces centres de beauté et donnait l’impression de les encadrer, de savoir ce qui se passait. «Cela paraissait insensé. Mais sachant les sommes folles que ces gens manipulaient, ces stratagèmes avaient leur pleine raison d’être», se souvient-il.

Le marché de l’esthétique en Chine connaît une forte expansion depuis que l’enrichissement du pays permet aux femmes de consacrer une part de leurs revenus à leurs idéaux de beauté. Pour avoir une peau sans aspérité, elles sont prêtes à payer des montants substantiels, les yeux fermés. YAGOC et ses dirigeants n’avaient pas de mal à exploiter ce filon, souligne John. «On sentait qu’ils faisaient du profit.»

Le prix de la machine antirides ne lui fut divulgué qu’à demi-mot. Un jour, un des responsables avança le chiffre de 100 000 ¥ (approximativement 17 000 $ canadiens). «Je n’en crus rien du tout. Ces machines étaient vendues certainement beaucoup plus cher.»

Ivresse et prestige

John a aussi participé à des dîners d’affaires avec des responsables d’établissements médicaux. Sa présence s’expliquait en partie par un concept culturel inconnu en Occident, le mianzi, qui se base sur l’impression donnée à autrui. Ce principe, associé au prestige ou à la disgrâce, régit toute relation dans la société chinoise et est indispensable pour avoir de bons rapports dans le milieu des affaires.

Ainsi, il importait peu que John n’ait rien d’un directeur marketing et que son mandarin soit rudimentaire : il savait se présenter et connaissait l’étiquette sociale internationale. Séduisant, doté d’un sourire impeccable, il attirait l’attention et acceptait volontiers les shots de whisky ou les coupes de vin pleines à ras bord que ses «homologues» chinois lui servaient lors de lunchs ou de soupers, tous très arrosés.

En Chine, il est de rigueur de noyer son sérieux et de paraître sous son vrai jour à la faveur d’excès éthyliques dans un cadre de négociation ou de relations publiques.

«Je tiens assez bien l’alcool, plus que la moyenne, explique John. De plus, ma connaissance limitée du mandarin empêchait qu’une question trop pointue ne me découvre. J’ai vu des dignitaires d’un âge respectable croyant trinquer avec un grand cadre américain, ingurgiter des quantités insensées d’alcool et ne plus rien pouvoir articuler, essayer de se lever de table et littéralement tituber.»

Un jour, son employeur poussa le vice théâtral jusqu’à le faire participer à l’inauguration de la plus grande clinique de chirurgie esthétique de Qingdao, une station balnéaire à quelque 700 km au sud de Beijing.

«Nous devions couper le ruban inaugural en présence des caméras de télé et de tout un parterre de journalistes. Il y avait aussi des officiers de l’armée, les principaux représentants de la police, des notables locaux, une grande vedette du cinéma en plus de centaines de personnes… et moi! C’était du délire.»

L’éthique avait-elle donc sa place dans l’univers de John? Ou bien avait-il relégué l’honnêteté et l’intégrité morale au rang de souvenirs dans la course folle aux richesses de l’Asie-Pacifique?

«Très franchement, ces gens-là me payaient bien pour ce mi-temps. Lorsqu’ils m’ont sollicité, ils ne m’ont pas donné le détail de ce que je ferais vraiment, mais je l’ai vite compris. Eux comprirent rapidement que j’avais découvert le fin mot de cette histoire. Chaque partie y trouvait son compte.»

John est aujourd’hui de retour au Canada.

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