La réalité des ingénieurs formés à l’étranger

Angela Hartner, ingénieure en génie chimique formée en Roumanie et arrivée au Québec en 2003.
Photo : Josée Lecompte

Vous contemplez parfois les étapes qui vous séparent de votre permis d’ingénieur et vous trouvez que la route sera longue? Ce n’est rien comparativement à la réalité des professionnels formés à l’étranger!

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Au début de 2010, la lettre arrive enfin. Fébrile, Angela Hartner déchire l’enveloppe frappée du sceau de l’Ordre des ingénieurs du Québec. L’immigrante formée en Roumanie saura enfin si elle a réussi l’examen professionnel, dernière épreuve d’une démarche de près de sept ans pour pratiquer le génie au Québec. Résultat : deux parties réussies, une échouée.

À côté d’elle, son conjoint reçoit la même mauvaise nouvelle. Les deux ingénieurs juniors, qui se sont rencontrés pendant leurs études en génie chimique en Roumanie, devront reprendre l’examen professionnel au complet. Pour la première fois depuis leur arrivée au Québec en 2003, ils ont l’envie de tout abandonner.

Les professionnels formés à l’étranger déposent annuellement près de 30 % des quelque 3 000 demandes d’adhésion à l’Ordre.

Les professionnels formés à l’étranger (PFÉ) déposent annuellement près de 30 % des quelque 3 000 demandes d’adhésion à l’Ordre. Leur admission s’avère toutefois plus complexe que celle des candidats québécois. «En moyenne, les PFÉ mettent deux ans à remplir les exigences pour devenir des ingénieurs juniors», affirme Bernard Cyr, ingénieur et chef de l’admission et des permis à l’Ordre. Dans certains cas, les procédures n’aboutissent jamais.

Le processus – et sa durée – varie grandement selon le profil et l’origine du candidat. Les plus chanceux proviennent de la douzaine de pays, incluant la France et les États-Unis, où des organismes ont signé des ententes de reconnaissance des diplômes avec l’Ordre. Ces candidats accèdent au juniorat comme s’ils venaient de terminer une formation en génie au Québec.

«Ces ententes sont possibles lorsque l’enseignement est normalisé et de niveau suffisant», explique Bernard Cyr. C’est le Bureau canadien d’agrément des programmes de génie qui s’assure, tous les sept ans, que la qualité des formations offertes dans ces pays est satisfaisante.

Juan Echague, ingénieur et directeur pour Les Ponts Jacques Cartier et Champlain Incorporée, une société qui gère, exploite et entretient ces ponts ainsi que d’autres structures qui relèvent du gouvernement fédéral, a bénéficié d’un tel agrément. Ce Chilien a obtenu un baccalauréat en génie civil dans son pays natal avant d’immigrer en France où il a travaillé dans son domaine et fait une maîtrise. «Puis des amis québécois nous ont convaincus, ma copine et moi, de venir ici.»

Grâce à sa formation en France, il a rapidement accédé au juniorat. Mieux encore, son expérience de travail française a été reconnue. Il n’avait donc que 12 mois d’expérience à acquérir au Québec, soit le minimum exigible, avant d’obtenir son permis d’ingénieur.

Cas par cas

Le cheminement des PFÉ provenant de pays non couverts par une entente est plus laborieux. Un comité, composé de 13 personnes du domaine du génie, examine chaque dossier pour déterminer si le diplôme peut être reconnu ou si des examens de contrôle des connaissances sont nécessaires. En moyenne, trois examens sont prescrits, mais jusqu’à 13 peuvent être exigés avant l’inscription au juniorat.

Près de 300 dollars doivent être déboursés à chaque épreuve. Si l’une d’elles est échouée plus de trois fois, le dossier d’admission du PFÉ est automatiquement fermé. Pour le réactiver, le candidat à la profession doit suivre une formation en génie sur la matière qui pose problème, comme l’économie de l’ingénierie.

Ces étapes peuvent être douloureuses. Imaginez votre réaction si, après 10 ans de pratique au Québec, vous deviez passer une série de tests – et donc étudier à nouveau – pour pouvoir exercer dans un autre pays. Et à titre de junior, donc avec moins de responsabilités qu’auparavant! Auriez-vous la patience de tout recommencer?

Heureusement, le parcours du candidat peut diminuer le nombre d’examens à subir. «C’est le cas si la personne a beaucoup d’expérience de travail à l’étranger ou si elle a fait une formation au Canada, comme une maîtrise en génie», souligne Bernard Cyr.

Angela Hartner et son mari, qui avaient pratiqué pendant plusieurs années en Roumanie, ont dû passer trois examens techniques. «C’était très difficile, raconte-t-elle. Pas sur le plan des connaissances, car la logique est la même partout, mais à cause de la langue.» Ils ont quand même réussi chaque épreuve du premier coup et ont accédé au juniorat en 2006. Tous deux travaillaient donc déjà dans le domaine du génie avant de frapper un mur à l’examen professionnel.

Bernard Cyr, ing., chef de l’admission et des permis à l’Ordre des ingénieurs du Québec
Photo : Josée Lecompte

Barrière linguistique

Une vingtaine de fois par année, l’organisme Clef pour l’intégration au travail des immigrants (CITIM) tient des rencontres d’information pour les PFÉ qui souhaitent pratiquer le génie dans la province. «On reçoit près de 800 personnes par année, estime le coordonnateur du service des ingénieurs, Ahmed Sahboun. La plupart savent qu’ils doivent devenir membres de l’Ordre, mais ils ne connaissent pas les détails du processus, les documents requis, le nombre et la difficulté des examens…» Conscient de cette situation, l’Ordre développe présentement des outils d’autoévaluation personnalisés qui indiqueront aux PFÉ les exigences à satisfaire pour intégrer la profession, selon leur formation et leur expérience, et leur permettront d’entamer les démarches avant leur arrivée au Québec.

Certains participants aux rencontres du CITIM abandonnent dès le depart, découragés par l’ampleur de la tâche. D’autres s’inscrivent à la formation à l’intention des PFÉ, offerte par l’Ordre en partenariat avec le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, ou à une maîtrise afin de faciliter leur admission. «Mais souvent, la première étape, avant même de soumettre sa candidature à l’Ordre, est de suivre des cours de français», souligne Ahmed Sahboun.

Car la Charte de la langue française stipule que seuls ceux qui ont une connaissance de la langue officielle appropriée à l’exercice de leurs fonctions peuvent être membres d’un ordre professionnel québécois. Les candidats n’ayant pas étudié au moins trois ans en français doivent réussir les tests de l’Office québécois de la langue française. Paradoxalement, une fois sur le marché du travail, «la candidature de plusieurs est mise de côté parce qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment l’anglais», observe Ahmed Sahboun.

De manière générale, les PFÉ ont plus de difficulté à décrocher un emploi que leurs confrères québécois. Sur les quelque 800 personnes accompagnées par le CITIM dans leurs démarches d’admission entre 2004 et 2010, 452 sont toujours membres de l’Ordre et à peine 160 travaillent dans leur domaine.

Pourtant, le Québec a besoin d’ingénieurs. «Les entreprises recrutent, mais lorsque nos candidats postulent, toutes sortes de raisons sont invoquées, raconte Ahmed Sahboun. Français pas maîtrisé, méconnaissance des normes, formation obtenue à l’étranger – même si la personne est membre de l’Ordre. Certaines excuses sont valables, d’autres, beaucoup moins.»

Le taux de chômage des PFÉ membres de l’Ordre est de 6,5 %, comparativement à 2,5 % pour l’ensemble des membres. Selon Bernard Cyr, ce sont surtout les ingénieurs juniors formés à l’étranger qui peinent à entrer sur le marché du travail. Une fois leur permis d’ingénieur obtenu, les choses vont mieux. «Le taux d’emploi est semblable à celui des Québécois, affirme-t-il. Certains PFÉ bénéficient même d’un avantage lors de la recherche d’emploi puisqu’ils ont déjà plusieurs années d’expérience à l’étranger.»

Les PFÉ vont occuper de plus en plus de place au Québec, croit Stéphane Deguire, directeur, spécialisation ingénierie, chez Drakkar, une compagnie qui offre notamment des services de recrutement. «Pour l’instant, lorsque je présente un Yves et un Mohammad, les entreprises optent pour le Québécois. Mais avec la pénurie qui sévit dans le milieu du génie, les employeurs n’auront bientôt plus le choix.»

Fil d’arrivée

Une fois l’emploi obtenu, le PFÉ a une dernière étape à franchir : l’intégration à son nouveau milieu de travail. Certaines entreprises, dont la firme de génie-conseil Hatch, nomment un mentor pour accompagner les PFÉ pendant leurs premières semaines. «Le défi consiste essentiellement à assimiler les nouvelles méthodes de travail et à connaître les documents requis à chaque phase du projet, de l’étude de faisabilité à l’exécution», explique la directrice des ressources humaines de l’entreprise, Hélène Beaulieu.

Au final, beaucoup de persévérance est nécessaire, tant de la part de l’employeur que de l’employé. Un effort qui en vaut la peine, croit Angela Hartner. Elle et son conjoint ont finalement réussi leur examen professionnel en 2010. Tous deux sont désormais ingénieurs et occupent un emploi à temps plein. «On ne pourrait pas être plus satisfaits sur le plan professionnel.» Heureusement qu’ils n’ont pas abandonné.

Cet article est tiré du guide
Les carrières de l’ingénierie 2013