La déroute des évaluations annuelles

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Ai-je atteint mes objectifs? Mon rendement a-t-il été à la hauteur des attentes de l’entreprise? Ces questions, de nombreux employés se les posent avant de se rendre à leur évaluation annuelle de rendement. Mais souvent, elles restent sans réponse.

Marie-Anne* travaille depuis plusieurs années dans l’industrie du jeu vidéo à Montréal. Tour à tour évaluatrice ou employée évaluée, elle se souvient d’un entretien annuel avec sa productrice qui avait très mal tourné. «Elle a passé son temps à m’imputer des retards et des dysfonctionnements sur certains aspects d’un projet qui n’étaient même pas de ma responsabilité. C’était offensant et même diffamatoire.»

Marie-Anne a refusé de signer le rapport d’évaluation et l’a fait savoir à sa direction.

Trop souvent, les évaluations annuelles de rendement sont bâclées et se font «sur le coin d’une table, sans aucune préparation», constate Michèle Ragault, conseillère principale, psychologue du travail au cabinet André Filion et Associés. Selon elle, «c’est la bête noire des gestionnaires, un moment où ils doivent aborder les écarts à corriger, et plusieurs n’y sont pas préparés. On peut dire que c’est le processus de gestion des ressources humaines le plus négligé.»

L’évaluation de rendement rate sa cible deux fois sur trois.

Généralement effectuées en fin d’année, ces évaluations sont, en théorie, un moment privilégié pour apprécier le travail réalisé par un employé, souligner ses bons coups et le mobiliser sur de nouveaux mandats. Dans de nombreuses entreprises, elles sont liées à des systèmes de bonification (augmentation de salaire, prime, rémunération variable, etc.). Le processus est souvent normalisé et appliqué à l’ensemble du personnel, de la secrétaire jusqu’au vice-président aux finances. Un questionnaire est d’abord rempli par chaque salarié et son superviseur. Par la suite, de nouveaux objectifs sont définis avec l’employé dans le cadre d’un plan d’action.

On pourrait croire qu’ainsi balisé, le rendez-vous a toutes les chances de bien se passer. Mais c’est loin d’être toujours le cas.

Dérapages

L’évaluation de rendement rate sa cible deux fois sur trois, selon Denis Morin, professeur spécialisé en évaluation et gestion du rendement à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal. «Dans 32 % des cas, explique-t-il, la rétroaction améliore modérément le rendement. Dans 30 %, elle n’a aucun effet. Dans 38 %, elle participe à réduire le rendement de l’employé.»

Absence de consignes de la direction, manque de temps ou de motivation des superviseurs, employés et gestionnaires mal préparés… les raisons sont multiples pour expliquer la faillite du processus.

De surcroît, ajoute Michèle Ragault, des gestionnaires vont de l’avant avec leur propre grille d’analyse, et c’est là que les dérapages surviennent. «Certains superviseurs n’hésitent pas à “régler leurs comptes” avec leurs employés à cette occasion. Ils leur adressent des critiques qui peuvent être blessantes : évoquer un conflit qu’ils auraient eu avec un collègue en cours d’année, par exemple.» Selon elle, la crédibilité même du processus s’en trouve ainsi anéantie.

Les relations interpersonnelles peuvent en être durablement affectées, renchérit Denis Morin : «Même si l’objectivité n’existe pas en évaluation du rendement, le superviseur doit préserver l’estime de soi de l’employé. Ce sont deux êtres humains qui se font face, chacun avec son histoire, ses valeurs, ses orientations affectives. Il est donc important pour le superviseur de bien se préparer afin d’anticiper toute réaction émotionnelle.»

En amont, le gestionnaire doit donc prendre le temps de définir les points qu’il souhaite aborder avec son employé et ceux qu’il sera préférable de mettre de côté. Un projet livré dans les temps et particulièrement apprécié par un client fera partie des bons coups à souligner, mais un excès d’autorité non justifié devra avoir été réglé au cours d’une rencontre préalable. L’évaluateur pourra mentionner les points qu’il souhaite voir améliorés chez son employé, mais devra également faire des propositions constructives pour lui permettre d’y parvenir.

Au fond, ce que l’employé attend, c’est de la reconnaissance.

L’évaluation de rendement n’est ni le moment ni le lieu pour aborder les problèmes de comportement, ajoute Denis Morin. «La gestion des problèmes avec un salarié – indiscipline, absence chronique, etc. – doit se faire au fur et à mesure, tout au long de l’année.» Et si la situation conflictuelle persiste, le superviseur ne doit pas chercher à la régler à ce moment-là. «Il existe des dispositifs au sein de l’entreprise pour répondre à ce genre de situation, dans le cadre d’une approche disciplinaire conformément à une convention collective, par exemple», rappelle Sylvie St-Onge, professeure en management à HEC Montréal et auteure du livre Gestion de la performance.

À quoi s’en tenir?

Au fond, ce que l’employé attend avant tout, c’est de la reconnaissance. «C’est elle qui le stimule, le mobilise, le fait progresser et renforce son sentiment d’appartenance au projet de l’entreprise ou de l’organisme», croit Denis Morin. «L’employé doit pouvoir exprimer quels aspects de son travail il aime et ceux qu’il apprécie moins, comment il envisage la suite de sa carrière et quelles sont ses ambitions personnelles, estime pour sa part Anne Le Bouyonnec, cadre dans une entreprise d’effets visuels pour le cinéma et évaluatrice. Si le superviseur est à l’écoute, il va s’appuyer sur ces éléments de discussion pour réajuster les mandats de l’employé, car plus l’employé est motivé par sa tâche, plus il sera performant.»

Henri*, coordonnateur de projets dans un OSBL à Montréal, a bénéficié d’une telle attention. Après une évaluation, son directeur général lui a confié de nouvelles responsabilités en relations publiques. «Ça correspondait davantage à mes souhaits tout en répondant aux besoins de l’organisme», explique-t-il.

D’autres modèles

Certaines entreprises ont mis en place des pratiques innovantes. Chez DLGL, une firme de Blainville spécialisée dans la conception et l’implantation de systèmes de gestion des ressources humaines, on applique l’évaluation «à 360 degrés».

La procédure consiste à faire évaluer la contribution d’un employé par plusieurs personnes : ses pairs ou d’autres individus avec qui il entretient des rapports de travail, explique Sylvie St-Onge. «Réalisée quatre fois par année à l’aide d’une grille simple, cette évaluation permet de jauger la santé collective de l’entreprise et de suivre l’évolution de l’individu.»

La dimension collective est davantage privilégiée que dans le cadre du tête-à-tête superviseur-salarié. L’employé a-t-il participé à l’effort commun? S’est-il adapté au sein du groupe? Est-il heureux au travail? Dans une telle démarche, le bien-être du salarié est au cœur de la dynamique de la société.

L’approche suppose cependant «une grande maturité organisationnelle ainsi qu’une véritable culture de collaboration et de valorisation du succès de chacun», estime Denis Morin. On mise sur le fait que l’épanouissement de l’employé profitera à toute l’entreprise. Or, c’est bien tout l’intérêt de l’exercice, croit-il. «L’évaluation sert avant tout à donner du sens au travail.»

*Prénom fictif pour préserver l’anonymat.

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