Le modèle scandinave démythifié

Henry_Milner
Henry Milner, professeur de science politique à l’Université de Montréal et spécialiste de la social-démocratie suédoise
Photo : Rachel Côté
Étudiants, environnementalistes et politiciens de gauche citent souvent le modèle scandinave comme moyen de mieux redistribuer la richesse. Mais en quoi consiste cet exemple idéalisé? Jusqu’à quel point le Québec peut-il s’en inspirer? Henry Milner, professeur de science politique à l’Université de Montréal et spécialiste de la social-démocratie suédoise, nous en trace les grandes lignes.

JOBBMM Qu’est-ce qui distingue le modèle scandinave?
Henry Milner
Sa première caractéristique est un État-providence fort. Dès les années 1920, en Suède, les partis sociaux-démocrates ont fait leur entrée au sein de gouvernements de coalition. Ils ont pris la majorité du pouvoir au début des années 1930 et ont conservé cette position jusqu’à la fin des années 1960. C’est l’âge d’or de la social-démocratie, qui a fait naître un système universel où l’État offre des services publics accessibles à tous, notamment en éducation et en santé.

La réintégration des travailleurs est un autre élément clé du modèle. Après la Deuxième Guerre mondiale, la prospérité économique en Suède était telle que le pays connaissait le plein emploi. Craignant les grèves, les grandes entreprises du pays ont alors entrepris des négociations centralisées avec les syndicats. Les deux parties ont convenu qu’il n’y aurait plus de bas salaires : tout le monde devait profiter de la croissance. Selon le principe «à travail égal, salaire égal», on souhaitait, par exemple, que les ouvriers obtiennent la même rémunération, qu’ils travaillent chez Volvo ou dans l’industrie du textile. C’était une idée radicale à l’époque!

Or, tout le monde était conscient que les usines de textile soumises à cette contrainte fermeraient leurs portes. À la demande des syndicats, le gouvernement suédois a donc instauré des programmes publics pour les chômeurs, ce qui a permis de créer de nombreux emplois. Encore aujourd’hui, la Suède aide ses travailleurs à se recycler.

Les pays voisins – Danemark, Norvège et Finlande – adoptent-ils les mêmes politiques?
HM
Oui, à quelques différences près. Le Danemark, qui a davantage de petites et moyennes entreprises, s’est doté de politiques offrant beaucoup de souplesse aux PME en ce qui a trait aux embauches et aux licenciements. En revanche, les travailleurs bénéficient d’une grande protection sociale. Les Danois appellent cela la flexicurité. Du côté de la Norvège, le gouvernement joue un rôle plus important dans le processus de négociation syndicale-patronale. Quant à la Finlande, elle a effectué un grand rattrapage. Très pauvre après la Deuxième Guerre mondiale, elle est parvenue à croître en misant sur l’éducation et sur la recherche et le développement. Les Finlandais ont d’ailleurs l’un des meilleurs systèmes éducatifs au monde.

Dans quelle mesure les citoyens contribuent-ils à ce modèle?
HM
Le niveau de taxation varie légèrement entre les quatre pays. On peut quand même affirmer que l’impôt accapare au moins 25 % du revenu de chaque citoyen. Étant donné qu’il n’y a pas de grands écarts de salaire, tout le monde paie des impôts; ce qui n’est pas le cas au Canada et au Québec (NDLR : dans toutes les provinces, notamment au Québec, jusqu’à 40 % des contribuables ne paient pas d’impôt). Par contre, les impôts sont collectés par les municipalités et les régions et non par le gouvernement central. Ce dernier perçoit plutôt des taxes de vente, qui s’élèvent à environ 25 % comparativement à 15 % chez nous. Ce n’est donc pas un modèle où les riches sont plus taxés, et les pauvres, moins.

Les pays scandinaves misent surtout sur la formation professionnelle. Les jeunes préfèrent suivre leurs formations dans des écoles spécialisées pour entrer plus rapidement sur le marché du travail, car ils savent qu’ils auront de bons salaires. Il y a donc moins d’inscriptions dans les universités.

Qu’est-ce que l’État offre en contrepartie?
HM
L’État offre des services de qualité et accessibles à tous. Par exemple, la classe moyenne peut envoyer ses enfants à l’école privée aux frais de l’État. Quant aux garderies, elles sont payantes, mais abordables, tout comme les services médicaux, dont les tarifs sont plafonnés au-delà d’un certain montant.

En plus, les finances publiques font l’objet d’une totale transparence. Les citoyens sont informés de toutes les dépenses de l’État, des municipalités ou encore des universités. Ils peuvent aussi connaître le salaire des politiciens, des dirigeants d’entreprise ou de leurs voisins et même savoir combien chacun paie d’impôts. De cette façon, tout le monde sait où vont ses impôts et à quoi sert son argent. Chez nous, il n’est pas possible d’avoir accès à autant d’information.

Quel est l’impact de ce modèle sur l’économie de ces pays?
HM
Leurs taux de chômage varient entre 7 et 8 %, ce qui est très bas comparativement à ceux des autres pays européens (le taux de chômage dépasse 10 % en France et 20 % en Espagne). Cela démontre que le modèle fonctionne. De plus, les travailleurs y bénéficient de bonnes conditions de travail : bons salaires, horaires flexibles, cinq semaines de vacances et congés parentaux payés. Ces pays misent également sur une économie verte. Ils ont atteint les objectifs du protocole de Kyoto dix ans plus tôt que prévu alors que le Canada est loin derrière.

Avec la crise étudiante au Québec, on a relevé le fait que l’éducation universitaire était gratuite dans les pays scandinaves. Quelles conditions permettent cela?
HM
Les pays scandinaves misent surtout sur la formation professionnelle. Les jeunes préfèrent suivre leurs formations dans des écoles spécialisées pour entrer plus rapidement sur le marché du travail, car ils savent qu’ils auront de bons salaires. Il y a donc moins d’inscriptions dans les universités. Le système universitaire coûte ainsi moins cher, d’autant plus que les professeurs ne sont pas mieux payés que les autres travailleurs. Un diplôme universitaire ne rend personne plus riche.

On cite aussi la Norvège pour sa gestion de ses ressources naturelles. Qu’est-ce qui y est mis en place pour que les retombées profitent à tous?
HM
Il n’y a pas de redevances comme celles que nous avons ici. Le gouvernement détient la majorité des actions dans les entreprises pétrolières publiques comme Statoil, mais en a aussi dans les pétrolières privées. Ces dernières versent également une partie de leurs revenus dans un fonds de retraite public, dont le capital est investi à l’étranger pour ne pas affecter l’économie nationale et créer de l’inflation. La Norvège veut ainsi éviter de devenir dépendante du pétrole comme l’Arabie Saoudite. Environ 5 % des revenus de ce fonds servent aux dépenses du gouvernement norvégien.

Est-ce que le modèle scandinave est soutenable à long terme?
HM
Bien que le modèle fasse l’objet d’un consensus dans les quatre pays qui l’ont adopté, il est parfois remis en question lorsque des gouvernements plus à droite sont élus. En Suède, par exemple, les sociaux-démocrates ont perdu les deux dernières élections. Les conservateurs maintenant au pouvoir se présentent comme le vrai parti des travailleurs. Ils disent que les sociaux-démocrates sont trop portés vers les groupes marginaux. Ils pourraient dans l’avenir modifier le modèle, mais il est difficile de le prédire.

Ce modèle pourrait-il être appliqué au Québec?
HM
On pourrait s’en inspirer en ce qui concerne la transparence. Par exemple, c’était peut-être une bonne idée de hausser les droits de scolarité au printemps dernier, malgré la contestation soulevée lors des grèves étudiantes. Le problème, c’est que les citoyens n’avaient pas tous les chiffres. Si on avait su combien les universités dépensent pour les salaires des professeurs, les infrastructures et les programmes, on aurait pu dire si l’augmentation est justifiée. Cela dit, le Québec se rapproche quand même un peu du modèle scandinave. Les congés parentaux, les garderies à 7 $ sont des pas dans cette direction. Néanmoins, je ne crois pas que ce modèle soit applicable tel quel ici. On est en Amérique du Nord, on n’a pas la même culture, ni la même histoire, et le modèle anglo-saxon est bien implanté.

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